Bien que Diogène Laërce soit muet sur ce point, Hérodote nous apprend que Crésus a été instruit par Solon sur la question du bonheur. Dans les premières lignes du chapitre XIX du Livre I des Essais, intitulé fort clairement Qu’il ne faut juger de nostre heur qu’après la mort , Montaigne rapporte ainsi l’histoire :
« Les enfants sçavent le conte du Roy Croesus à ce propos ; lequel, ayant esté pris par Cyrus et condamné à la mort, sur le point de l’exécution, il s’escria : « O Solon, Solon ! » Cela rapporté à Cyrus, et s’estant enquis que c’estoit à dire, il luy fit entendre qu’il verifioit lors à ses despens l’advertissement qu’autrefois luy avait donné Solon, que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeler heureux, jusqu’à ce qu’on leur aye veu passer le dernier jour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui d’un bien léger mouvement se changent d’un estat en autre, tout divers. » (éd. de la Pléiade, p.77)
Je tire deux leçons de cette anecdote : 1)le bonheur ne dépend pas de moi 2)en toute rigueur, je ne pourrai jamais affirmer que je suis heureux. Ce sont les autres qui, parlant au passé, diront peut-être : « il a été heureux » Cela suffit pour mettre en évidence la distance qui sépare cet enseignement de la croyance fondamentale des trois philosophies hellénistiques que sont le stoïcisme, l’épicurisme et le stoïcisme : que le bonheur dépend seulement de moi et que, si je m’y prends bien, je peux l’atteindre sans reste. « Je suis heureux » est alors un énoncé intelligible et vrai. Humanité de Solon qui sait le pouvoir sur nous des « choses qui ne dépendent pas de nous », comme disait Epictète. Aristote discute très précisément la position de Solon dans l'Ethique à Nicomaque. Il rejette d’abord l’interprétation qui consisterait à soutenir que l’homme mort est heureux :
« N’est-ce pas là une chose complètement absurde, surtout de notre part à nous qui prétendons que le bonheur consiste dans une certaine activité ? » (I, 11, 1100 a 10, trad. de Jean Tricot)
Il préfère donc la comprendre ainsi : « C’est seulement au moment de la mort qu’on peut d’une manière assurée qualifier un homme d’heureux, comme étant désormais hors de portée des maux et des revers de fortune. » (a 15). Mais il invoque alors l’opinion selon laquelle ce qui arrive aux descendants et précisément leurs malheurs affectent négativement celui qui est mort, même si sa vie est entièrement une période de félicité. Il ne congédie pas purement et simplement cette croyance mais en envisage une conséquence contradictoire : la même personne sera dite heureuse ou malheureuse à des moments différents. En revanche il attaque la position de Solon en arguant que la condition principale du bonheur est « une activité conforme à la vertu » (1100b 10) et que les événements heureux ne sont que « de simples adjuvants dont la vie de tout homme a besoin ». L’homme qu’on peut appeler heureux a suffisamment d’assise pour supporter « les coups du sort avec la plus grande dignité » (20) La position d’Aristote apparaît ainsi comme une position de compromis, pourrait-on dire, entre la fragilité solonienne et l’absolue autarcie stoïcienne. Les hasards de la fortune peuvent rendre la vie plus heureuse ou rétrécir et corrompre le bonheur « L’homme heureux ne saurait jamais devenir misérable, tout en n’atteignant pas cependant la pleine félicité s’il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam » Je rappelle que Priam, roi de Troie, perd dans la dernière année de la guerre qui oppose sa ville aux Grecs, treize fils, dont trois le même jour tués par Achille. Priam ou le Deuil par antonomase, lui-même massacré par Néoptolème, le fils de celui qui a massacré ses fils… Aristote reconnaît que le bonheur s’effrite sous les coups du sort mais qu’en même temps il peut se reconstituer lentement ( et Saint-Thomas explicite : « tum per exercitium virtuosi actus, tum per reparationem exterioris fortunae », « tantôt par la pratique de l’acte vertueux, tantôt par le rétablissement de la bonne fortune », traduction personnelle). Position modérée qui fait la part des choses sans enfermer l’homme dans une citadelle irréellement imprenable, sans pour autant en faire une girouette évoluant au gré des vents.
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