A une grande insomniaque...
Si j’en crois Aristodème, tel que le fait parler Platon dans le Banquet, de tous les convives Socrate est le seul à résister au sommeil et, frais comme un gardon, à commencer après les agapes une nouvelle journée :
« Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla chez lui se reposer. » (223 d trad. de Léon Robin)
Si Socrate dort si peu, ce n’est pas par insomnie mais par ferme volonté de céder le minimum au corps.
Le Platon de Diogène reprend le refrain :
« Beaucoup dormir lui déplaisait aussi. En tout cas, dans les Lois, il déclare : « Un homme endormi ne vaut rien. » (III 38)
Précisément dans le dialogue en question, Platon défend l’idée que tout citoyen doit ne pas passer toute sa nuit à dormir. Couché après ses serviteurs, levé avant eux, l’homme libre comme la maîtresse de maison doivent donner l’exemple en se livrant aux multiples fonctions qu’impliquent autant le gouvernement d’un Etat que l’organisation domestique. En plus, trop de sommeil nuit au corps comme à l’âme (je me souviens d’une mère de famille qui, bien que n’ayant jamais lu Platon, disait aux jeunes gens enclins aux grasses matinées : « On se pourrit les reins à tant dormir ! ») :
« L’homme, quand il dort, est sans valeur aucune, il ne vaut pas du tout plus que s’il n’était pas en vie (la mort à laquelle Platon se réfère ici n’est pas la désincarnation idéale dont il fait l’éloge dans le Phédon quand il exhorte le philosophe à apprendre à mourir ; c’est bien plutôt l’incarnation absolue, l’ensevelissement total dans le tombeau du corps) ; au contraire celui d’entre nous qui, au plus haut point, a souci de la vie et de la pensée est éveillé le plus longtemps qu’il peut, ne se gardant de sommeil que ce qui est utile pour la santé ; or, ce n’est pas beaucoup, une fois que cela est venu à être une habitude ! » (Lois 808 b-c trad. Léon Robin)
Il est opportun de se rappeler ici de ce passage du livre IX de la République où Socrate identifie le rêve au déchaînement des désirs déréglés :
« (Ils) s’éveillent à l’occasion du sommeil, toutes les fois que dort la partie de l’âme dont le rôle est de raisonner et de commander par la douceur à l’autre, tandis que la partie bestiale et sauvage, s’étant emplie de nourriture ou de boisson, se trémousse et, en repoussant le sommeil, cherche à aller de l’avant et à assouvir son penchant propre. Tu sais fort bien qu’il n’est point d’audace devant lequel elle recule, comme déliée, débarrassée de toute honte et de toute réflexion : ni en effet devant l’idée de vouloir s’unir à sa mère ou à n’importe qui, homme, Divinité, bête ; de se souiller de n’importe quel meurtre ; de ne s’abstenir d’aucun aliment. » (571 c)
Une telle dépréciation du sommeil fera long feu.
Porphyre, le philosophe néoplatonicien, dans la vie qu’il consacre à Plotin, assure que ce dernier ne dormait guère, tant il était absorbé par des méditations continuelles et dans un autre ouvrage, il associe clairement le désir de dormir à un hédonisme grossier et condamnable :
« Il faut premièrement savoir que je n'écris pas pour tout le monde. Je n'ai en vue, ni ceux qui ne sont occupés que des arts mécaniques, ni les athlètes, ni les soldats, ni les matelots, ni les sophistes, ni ceux qui passent toute leur vie dans le tumulte des affaires ; je ne parle qu'aux hommes raisonnables, qui veulent savoir ce qu'ils font, pourquoi ils sont sur la terre et ce qu'ils doivent devenir. Pour les autres, je n'y pense pas ; car dans cette vie on doit agir différemment avec celui qui ne cherche qu'à dormir, ou avec celui qui voudrait éloigner le sommeil pour être toujours éveillé. Il faut que le premier se livre à la bonne chère, qu'il habite une maison tranquille, qu'il se repose dans un lit bien grand et bien mollet, qu'il ne pense à rien de ce qui pourrait trop l'occuper, que les odeurs, les parfums et tout ce qu'il boit et mange, ne contribuent qu'à augmenter son indolence. Mais quant à celui qui se propose de peu dormir, il faut qu'il soit sobre, qu'il renonce à l'usage du vin, qu'il ne se nourrisse que d'aliments légers et peu nourrissants, que sa maison soit éclairée, que l'air en soit subtil, qu'il ait des affaires et des embarras, et qu'il soit couché durement. » (Traité touchant l'abstinence de la chair des animaux trad. de M. de Burigny 1747)
Il est même arrivé à Nietzsche, à qui on a pourtant souvent attribué le dessein de renverser le platonisme, d’identifier le rêve à une régression vers la sauvagerie et la primitivité :
« Les voyageurs ont coutume d’observer quelle pente il y a, chez le sauvage, à oublier, comment son esprit, après une courte tension de mémoire, commence à tituber et comment, par pur affaissement, il produit le mensonge et l’absurdité. Mais nous ressemblons tous dans le rêve à ce sauvage ; la reconnaissance imparfaite et l’assimilation erronée sont la cause du mauvais raisonnement dont nous nous rendons coupable dans le rêve : au point qu’à la claire remémoration d’un rêve nous avons peur de nous-mêmes, de ce que nous cachons en nous tant de folie. » (Humain, trop humain I 13 trad. de Albert révisée par Lacoste)
En revanche on ne sera pas étonné si Alain, dans un discours de distribution des prix prononcé en 1904, s’inscrit dans cette tradition :
« Qu’est-ce donc que dormir ? C’est une manière de penser ; dormir, c’est penser peu, c’est penser le moins possible. Penser, c’est peser ; dormir, c’est ne plus peser les témoignages. C’est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, c’est accepter. » (Les marchands de sommeil p.9 N.R.F.)
Dormir en somme (sic), c’est dire oui :
« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. » (Libres propos 1924)
Reste que si le sommeil est l’anéantissement momentané du pouvoir critique, il est néanmoins la condition sine qua non de son exercice :
« Qui se prive de sommeil se prive d’éveil. Qui ne dort pas assez est littéralement empoisonné par sa propre agitation ; qui a dormi est lavé. » (Libres propos 1931)
La valeur du sommeil paraît donc ambiguë : il est autant l’occasion de rencontrer les monstres qui nous habitent que la possibilité toujours renouvelée de trouver la force de les vaincre.
Commentaires
Ainsi les lettres ressuscitent l’esprit d’un Socrate subversif, carnavaleux et renverseur de valeurs.
D’un autre côté, avec Nieztsche, on pourrait dire qu’assassiner Socrate n’est pas si mal. Socrate n’a laissé qu’une œuvre : la mise en scène de sa mort. Son plaidoyer dans l’apologie exprime sa haine de l’existence. Rimbaud rapproche Jésus et Socrate dans le même mollard. Il écrit : « Socrate et Jésus, dégoût ! » Je comprends son écœurement, les deux justes ont joué leur mort. Tous deux voulait mourir. Leur suicide déguise une mort héroïque. Malgré l’injustice, il boit la ciguë sans sourcilier. Il se laisse refroidir. Il défend à ses amis de laisser sortir leurs larmes. Pendant qu’il sirote le poison, il bavarde sur l’immortalité de l’âme et de la justice des lois. Le ventre glacé par le venin ingurgité, il voit la mort, il sait qu’il n’a plus qu’un souffle… Pourtant sa dernière parole évoque une dette à rembourser !?! Il meurt en sage mais se suicide en bouffon. Socrate me rappelle Fancioulle (Une mort héroïque, XXVII, Petits Poèmes en prose, Baudelaire ) jouant sa fin. Le Fancioulle baudelairien, condamné à mort doit jouer la mort avant d’être rendu aux mains du bourreau... « Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation (...) ce bouffon allait, venait, riait, se convulsait... » Mais comment a fini Fancioulle, lui qui savait par cœur sa mort héroïque ? « Un coup de sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle (...) Fancioulle secoué ferma les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière et puis tomba roide mort sur les planches. » Ainsi après la mise en scène, la mort nous gagne et on crève comme tout le monde : l’orbite vide et le cri d’une tête de mort. « Socrate ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. »
Il arrive que mes souvenirs se déforment cependant il me semble que les traits de Socrate retenus ont été puisé dans Diogène Laërce. En ce qui concerne ses maîtresses, Socrate avoue dans le Ménexène et dans le Banquet qu’Aspasie et Diotime l’ont éduqué… Je crois aussi que Socrate (ou sa légende) a beaucoup plus inspiré les cyniques qu’Antisthène. Le Socrate de Dion d’ailleurs approche l’idéal cynique.
L’image d’un suicide assisté est bien choisie. J’imagine très bien Jésus mourir en silence réalisant comme Socrate l’échec de la bonne parole. « Alors qu'il arpentait les rues de ce point d'ennui, un essaim de mouches venimeuses l'encercla. L'une d'entre-elle tomba à genoux et réclama un miracle, une autre se prosterna pour obtenir une nouvelle politique, tous s'agenouillèrent pour implorer la connaissance du bien et du mal. Alors Jésus répondit : « N'avez-vous pas honte de bêler après l'inconnu, de courir à l'avenir, de poursuivre le Concept sans jamais songer d'arriver à vous-mêmes ! Qu'importe la politique ! Démocrite en rirait, Héraclite en pleurerait, Jésus s'en fout ! Vous êtes de misérables lépreux sucré car vous croyez en votre maladie : la vanité ! Les troupeaux de babouins grimpent les arbres de la morale et du savoir. Mais une fois arrivé au sommet de leurs discours que montrent-ils ? De leur position, ils exhibent leur érythème fessier, ils éclairent les foules avec les lumières rouges de leur cul. Les têtes humaines se douchent sous les diarrhées jaunes et bleues. Une grêle de gouttelettes putrides suffit pour vous asseoir... Pauvres rebelles agenouillés, le bonheur ne tient pas aux miracles ou à une grande politique mais aux jugements que vous portez sur vous. La béatitude correspond à un rapport de soi à soi. non à la gestion de ses biens ou d'autrui. » Après ses mots, la foule de Bézatha pensa comment châtier le prophète. De son côté, Jésus réalisa, mais un peu tard que la philosophie n'a jamais rien fait venir… »
(Evangile selon Saint Nicotinamide, p. 152)