Si on connaît plus les Cyniques pour leurs hauts gestes que pour leur doctrine, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont su inventer des formes d’action qui valent les plus lumineux des manifestes, c’est aussi parce qu’on a perdu tous leurs ouvrages. Ainsi Laërce rapporte qu’Antisthène aurait écrit soixante-quatre oeuvres. L’une d’entre elles en trois livres se serait appelée Sur le fait de contredire (VI 16).
C’est sans doute à la lecture publique de cet ouvrage qu’Antisthène avait invité Platon :
« Comme Platon lui demandait sur quoi allait porter la lecture, Antisthène répondit que ce serait sur l’impossibilité de porter la contradiction. » (III 35)
Il est difficile de reconstituer avec exactitude la thèse du cynique. Antisthène aurait défendu que seuls existent les individus (ce cheval, cet homme, ce fleuve etc) et que les concepts (comme celui de blancheur ou de poids ou de taille) ne renvoient à rien d’autre qu’à des mots. Il en aurait tiré la conclusion que le seul jugement qu’on peut porter sur un individu est tautologique (« ce cheval est ce cheval ») sous peine de lui attribuer des prédicats qui ne correspondent à aucune réalité (ainsi lorsqu’on dit du cheval qu’il est blanc). Dans ces conditions, si la vérité est toujours tautologique, la possibilité de la contradiction entre les hommes prend fin au sens où si plusieurs hommes parlent de ce cheval, logiquement ils ne peuvent que s’entendre sur le seul énoncé formulable à son propos : « ce cheval est ce cheval ». La détermination de ce qui est faux est vite réalisée : seule est fausse la négation de la tautologie (« ce cheval n’est pas ce cheval ») et, par là même, la possibilité de thèses contradictoires concernant la réalité s’amenuise puisque les hommes à la lumière de cette doctrine sont encouragés à ne formuler que des évidences incontestables.
Dans la Métaphysique (delta 29), Aristote accuse de « naïveté » la doctrine en question, reprochant à Antisthène de réduire la vérité à la tautologie sans prendre en compte la possibilité du jugement prédicatif :
« En réalité, il est possible d’énoncer chaque être, non seulement par sa propre énonciation (« ce cheval est ce cheval »), mais encore par l’énonciation d’autre chose : assurément l’énonciation peut alors être absolument fausse (« ce cheval parle »), mais elle peut aussi être vraie. » (1024 b 35)
Platon, lui, avant même de prendre en compte la teneur du livre qu’Antisthène s’apprête à lire, détruit immédiatement et logiquement la cohérence de la thèse proposée :
« Alors Platon s’exclama : « Comment donc peux-tu écrire précisément là-dessus ? » (35)
Il lui fait en effet réaliser que la thèse formulée ainsi est auto-réfutante car si elle est vraie, Antisthène ne peut pas contredire ceux qui défendent que l’on peut contredire ; or, c’est bel et bien ce qu’il prétend faire. Un tel règlement de comptes logique est toujours douloureux pour celui qui en est la cible. Il est extrêmement efficace et réduit l’adversaire à un silence penaud. Ainsi il m’est arrivé plus d’une fois d’amener à la raison des élèves tentés par le scientisme et qui soutenaient que « seules les vérités scientifiques sont vraies ». Il suffisait de leur faire comprendre que leur énoncé n’était pourtant pas une vérité scientifique...Plus amusés que fâchés, ils n’allaient pas alors jusqu’aux extrémités d’Antisthène :
« Comme Platon lui montrait qu’il se réfutait, Antisthène écrivit contre Platon un dialogue qu’il intitula Sathon (Luc Brisson propose comme traduction « quéquette »). A partir de ce moment-là, ils furent constamment brouillés l’un avec l’autre » (35)
Entre Xénophon et Platon, il me semble en revanche n’ y avoir jamais eu d’esclandre mais une interminable et silencieuse rivalité comme si chacun, dans son désir de se faire reconnaître comme le dauphin de Socrate, imitait d’autant plus l’autre qu’il en parlait moins :
« Xénophon, lui aussi, semble n’avoir pas été en bons termes avec Platon. En tout cas, comme s’ils rivalisaient l’un avec l’autre, ils écrivaient des ouvrages similaires : un Banquet, une Apologie de Socrate et des Mémorables relevant de la littérature morale ; ensuite l’un écrivit une République, et l’autre une Éducation de Cyrus. En outre, dans ses Lois, Platon déclare que son Éducation est une fiction, car Cyrus n’était pas tel (en réalité Platon ne fait pas référence explicitement à l'ouvrage de son adversaire). L’un et l’autre font mention de Socrate, mais nulle part l’un ne fait mention de l’autre, sauf Xénophon qui fait mention de Platon au livre III des Mémorables (j’ajoute que la mention en question, tout à fait anodine, n’a rien de venimeux). » (34)
A travers la particularité de l’anecdote, Laërce, je crois bien, donne à voir une des figures possibles de la relation entre les philosophes : des disciples qui, bien qu’assumant le même héritage, ouvrent des voies distinctes, alliant à l’ignorance officielle la conscience secrète et confuse des oeuvres des autres.