Laërce rapporte un mot de Platon quelque peu énigmatique :
« En tout cas, on raconte que Platon, voyant quelqu’un qui jouait aux dés, lui fit des reproches. Ce dernier répondit qu’il jouait pour peu de chose. « Mais l’habitude, répondit Platon, ce n’est pas peu de chose. » (III 38)
D’abord Platon a-t-il vu une seule fois le joueur jouer et, dans ce cas, il fait l’hypothèse qu’il joue d’habitude ou bien lui adresse-t-il des reproches pour l’avoir vu jouer plusieurs fois ? L’habitude est-elle observée ou conjecturée ?
Ensuite s’agit-il d’une condamnation de l’habitude de jouer ou bien, plus généralement, d’une condamnation de l’habitude ?
La première est spontanément plus intelligible que la seconde mais se comprend de deux manières : est-ce une condamnation du jeu, l’habitude étant un facteur aggravant ou de l’habitude de jouer, le jeu à titre exceptionnel n’ayant alors rien de prohibé ?
Cette même alternative peut s’interpréter à son tour de quatre façons : est-ce le jeu tout court qui est visé ou le jeu de hasard ou le jeu d’argent ou le fait de jouer de l’argent à un jeu de hasard ?
Quoi qu’il en soit, toutes les raisons envisagées jusqu’à présent porteraient sur la valeur discutable du jeu. Mais on peut aussi faire l’hypothèse que c’est l’habitude qui, en tant que telle, est condamnée.
L’habitude n’est-elle pas incompatible avec la maîtrise de soi ? Faire les choses machinalement, quelles qu’elles soient, c’est ne plus en décider. En outre, si comme le dit le Phédon, philosopher, c’est se défaire le plus possible des contraintes corporelles, avoir des habitudes revient souvent à obéir à son corps, ne plus le guider mais le suivre plus ou moins. Certes les habitudes peuvent être mentales mais elles n’en restent pas moins manifestations de passivité.
Kant dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique explicite une telle condamnation :
« L’habitude acquise est une contrainte physique interne à ne point démordre de la manière dont on a toujours procédé. Par là, précisément, elle enlève même aux bonnes actions leur valeur morale, car elle porte préjudice à la liberté de l’esprit, et conduit en outre à faire du même acte une suite de répétitions dépourvues de toute pensée (monotonie), forgeant ainsi son propre ridicule. Les mots de remplissage ancrés par l’habitude (phrases destinées à combler le vide de la pensée) inspirent à l’auditeur la crainte perpétuelle de devoir entendre la chère petite formule, et transformer la personne qui parle en machine à parler. Si l’habitude chez autrui suscite en nous le dégoût, c’est que de l’homme surgit avec outrance l’animal guidé d’instinct par la règle de l’habitude, à la manière d’une autre nature (non humaine), et qu’il court ainsi le risque de tomber dans la catégorie des bêtes. Cependant, certaines habitudes peuvent procéder de l’intention et être admises, dans les cas où la nature refuse son aide à la libre volonté, lorsqu’il s’agit par exemple avec l’âge, de s’habituer à l’heure du manger et du boire, à leur qualité et à leur quantité, et de la sorte pour le sommeil ; mais cela ne vaut qu’à titre d’exception et dans la nécessité. » (trad. de Pierre Jalabert)
Kant dont la rumeur dit qu’il était en tant qu’homme engoncé dans ses habitudes indéracinables de vieux garçon n’accepte donc l’habitude que quand, mise au pas du corps, elle l’asservit au travail de l’esprit.
Je suis reconnaissant à Alain d’avoir donné à l’habitude la fonction non simplement de limiter l’importance du corps mais celle d’en amplifier la puissance, autrement dit, les capacités de la personne. C’est la coutume qu’Alain stigmatisera :
« L’habitude c’est la volonté qui a un corps, exactement qui possède son corps. C’est une sorte d’instinct acquis. Et il n’y a point de volonté efficace sans l’habitude, qui a ainsi pour rôle d’élever l’instinct au niveau de la pensée. Ici il est important de distinguer l’habitude qui est au service de l’action, et la coutume qui au contraire y résiste. Quand Rousseau dit qu’il ne veut point d’habitudes, il entend coutumes. Pour éviter toute confusion, il suffit de comparer le musicien qui ne sait qu’un air et y revient toujours et celui qui au contraire, par l’habitude, devient capable de jouer à vue n’importe quoi et même d’improviser. » (1925)
Puis-je, plagiant Alain, écrire : « Quand Platon dit qu’il ne veut point d’habitudes, il entend coutumes. » ?