Speusippe, neveu de Platon, lui a succédé à la direction de l’Ecole. C’est par lui que Laërce ouvre le livre IV des Vies, consacré à l’histoire de l’Académie.
La première action de Speusippe rapportée par Laërce attire mon attention sur l’arrière-fond mythologique de l’institution platonicienne :
« Il fit élever des statues des Grâces dans l’enceinte consacrée aux Muses qu’avait construite Platon dans l’Académie. » (IV 1)
Les Muses, au nombre de neuf, filles de Zeus et de Mnémosyne, la Mémoire, sont les Inspiratrices. Mais, si l’on en croit la Théogonie d’Hésiode, aucune d’entre elles n’a comme champ de compétence la philosophie, ce qui se comprend aisément tant leur invocation, dont Homère porte déjà témoignage, est antérieure au concept même de philosophia. L’institution philosophique platonicienne leur attribue en somme un pouvoir qu’elles n’ont jamais eu. Généralement on ne les associe qu' à la poésie, ce qui les particularise excessivement en laissant de côté les recours qu’elles offrent aux musiciens (Euterpe), aux chorégraphes (Terpsichore), aux auteurs de comédies (Thalie) et de tragédie (Melpomène). En plus on ne peut pas les circonscrire au domaine des beaux-arts (dont le concept – qui est institué aux 18ème siècle- ne fait bien sûr pas partie de l’outillage intellectuel des philosophes antiques). En effet la relation avec la vérité est contenue en germe dans les pouvoirs inspirateurs de Clio, la muse de l’histoire, et Uranie, inspiratrice des astronomes, rend partiellement légitime leur invocation par Platon, la connaissance des astres étant présentée dans La République comme un des préalables scientifiques indispensables à la contemplation de l’Idée du Bien.
En revanche que viennent faire les Trois Grâces, Aglaé, Euphrosyne et Thalie (homonyme donc d'une des neuf Muses) ?
Triple incarnation de la Beauté charnelle ne détournent-elles pas les élèves de l’Académie de l’élévation spirituelle ?
" Et le désir, émanant de leurs paupières, énerve les forces; et leurs regards sont doux sous leurs sourcils." écrit Hésiode (Théogonie VIII trad. Leconte de Lisle)
Une note précieuse de Tiziano Dorandi, responsable de l’édition de ce livre IV des Vies, apprend par le biais d’un texte de Philodème (Acad. Hist VI 30-38) que Speusippe aurait composé à l’occasion de cette initiative architecturale l’épigramme votive suivante :
« Ces divines Grâces, Speusippe les a dédiées aux divines Muses en remerciement pour les révélations reçues. »
Ce ne sont donc pas les Trois Beautés qui sont honorées mais les neuf Muses comme si le maître de l’Académie leur offrait le plaisir, à elles les Inspiratrices, de contempler en retour de leurs dons la perfection des trois corps mythiques. Certes on ne peut pas honorer les Muses en leur montrant le spectacle des oeuvres humaines, car cela reviendrait à leur présenter ce qu’elles ont elles-mêmes rendu possible, comme un bizarre retour du cadeau à l’expéditeur... A ces Muses qui inspirent la beauté des oeuvres de l’homme ne peut convenir que la contemplation de la beauté supérieure de leurs demi-soeurs, filles de Zeus et d’Eurynomé.
Reste tout de même si l’on se rappelle le Banquet la présence étrange au coeur même de l'Académie de ces trois majestueux corps pétrifiés de femmes, tant l’homophilie et la conscience du danger de l’attachement aux corps sont au coeur des textes de Platon.
J’en viens alors à penser au cynisme et à son dédain des artefacts comme à une réaction contre la pratique, au sein même de la sagesse, du culte ambigu des apparences.
Commentaires
Ainsi les lettres ressuscitent l’esprit d’un Socrate subversif, carnavaleux et renverseur de valeurs.
D’un autre côté, avec Nieztsche, on pourrait dire qu’assassiner Socrate n’est pas si mal. Socrate n’a laissé qu’une œuvre : la mise en scène de sa mort. Son plaidoyer dans l’apologie exprime sa haine de l’existence. Rimbaud rapproche Jésus et Socrate dans le même mollard. Il écrit : « Socrate et Jésus, dégoût ! » Je comprends son écœurement, les deux justes ont joué leur mort. Tous deux voulait mourir. Leur suicide déguise une mort héroïque. Malgré l’injustice, il boit la ciguë sans sourcilier. Il se laisse refroidir. Il défend à ses amis de laisser sortir leurs larmes. Pendant qu’il sirote le poison, il bavarde sur l’immortalité de l’âme et de la justice des lois. Le ventre glacé par le venin ingurgité, il voit la mort, il sait qu’il n’a plus qu’un souffle… Pourtant sa dernière parole évoque une dette à rembourser !?! Il meurt en sage mais se suicide en bouffon. Socrate me rappelle Fancioulle (Une mort héroïque, XXVII, Petits Poèmes en prose, Baudelaire ) jouant sa fin. Le Fancioulle baudelairien, condamné à mort doit jouer la mort avant d’être rendu aux mains du bourreau... « Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation (...) ce bouffon allait, venait, riait, se convulsait... » Mais comment a fini Fancioulle, lui qui savait par cœur sa mort héroïque ? « Un coup de sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle (...) Fancioulle secoué ferma les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière et puis tomba roide mort sur les planches. » Ainsi après la mise en scène, la mort nous gagne et on crève comme tout le monde : l’orbite vide et le cri d’une tête de mort. « Socrate ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. »
Il arrive que mes souvenirs se déforment cependant il me semble que les traits de Socrate retenus ont été puisé dans Diogène Laërce. En ce qui concerne ses maîtresses, Socrate avoue dans le Ménexène et dans le Banquet qu’Aspasie et Diotime l’ont éduqué… Je crois aussi que Socrate (ou sa légende) a beaucoup plus inspiré les cyniques qu’Antisthène. Le Socrate de Dion d’ailleurs approche l’idéal cynique.
L’image d’un suicide assisté est bien choisie. J’imagine très bien Jésus mourir en silence réalisant comme Socrate l’échec de la bonne parole. « Alors qu'il arpentait les rues de ce point d'ennui, un essaim de mouches venimeuses l'encercla. L'une d'entre-elle tomba à genoux et réclama un miracle, une autre se prosterna pour obtenir une nouvelle politique, tous s'agenouillèrent pour implorer la connaissance du bien et du mal. Alors Jésus répondit : « N'avez-vous pas honte de bêler après l'inconnu, de courir à l'avenir, de poursuivre le Concept sans jamais songer d'arriver à vous-mêmes ! Qu'importe la politique ! Démocrite en rirait, Héraclite en pleurerait, Jésus s'en fout ! Vous êtes de misérables lépreux sucré car vous croyez en votre maladie : la vanité ! Les troupeaux de babouins grimpent les arbres de la morale et du savoir. Mais une fois arrivé au sommet de leurs discours que montrent-ils ? De leur position, ils exhibent leur érythème fessier, ils éclairent les foules avec les lumières rouges de leur cul. Les têtes humaines se douchent sous les diarrhées jaunes et bleues. Une grêle de gouttelettes putrides suffit pour vous asseoir... Pauvres rebelles agenouillés, le bonheur ne tient pas aux miracles ou à une grande politique mais aux jugements que vous portez sur vous. La béatitude correspond à un rapport de soi à soi. non à la gestion de ses biens ou d'autrui. » Après ses mots, la foule de Bézatha pensa comment châtier le prophète. De son côté, Jésus réalisa, mais un peu tard que la philosophie n'a jamais rien fait venir… »
(Evangile selon Saint Nicotinamide, p. 152)