samedi 1 avril 2006

Speusippe, les Grâces, les Muses.

Speusippe, neveu de Platon, lui a succédé à la direction de l’Ecole. C’est par lui que Laërce ouvre le livre IV des Vies, consacré à l’histoire de l’Académie.
La première action de Speusippe rapportée par Laërce attire mon attention sur l’arrière-fond mythologique de l’institution platonicienne :
« Il fit élever des statues des Grâces dans l’enceinte consacrée aux Muses qu’avait construite Platon dans l’Académie. » (IV 1)
Les Muses, au nombre de neuf, filles de Zeus et de Mnémosyne, la Mémoire, sont les Inspiratrices. Mais, si l’on en croit la Théogonie d’Hésiode, aucune d’entre elles n’a comme champ de compétence la philosophie, ce qui se comprend aisément tant leur invocation, dont Homère porte déjà témoignage, est antérieure au concept même de philosophia. L’institution philosophique platonicienne leur attribue en somme un pouvoir qu’elles n’ont jamais eu. Généralement on ne les associe qu' à la poésie, ce qui les particularise excessivement en laissant de côté les recours qu’elles offrent aux musiciens (Euterpe), aux chorégraphes (Terpsichore), aux auteurs de comédies (Thalie) et de tragédie (Melpomène). En plus on ne peut pas les circonscrire au domaine des beaux-arts (dont le concept – qui est institué aux 18ème siècle- ne fait bien sûr pas partie de l’outillage intellectuel des philosophes antiques). En effet la relation avec la vérité est contenue en germe dans les pouvoirs inspirateurs de Clio, la muse de l’histoire, et Uranie, inspiratrice des astronomes, rend partiellement légitime leur invocation par Platon, la connaissance des astres étant présentée dans La République comme un des préalables scientifiques indispensables à la contemplation de l’Idée du Bien.
En revanche que viennent faire les Trois Grâces, Aglaé, Euphrosyne et Thalie (homonyme donc d'une des neuf Muses) ?
Triple incarnation de la Beauté charnelle ne détournent-elles pas les élèves de l’Académie de l’élévation spirituelle ?
" Et le désir, émanant de leurs paupières, énerve les forces; et leurs regards sont doux sous leurs sourcils." écrit Hésiode (Théogonie VIII trad. Leconte de Lisle)
Une note précieuse de Tiziano Dorandi, responsable de l’édition de ce livre IV des Vies, apprend par le biais d’un texte de Philodème (Acad. Hist VI 30-38) que Speusippe aurait composé à l’occasion de cette initiative architecturale l’épigramme votive suivante :
« Ces divines Grâces, Speusippe les a dédiées aux divines Muses en remerciement pour les révélations reçues. »
Ce ne sont donc pas les Trois Beautés qui sont honorées mais les neuf Muses comme si le maître de l’Académie leur offrait le plaisir, à elles les Inspiratrices, de contempler en retour de leurs dons la perfection des trois corps mythiques. Certes on ne peut pas honorer les Muses en leur montrant le spectacle des oeuvres humaines, car cela reviendrait à leur présenter ce qu’elles ont elles-mêmes rendu possible, comme un bizarre retour du cadeau à l’expéditeur... A ces Muses qui inspirent la beauté des oeuvres de l’homme ne peut convenir que la contemplation de la beauté supérieure de leurs demi-soeurs, filles de Zeus et d’Eurynomé.
Reste tout de même si l’on se rappelle le Banquet la présence étrange au coeur même de l'Académie de ces trois majestueux corps pétrifiés de femmes, tant l’homophilie et la conscience du danger de l’attachement aux corps sont au coeur des textes de Platon.
J’en viens alors à penser au cynisme et à son dédain des artefacts comme à une réaction contre la pratique, au sein même de la sagesse, du culte ambigu des apparences.

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