En 1930, Wittgenstein écrit:
“Si tu ne veux pas que certaines personnes pénètrent dans une chambre, accroche à la porte un verrou dont elles n’aient pas la clef ; mais il n’y a pas de sens à leur en parler, à moins que tu ne veuilles à tout prix qu’elles admirent la chambre de l’extérieur ! Pour t’en tirer décemment, mets à cette porte un verrou qui ne soit aperçu que de ceux qui peuvent l’ouvrir, et non des autres. » (Remarques mêlées trad. de Gérard Granel GF p. 60)
Laërce croit voir les verrous dont se sert Platon pour empêcher la lecture de ses textes par le grand nombre qui en déformerait immédiatement le sens : ce seraient les termes polysémiques, mais aussi la désignation contradictoire de ce qui identique à laquelle répondrait l’appellation identique de ce qui est différent :
« Platon a employé une variété de mots pour rendre sa doctrine difficilement accessible aux ignorants. Il estime, prenant le terme dans le sens le plus spécifique, que le savoir c’est la science des intelligibles, c’est-à-dire des choses qui sont réellement, science qui, dit-il, porte sur dieu et l’âme séparée du corps. En un sens particulier, il appelle aussi « savoir » la philosophie, qui est aspiration vers le savoir que possède la divinité. En un sens général, « savoir » désigne chez lui tout savoir-faire ; par exemple, quand il dit que l’artisan est pourvu d’un savoir. Il lui arrive d’utiliser le même terme en des sens différents. En tout cas, le terme phaûlos est utilisé chez lui dans le sens de « simple », comme chez aussi le cas chez Euripide dans le Licymnios où il est appliqué à Héraclès en ce sens :
simple, franc, d’une honnêteté extrême, bannissant dans ses actes toute ruse, ne se perdant pas en palabre.
Pourtant, il arrive à Platon d’utiliser le même mot pour désigner ce qui est mauvais, quelquefois même pour désigner ce qui est minable. Par ailleurs, souvent il utilise aussi des termes différents avec le même sens. En tout cas, il appelle la forme intelligible « forme », « genre », « modèle », « principe » et « cause ». Il lui arrive aussi d’utiliser des expressions contraires pour désigner la même chose. De fait, il appelle le sensible « ce qui est et ce qui n’est pas » : « ce qui est » parce que le sensible vient à l’être, et « ce qui n’est pas », parce que le sensible ne cesse de changer ; de même il appelle « forme intelligible » ce qui n’est ni en mouvement ni en repos ; et la même chose il la dit « une et multiple ». Et il a l’habitude de faire de même dans plusieurs autres cas. » (III 63-64)
Ce n’est pas courant de voir Laërce en lexicographe méticuleux, vendant la mèche en somme et montrant les verrous aux lecteurs trop aveugles pour y voir clair dans Platon, me mettant du coup contre mon gré dans l’ensemble des ignorants qui auraient dû le rester si Laërce avait fait de Platon une présentation fidèle à Platon lui-même...
D’un autre côté, Wittgenstein a fait précéder les lignes déjà citées de la phrase suivante qui en renforce le sens :
« Cela n’a aucun sens de dire à quelqu’un ce qu’il ne comprend pas, même si l’on ajoute qu’il ne peut pas le comprendre. »
J’interprète alors autrement l’attention prêtée par Laërce à l’amphibologie platonicienne : il fait voir aux lecteurs éclairés que lui aussi l’est.
Mais faut-il identifier les difficultés conceptuelles de la langue philosophique à des verrous ? Cela suggère que ce qu'on voit, une fois la porte ouverte, n'a rien à voir avec le verrou. Pourtant un système philosophique n'est pas un jardin interdit protégé par des concepts inhabituels. Si l'on voulait garder la métaphore, il faudrait dire alors qu'il n'y a rien d'autre à voir que la porte et ses multiples verrous, s'articulant entre eux de manière à décourager les serruriers novices. Mais on garderait tout de même la nostagie de ce que la porte cacherait. Il faudrait alors préciser que la porte ne donne sur rien. Les verrous font voir et, bien fermés, ouvrent paradoxalement à la philosophie.
Commentaires
Ainsi les lettres ressuscitent l’esprit d’un Socrate subversif, carnavaleux et renverseur de valeurs.
D’un autre côté, avec Nieztsche, on pourrait dire qu’assassiner Socrate n’est pas si mal. Socrate n’a laissé qu’une œuvre : la mise en scène de sa mort. Son plaidoyer dans l’apologie exprime sa haine de l’existence. Rimbaud rapproche Jésus et Socrate dans le même mollard. Il écrit : « Socrate et Jésus, dégoût ! » Je comprends son écœurement, les deux justes ont joué leur mort. Tous deux voulait mourir. Leur suicide déguise une mort héroïque. Malgré l’injustice, il boit la ciguë sans sourcilier. Il se laisse refroidir. Il défend à ses amis de laisser sortir leurs larmes. Pendant qu’il sirote le poison, il bavarde sur l’immortalité de l’âme et de la justice des lois. Le ventre glacé par le venin ingurgité, il voit la mort, il sait qu’il n’a plus qu’un souffle… Pourtant sa dernière parole évoque une dette à rembourser !?! Il meurt en sage mais se suicide en bouffon. Socrate me rappelle Fancioulle (Une mort héroïque, XXVII, Petits Poèmes en prose, Baudelaire ) jouant sa fin. Le Fancioulle baudelairien, condamné à mort doit jouer la mort avant d’être rendu aux mains du bourreau... « Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation (...) ce bouffon allait, venait, riait, se convulsait... » Mais comment a fini Fancioulle, lui qui savait par cœur sa mort héroïque ? « Un coup de sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle (...) Fancioulle secoué ferma les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière et puis tomba roide mort sur les planches. » Ainsi après la mise en scène, la mort nous gagne et on crève comme tout le monde : l’orbite vide et le cri d’une tête de mort. « Socrate ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. »
Il arrive que mes souvenirs se déforment cependant il me semble que les traits de Socrate retenus ont été puisé dans Diogène Laërce. En ce qui concerne ses maîtresses, Socrate avoue dans le Ménexène et dans le Banquet qu’Aspasie et Diotime l’ont éduqué… Je crois aussi que Socrate (ou sa légende) a beaucoup plus inspiré les cyniques qu’Antisthène. Le Socrate de Dion d’ailleurs approche l’idéal cynique.
L’image d’un suicide assisté est bien choisie. J’imagine très bien Jésus mourir en silence réalisant comme Socrate l’échec de la bonne parole. « Alors qu'il arpentait les rues de ce point d'ennui, un essaim de mouches venimeuses l'encercla. L'une d'entre-elle tomba à genoux et réclama un miracle, une autre se prosterna pour obtenir une nouvelle politique, tous s'agenouillèrent pour implorer la connaissance du bien et du mal. Alors Jésus répondit : « N'avez-vous pas honte de bêler après l'inconnu, de courir à l'avenir, de poursuivre le Concept sans jamais songer d'arriver à vous-mêmes ! Qu'importe la politique ! Démocrite en rirait, Héraclite en pleurerait, Jésus s'en fout ! Vous êtes de misérables lépreux sucré car vous croyez en votre maladie : la vanité ! Les troupeaux de babouins grimpent les arbres de la morale et du savoir. Mais une fois arrivé au sommet de leurs discours que montrent-ils ? De leur position, ils exhibent leur érythème fessier, ils éclairent les foules avec les lumières rouges de leur cul. Les têtes humaines se douchent sous les diarrhées jaunes et bleues. Une grêle de gouttelettes putrides suffit pour vous asseoir... Pauvres rebelles agenouillés, le bonheur ne tient pas aux miracles ou à une grande politique mais aux jugements que vous portez sur vous. La béatitude correspond à un rapport de soi à soi. non à la gestion de ses biens ou d'autrui. » Après ses mots, la foule de Bézatha pensa comment châtier le prophète. De son côté, Jésus réalisa, mais un peu tard que la philosophie n'a jamais rien fait venir… »
(Evangile selon Saint Nicotinamide, p. 152)