samedi 9 septembre 2006

Qui s'intéresse encore aux philosophes antiques ? (2)

Socrate et Aristodème se rendent ensemble au banquet organisé par Agathon :
« Or, chemin faisant, Socrate, qui s’était absorbé en lui-même, resta un peu en arrière ; et comme je l’attendais, il me pria de continuer. Arrivé devant la maison d’Agathon, j’en trouvai la porte ouverte ; une plaisante aventure m’attendait. En effet, un esclave sortit aussitôt à ma rencontre pour me conduire où étaient installés les convives que je trouvai déjà sur le point de souper ; sitôt qu’il m’eut aperçu, Agathon s’écria : - Aristodème, tu arrives à point pour te joindre à nous ; si quelque autre affaire t’amenait, fais-moi la grâce de la remettre à plus tard ! Hier d’ailleurs, je t’avais cherché partout pour t’inviter… Mais, Socrate ? Comment se fait- il que tu ne nous l’amènes pas ? Je me retourne : plus de Socrate ! J’expliquai que j’étais pourtant venu avec lui, que c’était même lui qui m’avait décidé. – Et tu as fort bien fait ! dit Agathon. Mais où peut-il bien être ? – Il était encore derrière moi à l’instant ; je me demande moi aussi où il sera passé. – Va voir ! dit Agathon à un esclave, et ramène-le nous ! Et toi, Aristodème, prends place ici, à côté d’Eryximaque. A ce moment, continua-t-il, comme un garçon me lavait les pieds pour me permettre de m’étendre, un autre accourut, annonçant que ce monsieur Socrate, réfugié dans le vestibule des voisins, y restait planté sans vouloir écouter ses appels. – Que me chantes-tu là ? dit Agathon. Cours l’appeler et ne le laisse pas filer ! – Non, non ! laissez-le, intervins-je, c’est son habitude de s’isoler ainsi et de rester planté où bon lui semble. Il ne tardera pas, croyez-moi. Ne le dérangez pas. – A ton gré, dit Agathon. » (Le Banquet Platon traduction de Jaccottet)
« Dignité perdue.
La méditation a perdu toute sa dignité de forme, on a tourné au ridicule le cérémonial et l’attitude solennelle de celui qui réfléchit et l’on ne tolérerait plus un homme sage du vieux style. Nous pensons trop vite, nous pensons en chemin, tout en marchant, au milieu des affaires de toute espèce, même lorsqu’il s’agit de penser aux choses les plus sérieuses ; il ne nous faut que peu de préparation, et même peu de silence : c’est comme si nous portions une machine d’un mouvement incessant, qui continue à travailler, même dans les conditions les plus défavorables. Autrefois on s’apercevait au visage de chacun qu’il voulait se mettre à penser – c’était là chose exceptionnelle ! – qu’il voulait devenir plus sage et se préparait à une idée : on contractait le visage comme pour une prière et l’on s’arrêtait de marcher ; on se tenait même immobile pendant des heures dans la rue, lorsque la pensée « venait » - sur ou deux jambes. C’est ainsi que cela « en valait la peine » ! » (Le gai savoir I 6 Nietzsche trad. de Albert révisée par Lacoste)

vendredi 8 septembre 2006

Qui s’intéresse encore aux philosophes antiques ? (1)

Dans les premières pages de L’homme sans qualités, Robert Musil constatait que « l’époque avait déjà commencé où l’on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ». Afin d’expliquer le nouvel usage du mot, il écrivit :
« Il n’y a pas si longtemps encore, un homme digne d’admiration était un être dont le courage est un courage moral, la force une force de conviction, la fermeté celle du cœur et de la vertu, un être qui juge la rapidité puérile, les feintes illicites, la mobilité et l’élan contraires à la dignité. Cet être, il est vrai, a fini par ne plus subsister que dans le corps enseignant secondaire (sic) et dans toute espèce de déclarations purement littéraires ; c’était devenu un fantôme idéologique, et la vie a dû se trouver un nouveau type de virilité. Comme elle le cherchait des yeux autour d’elle, elle découvrit que les prises et les ruses dont se sert un esprit inventif pour résoudre un problème logique ne diffèrent réellement pas beaucoup des prises d’un lutteur bien entraîné ; et il existe une combativité psychique que les difficultés et les improbabilités rendent froide et habile, qu’il s’agisse de deviner le point faible d’un problème ou celui d’un ennemi en chair et en os. Si l’on devait analyser un grand esprit et un champion national de boxe du point de vue psychotechnique, il est probable que leur astuce, leur courage, leur précision, leur puissance combinatoire comme la rapidité de leurs réactions sur le terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes : bien plus, il est à prévoir que les vertus et les capacités qui font leur succès à chacun ne les distinguerait pas beaucoup de tel célèbre steeple-chaser ; on ne doit pas sous-estimer les qualités considérables qu’il faut mettre en jeu pour sauter une haie. Puis, un cheval et un champion de boxe ont encore cet autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d’entre eux est véritablement reconnu comme tel ; ainsi donc, le sport et l’objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu’on se faisait jusqu’à eux du génie et de la grandeur humaine. »
Neurologues, à vos caméras à positrons pour qu’on sache enfin si c’est scientifiquement fondé d’accorder le titre de génie à un cheval ou à Zidane !

jeudi 7 septembre 2006

Aristote/Diogène : 2-0

Quand on est cynique, un Aristote, ça se ridiculise. En effet la verve hargneuse du Chien vise autant l’excellent que le médiocre, désireux qu’il est de déceler sous le succès l’échec.
Diogène a donc voulu faire à Aristote le coup de la figue sèche. Laërce ne précise pas en quoi il consiste: est-ce la même blague que celle dirigée autrefois contre Platon ?
« Diogène, qui était en train de manger des figues sèches, rencontra Platon et lui dit : « Tu as le droit d’avoir ta part ». Platon en prit et les mangea. « J’ai dit « avoir ta part », pas « avaler » », dit Diogène » (VI 25)
Ça avait marché avec le maître, ça pouvait fonctionner aussi avec le disciple, malgré la dissidence ! Mais à malin, malin et demi :
« Comme Diogène lui offrait une figue sèche, il comprit qu’il avait préparé un mot d’esprit, au cas où il ne la prendrait pas. » (V 18)
Aristote a donc pensé que ce n’était pas un remake pur et simple du mauvais tour qui avait servi à berner son professeur et a peut-être même fait l’hypothèse que Diogène, s’attendant à rencontrer en la personne d’Aristote un homme averti, s’était résolu à inverser le mécanisme : non plus honte sur celui qui prend la figue mais honte sur celui qui ne la prend pas !
Ce mot d’esprit, Laërce ne nous le dira pas et je n’aurai pas l’immodestie d’en imaginer un à la hauteur du génie de Diogène. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Diogène n’a pas prévu ce jour-là de mot d’esprit de rechange en cas d’échec de sa tactique ridiculisante :
« Il la prit en disant qu’avec son mot d’esprit Diogène avait perdu aussi la figue. »
Ça aurait pu se terminer là. Mais Diogène récidive : qu’a-t-il eu en tête ? Que cette fois Aristote ne la prendrait pas ? Et qu’il pourrait donc servir sa plaisanterie ? Il ne semble pas en tout cas avoir eu assez de présence d’esprit pour trouver dans le court intervalle qui sépare les deux offres de quoi redresser la situation en sa faveur. Jugez-en :
« Comme Diogène lui en offrait de nouveau une, il la prit et l’éleva en l’air comme on fait aux enfants et, disant « qu’il est grand, Diogène ! », il la lui rendit. »
Diogène, lui qui ne trouvait aucun homme digne de ce nom dans la foule des adultes qui peuplait l’agora, réduit à un petit enfant qu’on récompense d’une figue pour sa volonté persistante bien que maladroite de jouer aux adultes astucieux !
Une telle figue a dû être dure à avaler pour la gorge orgueilleuse du cynique.
Mais je trouve juste la victoire d’Aristote : les œuvres cyniques, bien que vachardes et drôles, sont quand même bien maigres par rapport aux textes austères certes mais ô combien denses et pleins de profondeurs actuelles du Stagirite…

Commentaires

1. Le mardi 19 septembre 2006, 22:57 par Nicotinamide
Comparer l'obésité Aristotélicienne aux joues maigres de Diogène est une provocation... La philosophie cynique ne véhicule aucune doctrine, sa peau laisse compter ses côtes. Il n’existe aucun sermon de Bénarès pour fixer la vie. Bien que les Diogène vantent les mérites de la frugalité ou savourent l’absence de désirs, je ne saurais dire si les chiens préfèrent une salade nue à des escargots à l’ail. En effet, il existe des exemples où les cyniques délaissent l’eau pour boire du vin en gueulant. Ils reposent les figues sèches et la luzerne pour manger des gâteaux les joues bouffies. Ils cultivent le paradoxe en accouplant la réclame du festin et de l’orgie sexuelle avec la promotion du cresson et de l’onanisme. Qu’importent les contradictions, la rhétorique, la politique, la métaphysique, la poétique, ce ne sont que des jeux de langage… Les paradoxes se résolvent dans la situation. Le cynisme correspond à une philosophie de la situation. Il incarne l’état d’esprit qui permet d’aborder au mieux chaque cas. Pour trouver une solution pratique, aucune conceptualisation préalable n’apparaît nécessaire. Le cynisme rapporte juste des histoires, des anecdotes, des mots courts, du fragment et des blagues... Mais comment adapter une farce ? Comment expérimenter une saillie verbale ? Comment retrouver les traces de ce qui se définit non pas comme un précis de philosophie mais comme un rapport à soi organisé par l’amour de la liberté. Comment rassembler les paroles de ce qui est non pas un discours mais une attitude de protestation mêlée à la résignation ? Comment extraire une voix théorique puisque le cynique ne conceptualise pas, n’avance aucune théorie, il ne pense ni la nature, ni le bien, ni la vertu… Il croit en la force de son corps et du geste. Le cynique porte seulement des raisons, une poétique de la parole… et une corde.
Par conséquent Aristote fut preuve de cynisme (j'allais dire d'intelligence) face aux figues empoisonnées.
2. Le mardi 26 septembre 2006, 00:13 par Nicotinamide
Diogène est un maître sans disciple, sa philosophie ne s’enseigne pas, elle se montre. La vertu réside dans l’acte. Un geste botte les paroles circulaires. Une belle claque sur un crâne chauve suffit pour réveiller le sommeil des avaleurs de frimas. Le réel finit toujours par rattraper les bouffeurs d’illusions… Le cynisme encercle alors l’illusion d’un halo de soupçons et de doutes. Le cynisme éclate nos rêves de cristal en nous chatouillant sous les bras. La vérité cynique explose une cascade de sarcasmes joyeux. L’espoir qui se croyait tombe dans la désillusion. L’illusion sous l’impulsion de la philosophie sinopéenne devient une déception comique. Bien que tout se vaille, Antisthène proclame : « Ce qui est honteux est honteux quoiqu’il t’en semble ». L’éthique cynique est une éthique physiologique. La nature relie les hommes par les boyaux. Antisthène n’a pas besoin d’argument pour être dégoûter de l’horreur de la cruauté. Tout le monde n’a pas une volonté diogénisiaque pour résister à ce qui déclenche des vomissements… Antisthène ne se demande pas que dois-je faire mais comment vivre ? Ce n'est pas une question de vérité mais de volonté et de désir. A côté de ses désirs, la volonté est le fondement de ses valeurs. Ainsi, il écarte tout ce qui pourrait entraver cette volonté. Il sait que toutes les théories sont relatives mais il préfère le soleil aux caresses du pouvoir, il préfère la liberté à l’esclavage, il préfère l’autarcie à la dépendance, il préfère la provocation aux discours logiques… Le cynique cultive l’absolu : celui non de l’idée mais du réel, non de la valeur mais de l’acte. Rien n’est à contempler en ronronnant, l’absolu est pratique ! En détournant une citation d’Alain sur la justice, il est possible d’inventer l’anecdote :

Aristote : « - Le cynisme est une philosophie qui n’existe pas car vous ne laissez que des frivolités, aucun texte sérieux, aucune doctrine solide, aucune idée…

Diogène : - Tu as raison Aristote, la philosophie cynique n’existe pas c’est pourquoi nous devons la faire ! »
3. Le mardi 26 septembre 2006, 20:26 par philalethe
J'ai du mal à accepter cette idée du cynisme comme pratique sans doctrine. Comment expliquer alors qu'on leur attribue tant d'ouvrages avec des titres qui mettent en évidence le contenu doctrinal: Sur la vertu, Sur le bien, Traité sur l'amour etc ? Je crains que par moments vous ne vous fabriquiez un cynisme à votre mesure.
4. Le dimanche 8 octobre 2006, 00:13 par Nicotinamide
Je comprends qu'il soit difficile d'accepter que la philosophie cynique apparaisse comme une pratique sans doctrine. Pourtant, je ne suis pas le seul à le mesurer ainsi. je cite : "Quand on veut étudier la morale cynique, on se heurte à la rareté des fragments et des témoignages de contenu doctrinal. Cette rareté tient peut-être moins en fait aux lacunes de la tradition qu'à la nature même de la philosophie cynique, qui se réclamait avant tout d'une pratique, d'un mode de vie, et se voulait une morale des actes." (L'Ascèce cynique, Goulet-Cazé M.O, 1ère phrase de l'introduction)

"certains hommes , disait Diogène, ont le mot juste mais ils ne savent pas s'écouter eux-mêmes, pas plus que la lyre ne sait percevoir les beaux sons qu'elle émet." Stobée (p. 77 les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO)

La même réplique est dans la bouche de Cléanthe à propos des disciples d'Aristote. (Diogène Laerce VII 173)

Il existe des écrits : Sosicrate de Rhodes et Satyros affirmaient qu'aucune des oeuvres de Diogène n'étaient authentiques.

En négligeant ces témoignages, la lecture des fragments de ce qu'il nous reste des écrits de Diogène ne frôle pas la haute-voltige doctrinale : Philodème de Gardara apporte une trace de la "politique de Diogène". On y lit une liste de doctrines :
- employer ouvertement tous les mots sans aucune limite
- se secouer le prépuce en public"
- porter un manteau double
- d'abuser des mâles qui sont amoureux d'eux
- les enfants appartiennent à tous
- avoir des rapports sexuels avec ses soeurs, sa mère, ses frères, ses fils
- ne pas s'abstenir de s'accoupler par tous els moyens
- les femmes porteront le même vêtments que les hommes, mêmes activités
- les hommes doivent tuer leur père
- être comme des jeunes devenus fous

Si l'on ne croit pas Sosicrate et Satyros, il est difficile de lire dans la page qu'il nous reste de la "politique" de Diogène autre chose qu'un acte de provocation. Ses écrits sont des gestes au même titre qu'une écuelle brisée, un collier de hareng ou l'enlacement d'une statue.

5. Le dimanche 8 octobre 2006, 11:09 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec l'idée que le cynisme doit être interprété comme une morale en actes, mais on peut le dire aussi bien du stoïcisme, de l'épicurisme et du scepticisme (je partage sur ce point les thèses défendues par Pierre Hadot). Cependant cela implique non qu'il n'y a pas de doctrine mais que cette dernière a une finalité pratique primordiale. Quant aux passages de politique cynique que vous citez, ils me paraissent plus ressortir de l'éthique; sous leur dimension provocatrice, ils participent d'un rejet radical du nomos, de la loi, de la convention en tant que celles-ci n'ont aucun fondement au profit d'une identification de la physis, de la nature au bien. Certes j'ai du mal à interpréter deux des préceptes: tuer le père (le manger ne me poserait pas de problème (sic) car il y a dans le cynisme une défense naturaliste de l'anthropophagie ) et être comme des jeunes devenus fous (sauf à penser la folie seulement dans ses effets comme transgression des conventions identifiées à des vanités). Vous seriez gentil de me rappeler comment je pourrais accéder à ces textes de Philodème de Gadara. Merci d'avance.
6. Le jeudi 12 octobre 2006, 00:46 par Nicotinamide
Je m’avance trop en supposant que les philosophes cyniques couplaient leurs réflexions éthiques avec l’éthologie. Je m’explique. La régulation de nos comportements ne dépasse pas « le coup de bec » aviaires qui permet aux poules de savoir qui domine, qui bouffe le premier, qui ira se coller les cloaques... La justice, par exemple, est une contrainte biologique. Elle régule les comportements sociaux et assure une cohésion pacifique. La justice relève de l’éthologie plus que de doctrines, les cyniques le manifestent : Diogène Laërce raconte comment les cyniques se faisaient justice : « Il exaspéra à ce point le musicien Nicodromos que ce dernier lui pocha un œil ; Cratès se garnit alors le front d’un écriteau sur lequel il avait écrit : « chef-d’œuvre de Nicodromos. » (…) Diogène entra un jour dans un banquet à demi-rasé, et reçut des coups. Il inscrivit alors sur un tableau les noms de ceux qui l’avaient frappé, et se promena par les rues, en le tenant devant soi, tout nu, jusqu’à ce qu’il s’attire la compassion de la foule en exposant les coupables aux reproches. » Les cyniques ont joué sur les répulsions naturelles qu’engendre l’injustice et sur la naissance naturelle de la pitié insoutenable provoquée par une peau marbrée d’hématome. La justice cynique est avant tout une reconnaissance du sentiment d’injustice et un soutien animal à la victime. La justice cynique est éthologique car elle repose sur des sentiments provoqués par les hématomes. Elle repose sur l'intersubjectivité, sur l'interaction entre la douleur subie, la compassion et la colère... La violence soulève la compassion qui entraine le reproche, le blame et par conséquent tend à amoindrir la violence. La justice cynique foule les places, elle part du symptome et du peuple... Elle diagnostique le présent. Elle affiche les symptomes, les contorsions, les corps dressés, battus… Il n’y a pas ici de théorie de la justice comme l’écrit par exemple Platon dans la république II (Glaucon).

Le texte provient des papyrus trouvé à Herculanum : les stoïciens : PHerc. 155 et 339
Il est repris dans Socratis et Socraticorum Reliquiae (Giannantoni). J’avais sous les yeux une traduction issue de l’article de Dorandi : La politeia de diogène de sinope (p. 60-61, Le cynisme ancien et ses prolongements, PUF)

lundi 4 septembre 2006

Aristote : la générosité paradoxale.

A quelques pages d’intervalle, Laërce rapporte la même conduite de la part d’Aristote. Celle-ci consiste à donner à autrui ce que ce dernier ne mérite pas. Dans le premier cas, il s’agit d’un bon à rien, dans le second de quelqu’un qui n’est pas un homme de bien (certains auront peut-être du mal à reprendre à leur compte ces jugements sur autrui, portés qu’ils seront à parler de « bons à rien » ou d’ « hommes de bien » tant ils seront convaincus qu’associer les hommes à des natures aussi pesantes que les natures animales ou végétales relèvent de la préhistoire de la pensée).
Mais ne lisons pas tout cela en sartrien prompt à suspecter la dégradation dans toute qualification de l’humain. Donnons-nous simplement un bon à rien : il semble alors aller de soi pour les contemporains d’Aristote (du moins tels que Laërce les présente) qu’il ne mérite pas qu’on lui donne l’aumône ; c’est pourtant ce que fait le philosophe. Dans la même logique, il prête de l’argent à un homme malhonnête.
On se souvient peut-être que les cyniques ont aussi souvent fait l’inverse de ce qu’on attendait. Leur raison était la volonté de déranger l’ordre institué, elle-même expression d’une dépréciation systématique du nomos, de la loi au profit de la phusis, de la nature.
Rien de tel chez Aristote ; à propos du bon à rien, il réplique à qui lui reproche son attitude :
« Ce n’est pas de sa conduite, mais de l’homme que j’ai eu pitié » (V 17)
On peut donc dissocier l’action de l’agent : la première est condamnable tandis que le second, lui, est digne de pitié. D’où une difficulté : qui fait l’action ? En toute rigueur, l’agent paraît contraint d’agir par une cause qu’il ne contrôle pas ; en fait ce bon à rien ne fait pas rien, il est fait rien ! Est-ce imprudent de rapprocher cette idée de l’action de la conception platonicienne selon laquelle les méchants veulent, comme tout homme, le Bien mais, à la différence des meilleurs des hommes, ils ne sont pas éclairés, eux ?
La justification qu’Aristote formule à propos du prêt consenti à qui ne le rendra pas me semble distincte :
« Ce n’est pas à l’homme que j’ai donné mais à son humanité » (V 21)
Le dédoublement n’est plus entre l’agent et l’action mais entre deux agents : l’homme individuel et l’homme générique. L’homme individuel a bel et bien mal agi ; quant à la forme humaine dont il est l’instanciation, si elle mérite un don, c’est parce que, comme toutes les formes, elle est une valeur. L’argent ici est donné par reconnaissance de la valeur générique qui se manifeste à travers l’individu.
Le premier don est circonstancié au sens où, tout homme ne faisant pas pitié, la compassion a toujours des raisons d’être particulières ; le second don n’a pas ces limites dans la mesure où il est adressé à l’Homme, or, tout homme est Homme à chaque instant et quoi qu’il fasse ou ne fasse pas !
Celui qui donne au bon à rien est tout simplement humain ; en revanche il y a quelque chose de religieux dans cette identification dans l’individu éphémère d’une Forme immortelle.
Ceci dit, dans les deux cas, si le don est compris dans ses raisons, il est incitation du bon à rien à devenir bon à quelque chose et du malhonnête à devenir homme de bien. Le premier est poussé à agir au lieu de se laisser faire, le second est porté à tendre vers une meilleure expression de la Forme humaine…Mais n’étant pas philosophes, ils ont plutôt été encouragés à demander une deuxième fois à Aristote l’argent dont ils avaient besoin. Ai-je pointé sur un défaut philosophique ? Traiter les hommes réels comme s’ils étaient conformes à la conception philosophique qu’on se fait d’eux ?

samedi 2 septembre 2006

Aristote, traître à Socrate ?

Criton avait proposé à Socrate de s’enfuir plutôt que de subir la peine injuste à laquelle il venait d’être démocratiquement condamné. Cependant par respect pour les Lois, quelle malheureuse qu’ait pu être à l’occasion leur application, Socrate avait refusé l’offre.
Aristote, lui, n’a pas voulu répéter le destin socratique :
« Quant à Aristote, après être venu à Athènes et avoir pendant treize ans dirigé son école, il s’enfuit à Chalcis, parce que Eurymédon le hiérophante (ou Démophile, comme le dit Favorinus dans l’Histoire variée) porta contre lui une accusation d’impiété, pour avoir composé l’hymne à cet Hermias dont il a déjà été question (…) » (V 6)
L’accusation en question n’est pas émise par un quidam mais par le hiérophante, autrement dit le grand-prêtre d’Eleusis. Rien d'étonnant: on ne peut découvrir une antithèse plus radicale à cette prétendue divinisation d’un potentat que le culte mystérieux célébré à Eleusis : autant Hermias a eu une visibilité incontestable, autant l’objet honoré par les mystes initiés par le hiérophante reste encore aujourd’hui, malgré la référence que Laërce fait plus loin à Déméter, d’une invisibilité assez énigmatique.
Quant à ce Démophile, ami du peuple par son nom, son identité me reste cachée.
Mais le problème n’est pas là : ce que je voudrais clarifier, c’est si Aristote, en adoptant une attitude contraire à celle du maître de son maître, est indigne du nom de philosophe. Plus précisément est-il infidèle aux convictions socratiques ?
La réponse n’est pas aisée, on va voir pourquoi.
Socrate argumente son refus de fuir la cité par le fait qu’elle est sa cité, ou autrement dit qu’il a une dette par rapport aux lois athéniennes qui ont rendu possible, par l’organisation de la communauté à laquelle il appartenait, sa vie individuelle. Mais la position est subtile et mieux vaut lire directement Platon faisant parler les Lois :
« Nous en effet, nous qui t’avons engendré, qui t’avons complètement éduqué, nous qui t’avons fait part, à toi comme à tout le reste des citoyens, de l’ensemble des biens dont nous étions à même de vous faire part, nous donnons ensuite avis, par voie de proclamation, que tout Athénien est libre, s’il le souhaite, une fois admis au rang de citoyen, expérience faite du régime en vigueur dans la Cité et de ce que nous sommes, nous les Lois ; libre, si nous ne lui plaisons pas, de s’en aller où il le voudra, en emportant ce qui lui appartient. Aucune de nous, les Lois, ne met obstacle à la volonté de tel d’entre nous, de s’en aller dans une de nos colonies, ne lui interdit non plus, si nous, ni la Cité, ne lui plaisons ; à sa volonté de se rendre, en emportant ce qui lui appartient, quelque part ailleurs, pour y établir sa nouvelle résidence. Mais en revanche, celui d’entre vous qui sera resté ici, expérience faite de la façon dont les jugements de notre justice et dont, par ailleurs, est administré l’Etat, de celui-là désormais nous affirmons qu’il s’est en fait mis d’accord avec nous pour faire ce que nous pourrions lui ordonner ; et celui qui n’obéit pas, nous affirmons qu’il est trois fois coupable de ne pas nous obéir, et puisque c’est nous qui l’avons engendré, et puisque c’est nous qui l’avons nourri, et puisque enfin, ayant convenu qu’il nous obéirait, il ne se laisse pas convaincre par nos avis et nous convainc pas non plus, à supposer que nous soyons en quelque point fautives : lui à qui nous proposons cette alternative, au lieu de lui prescrire brutalement de faire ce que nous pouvons avoir à lui ordonner, lui à qui nous la concédons, ou bien de nous convaincre, ou bien de se conformer, et qui ne fait ni l’un ni l’autre ! » (Criton 51 cd – 52 a traduction de Robin)
Les conditions de l’illégitimité de la fuite sont donc clairement posées : être né dans la cité, y avoir vécu, avoir bénéficié d’un procès contradictoire et l’avoir perdu. Sont présentés ainsi les trois degrés de la culpabilité. Or, à première vue, Aristote n’a rempli qu’une des trois conditions et encore partiellement, puisqu’il n’a passé que treize ans à Athènes. On peut donc apparemment en conclure que, selon les critères socratiques, Aristote n’est que faiblement coupable, son innocence totale étant tout de même exclue par l’idée que vivre dans le cadre d’un Droit équivaut à la reconnaissance implicite de sa valeur. Cependant les choses se compliquent quand, quelques pages plus loin, Laërce ajoute :
« C’est lui qui fut le premier, dit Favorinus dans l’Histoire variée, à rédiger un discours judiciaire pour lui-même, à l’occasion justement de ce procès ; et à dire qu’à Athènes
il mûrit poire sur poire, et figue sur figue (dénonciateur et figue se disent en grec à peu près pareil) » (V 8)
On est doublement surpris : d’abord, avant Aristote, Socrate n’a-t-il pas été son propre avocat ? Ensuite, fuite et procès sont incompatibles, sauf à penser que la fuite suit le procès, ce qui certes augmenterait la faute sans néanmoins la porter à la dimension de la culpabilité d’un Socrate qui aurait écouté Criton, vu le statut d’étranger d’Aristote.
Reste qu’Aristote, échappant à la mort donnée par la cité, se la donne à lui-même en utilisant comme Socrate un poison, non pas la cigüe mais l’aconit. Dans l’épigramme qu’il lui consacre, Laërce donne la raison de ce suicide :
« Il arriva qu’Eurymédon allait accuser Aristote d’impiété,
lui, le desservant des mystères de Déméter.
Mais en buvant de l’aconit il s’échappa ; c’était là sans effort (en grec aconiti !)
Donc, remporter la victoire sur d’injustes calomnies. » (V 8)
On note que Laërce bouleverse la chronologie qu’il a suggérée quelques lignes plus haut et donne au suicide la fonction de la fuite, ce qui ne rend que plus mystérieuse du coup la séquence antérieure : fuite + suicide. Il semble en effet que des deux remèdes l’un est en trop. En tout cas, ce suicide, précédé ou non de la fuite, semble un peu démesuré, un stoïcien aurait, lui, accusé le coup en renvoyant aux faux biens l’amour de l’honneur et de la bonne réputation. Je relève aussi que le suicide va jusqu’à précéder la formulation de la calomnie, comme si le pire des maux était moins d’être calomnié que d’être témoin des discours malveillants dont on est l’objet. Ajoutons que, du point de vue des accusateurs, le suicide (et bien davantage la fuite suivie de la mort volontaire) est aisément interprétable en termes de reconnaissance honteuse de la faute.
Mais ouf ! Aristote est aussi mort d’une autre façon, moins maladroite, moins ambiguë, plus classique en somme, comme le rapporte Laërce en s’appuyant sur Apollodore, dans ce texte qui tient tant de l'enregistrment, du constat qu’il donne à la vie (et à la mort) d’Aristote une singulière platitude :
« Par ailleurs, Apollodore dans sa Chronologie(le titre de l'oeuvre est en effet mérité), dit ce qui suit : il naquit la première année de la quatre-vingt-dix-neuvième Olympiade ; il devint l’élève de Platon et passa auprès de lui vingt ans, après l’avoir rencontré à dix-sept ans ; et il alla à Mytilène sous l’archontat d’Eubule, la quatrième année de la cent-huitième Olympiade. C’est après la mort de Platon, la première année, sous l’archontat de Théophile, qu’il s’en alla chez Hermias, et il y resta trois ans ; puis, sous l’archontat de Pythodote, il alla chez Philippe, la deuxième année de la cent-onzième Olympiade, alors qu’Alexandre avait déjà quinze ans. Puis il arriva à Athènes la deuxième année de la cent-onzième Olympiade et il enseigna eu Lycée pendant treize ans. Ensuite il s’en alla à Chalcis la troisième année de la cent-quatorzième Olympiade, et il mourut de maladie à l’âge d’environ soixante-trois ans, quand Démosthène, lui aussi, mourut à Calaurie, sous l’archontat de Philoclès. » (V 9)
Malheureusement c’est ce texte, résistant à l’interprétation, qui est jugé le plus en accord avec la réalité. Dois-je, en généralisant, faire l’hypothèse que le degré de réalité d’une vie est proportionnel au degré de son incapacité à mettre en pratique les idées ?

lundi 28 août 2006

Aristote et le tyran.

Hermias exerçait la tyrannie à Atarnée. Platon lui aurait écrit une lettre (III 61) mais Aristote aurait entamé avec lui une relation plus directe dont Laërce présente diverses modalités :
a) le philosophe aime d’amour le tyran. En effet "tyran et mignon" n’est pas un oxymore. Qui domine politiquement ne le fait pas nécessairement sexuellement (la réciproque, elle, est évidente). En plus (sic), cet Hermias est eunuque, manque qui introduit une variante intéressante dans la relation pédérastique théorisée dans Le Banquet de Platon : l’amour de l’amant pour l’aimé n’y a plus rien de propédeutique et la honte de l’inverti adulte n’a plus lieu d’être, vue la radicale impossibilité de l’inversion de l’inversion. Cette première modalité pourrait être à la rigueur lue comme une allégorie un peu vulgaire de la soumission de la politique à la philosophie…
b) le philosophe entre dans la famille du tyran. A défaut de se donner, Hermias donne sa fille ou (ici inclusif) sa nièce, dénommée Pythias. La relation ne s’exprime plus désormais en termes de subordination mais d’alliance : en un sens, les noces de la philosophie et de la politique mais sur un mode plus égalitaire. Certes fille d’eunuque est un étrange statut, sauf à penser à une adoption.
c) le philosophe devient le rival du tyran. Bien sûr il faut pour cela donner à l’eunuque, ce que, par accident, il semble ne pas pouvoir désirer, je veux dire, une concubine. Alors Aristote, s’il ne possède plus le tyran, possède une de ses possessions. Mais cette troisième version est plus compliquée qu’il n'y paraît car le philosophe aurait, comme on l’a vu (16-06-06), épousé la concubine avec le consentement d’Hermias. Certes le tyran ne cesse pas ici de donner mais c’est désormais ce à quoi il avait droit ou du moins ce sur quoi il avait prise. Un tyran qui lâche prise en faveur d’un philosophe, voilà encore de l’allégorie en puissance…
Je ne reviendrai guère aujourd’hui sur l’erreur de catégorie que commet alors Aristote en divinisant Pythias (cf le billet du 16-06-06). Plus insensé que les amants aveugles moqués par Lucrèce qui eux pourtant se contentaient de métamorphoser un défaut, voire une tare, en qualité, Aristote n'hésite pas théomorphiser, si on veut bien me pardonner le néologisme.
C’est à première vue sa reconnaissance excessive envers Hermas qui retient mon attention. Mais ai-je raison de parler de reconnaissance ? Certes la phrase de Laërce y engage, jugez-en :
« Hermias ayant donné son accord, il l’épousa, et, transporté de joie, il offrait des sacrifices à cette femme comme les Athéniens à la Déméter d’Eleusis (face à ce transfert sacrilège de culte, je ne résiste pas au plaisir de citer derechef le passage du Manuel où Epictète opère une « somatisation » sans reste de la femme aimée : « Si tu aimes une marmite, dis-toi : « J’aime une marmite. » Car, si elle se casse, tu n’en seras pas troublé. Si tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi : « J’embrasse un homme. » S’il meurt, tu ne seras pas troublé. ») ; et pour Hermias il écrivit un péan, qui est transcrit plus loin. » ( V 4)
Reste que, même s’il ne s’agit pas en fait de gratitude mais d’hommage rendu à une mort tragique, Aristote a peut-être commis vis-à-vis d’Hermias la même erreur de catégorie, pour reprendre une deuxième fois le concept de Gilbert Ryle, que vis-à-vis de son épouse. Peut-être seulement, car si le péan est originairement un chant en l’honneur d’Apollon, celui que composa Aristote paraît moins être un éloge d’ Hermias qu’un hymne en l’honneur de la Vertu, personnifiée en jeune fille pour l’occasion :
« Vertu, pénible à la race mortelle, la plus belle proie pour une vie, c’est dans l’Hellade un sort enviable que de mourir pour ta beauté, jeune fille, et de supporter sans répit des peines terribles : tant tu jettes dans le cœur un fruit digne des immortels, qui l’emporte sur l’or, les parents et le sommeil où les yeux s’alanguissent. Et c’est pour toi qu’Héraclès, le fils de Zeus, et les fils de Léda endurèrent bien des épreuves dans leurs travaux, proclamant ta puissance. Par amour de toi Achille et Ajax gagnèrent les demeures d’Hadès. Et c’est pour ta chère beauté qu’un enfant d’Atarnée a quitté la lumière du soleil. Or donc, fameux pour ses actions et immortel l’exalteront les Muses, les filles de Mémoire, exaltant la majesté de Zeus l’hospitalier et le privilège d’une amitié solide. »
Certes Hermas, en vedette américaine, est annoncé sinon par des dieux du moins par des héros et s’il n’est qu’ « enfant d’Atarnée », il mérite néanmoins le titre d’immortel. Cependant c’est à la Vertu qu’Aristote s’adresse dans ces vers aux résonances par endroits stoïciennes, même s’il ne semble guère conforme à l’école du Portique de prendre la violence de la passion amoureuse comme métaphore de l’attachement à la vertu !
Diogène Laërce cite un autre texte consacré par Aristote à Hermias qu’il présente comme « une épigramme pour (la) statue (d’Hermias) à Delphes » (V 6). Ici point de doute, Hermias n’a plus que la stature modeste d’un homme trahi :
« Celui-ci, il advint que, de façon sacrilège, transgressant la sainte loi des bienheureux, le roi des Perses porteurs d’arcs l’a tué ; non que, ouvertement, à la pointe de sa lance, en un combat mortel, il s’en soit rendu maître, mais en tirant parti de sa confiance en un homme fourbe. » (V 6)
Pierre Larousse a tranché en faveur d’Aristote, quitte à juger quelque peu abrupte la fin de l’hymne litigieux ; après avoir mis en évidence l’origine apollonienne de cette poésie, il ajoute :
« On appelait aussi péans des éloges tout à fait généraux et abstraits, tels que celui de la Santé. Nous possédons plusieurs vers d’un poème de ce genre, composé par Lycimnius. Ils sont, pour la plupart, incorporés dans le petit Péan à la santé, par Ariphron, qui nous a été conservé. On y trouve, avec beaucoup de justesse, mais avec fort peu de poésie, que sans la santé l’homme ne peut jouir ni de la richesse, ni de la domination, ni d’aucun autre bien. Quoique le sujet n’en soit pas moins abstrait, le Péan à la vertu du grand Aristote est plus lyrique par sa composition (…) Mourir pour elle est un sort envié en Hellade, et l’énumération des grands héros qui souffrirent et moururent pour elle se termine, par une transition brusque, mais certainement voulue (on ne prête qu’aux riches) avec l’éloge profondément senti du noble ami d’Aristote, Hermias, souverain d’Acarné. » (Grand dictionnaire universel du 19ème siècle T. 12).
Peut-être lecteur rapide de Laërce, Pierre Larousse a du moins le mérite de résumer en un mot simple et clair mais certes vague : « ami » les très incertaines relations d’Aristote et d’Hermias…

jeudi 29 juin 2006

Qu'est-ce que les vacances ?

Paradoxalement Philalethe hiberne pendant l'été, il se réveillera à la rentrée de l'Esprit !

dimanche 25 juin 2006

Aristote : de l’Académie au Lycée.

Le récit que Diogène Laërce fait de la distanciation d’Aristote vis-à-vis de Platon autorise deux interprétations.
J’appellerai la première naturaliste. C’est Platon qui la formule :
« Aristote nous a lancé une ruade, comme font, à peine nés, les petits poulains avec leur mère » (V 2)
C’est en effet la vertu de la jument d’engendrer un poulain apte à s’éloigner d’elle. La critique du maître serait la suite logique du succès de l’inculcation. Mais on dira que les poulains n’ont pas immédiatement la force de ruer contre leur génitrice et on aura raison ; d’où des corrections « permettant de comprendre qu’il s’agit de poulains « devenus grands » (j’ai failli écrire « grecs ») ou « une fois sevrés » (note de Michel Narcy p. 556) (les traducteurs de Diogène Laërce doivent, vues les incertitudes consubstancielles aux manuscrits, combiner particulièrement deux vertus intellectuelles qui pourraient être contradictoires : fidélité aux sources et imagination.)
Appelons la seconde interprétation sociologique :
« Hermippe dit, dans ses Vies, que c’est au moment où il était en ambassade chez Philippe pour les Athéniens que Xénocrate fut placé à la tête de l’école située à l’Académie : ayant vu, à son arrivée, l’école sous la direction d’un autre, il choisit pour promenoir celui qui était situé au Lycée. » (ibid.)
Faute d’être consacré héritier, Aristote rompt avec l’orthodoxie, l’absence de reconnaissance institutionnelle comme raison de la différenciation géographico-théorique ! Notons cependant qu'un tel éloignement physique du sanctuaire platonicien est un rapprochement en direction de Socrate.
Lisons en effet la première réplique de l’Eutyphron ou de la Piété (c’est le personnage homonyme qui parle) :
« Que s’est-il passé de nouveau, Socrate, pour que, délaissant la fréquentation du Lycée, tu fréquentes à présent les alentours du Portique Royal ? » (2 a trad. de Léon Robin)
Dans le Lysis ou de l’Amitié, des années avant, Socrate fait déjà le chemin que fera l’élève de son élève (ce sont aussi les premières lignes) :
« Venant de l’Académie (qui n’était encore qu’un parc consacré au héros Acadèmos), je m’en allais tout droit vers le Lycée (qui à son tour n’était encore qu’un gymnase dédié à Apollon Lycien) » (203 a )
Un gymnase où on discute cependant si l’on en croit encore les toutes premières lignes de l’Euthydème ou le Disputeur (c’est Criton qui parle) :
« Qui était cet homme, Socrate, avec qui tu t’entretenais hier au Lycée ? Si grande était, certes la masse des gens qui faisaient cercle autour de vous, que, m’approchant avec l’intention d’écouter, j’étais incapable de rien entendre de distinct ! » (271 a)
Reste à mentionner les dernière lignes cette fois du Banquet ou de l’Amour :
« Là-dessus, Socrate, les ayant endormis comme des enfants, se leva et partit ; comme à son habitude, Aristodème le suivit. Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé (le Lycée comme salle de bain!), il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et quand il l’eut ainsi passé, vers le soir il alla chez lui se reposer. » ( 223 d)
Reste une énigme : pourquoi donc Aristote tenait-il donc à se promener ?

samedi 24 juin 2006

Contre les blogs !

A François, en souvenir d'une de nos conversations...
"Autrefois, parmi les gens qui se voulaient des penseurs - bien sûr j'aimerais aussi en être un -, l'usage voulait que l'on réfléchisse très longuement avant d'exprimer un avis sur un sujet particulier. Il me semble qu'il n'est pas mauvais qu'à côté de toutes les autres méthodes d'approche des choses, et qui se justifient bien sûr aussi, il y ait aujourd'hui encore, ici ou là, des gens qui tentent de le faire de cette manière, très lente et grave, qui a comme avantage de mener à la précision, ainsi que de porter ces choses en soi pendant un moment sans qu'elles soient éliminées par le prochain événement du jour. Cela me semble tout à fait essentiel dans cette démarche."
Elias Canetti Entretien avec Gérald Stieg (1979)

Commentaires

1. Le dimanche 25 juin 2006, 17:02 par julien dutant
Gérald Stieg oppose deux façons de "s'exprimer" ou "donner son avis": 1)rapidement, puis passer à autre chose. 2)après mûre réflexion, puis passer à autre chose. La seconde façon est supposée "mener à la précision".

Je doute que la longue maturation solitaire d'une idée mène à la précision, sauf exception. Cela mène plutôt le "penseur" à, pour ainsi dire, dériver en se laissant entraîner sur une voie idiosyncratique qu'il est le seul à trouver "précise".

A mon avis, la meilleure méthode - de loin - est de s'exprimer "rapidement", mais sans passer à autre chose! C'est-à-dire, de reprendre l'ouvrage encore et encore en prenant en compte les objections et questions des autres.

En d'autres termes: pour les Wikis et contre les Blogs!
2. Le dimanche 25 juin 2006, 20:34 par Philalethe
D'accord et à la rescousse, Kant !

" L'égoïste logique tient pour inutile de mettre son jugement à l'épreuve de l'entendement d'autrui, tout comme s'il n'avait nul besoin de cette pierre de touche (criterium veritatis externum). Or ce moyen de nous assurer de la vérité de notre jugement nous est si certainement indispensable que c'est là peut-être la raison primordiale pour laquelle le monde savant réclame à grands cris et avec tant d'insistance la liberté de la plume: le refus de celle-là nous ôte du même coup un moyen considérable de vérifier la justesse de nos propres jugements et nous livre à l'erreur." Anthropologie d'un point de vue pragmatique Ière partie I 2

Ceci dit, je ne suis pas sûr qu'un kantien orthodoxe juge que le Wiki correspond vraiment à l'usage public de la raison ! Il doit mettre la barre plus haut !

vendredi 23 juin 2006

Les philosophes antiques et Wittgenstein (2)

"Quand je pense à la sagesse, je pense principalement aux Cyniques de l'Antiquité, en particulier à Diogène. C'est au font probablement mon modèle de sagesse et je pense qu'il y a une certaine analogie entre l'attitude cynique, au bon sens du terme, et le comportement d'un philosophe comme Wittgenstein dans sa vie personnelle: n'accepter vraiment que le minimum de dépendances inévitables et incompressibles par rapport à la réalité extérieure et s'efforcer de manifester à l'égard de tout le reste une espèce de mépris poli."
Jacques Bouveresse Le philosophe et le réel 1998 p. 252-253

Commentaires

1. Le samedi 24 juin 2006, 10:44 par Nicotinamide
Après avoir présenté mon projet de recherche, K. sans que sa perruque ne se décoiffe, froissa sa gueule de bourgeoise parisienne et demanda étonnée:
«- Mais pourquoi moi ? Enfin… je veux dire… pourquoi m’avoir choisi moi ?
- Je ne sais pas. Les secrétaires de l’UFR…
- Ah oui ! Elles ont du penser que c’était un sujet d’esthétique... Je vous orienterez plutôt vers Mr. C., spécialiste de philosophie antique et muni d’une très large culture. »
Je raconte à nouveau mon projet sur la philosophie cynique. Mais ce grand desséché ne compte que mes feuilles. Il ne m’écoute pas. Il ne cherche qu’à lire mes notes. Du coup je n’ose plus les toucher. Son premier commentaire fut :
« - Vous avez peut-être raison… » Et brutalement il se mit à me parler de Wittgenstein et d’une vie philosophique.
Vos citations m’aideront à comprendre peut-être pourquoi un sujet sur le cynisme poussa Mr C. à évoquer Wittgenstein. Une clé se trouve sans doute dans les livres de Bouveresse… Il a écrit en effet sur Wittgenstein et sur le cynisme…