Quand on est cynique, un Aristote, ça se ridiculise. En effet la verve hargneuse du Chien vise autant l’excellent que le médiocre, désireux qu’il est de déceler sous le succès l’échec.
Diogène a donc voulu faire à Aristote le coup de la figue sèche. Laërce ne précise pas en quoi il consiste: est-ce la même blague que celle dirigée autrefois contre Platon ?
« Diogène, qui était en train de manger des figues sèches, rencontra Platon et lui dit : « Tu as le droit d’avoir ta part ». Platon en prit et les mangea. « J’ai dit « avoir ta part », pas « avaler » », dit Diogène » (VI 25)
Ça avait marché avec le maître, ça pouvait fonctionner aussi avec le disciple, malgré la dissidence ! Mais à malin, malin et demi :
« Comme Diogène lui offrait une figue sèche, il comprit qu’il avait préparé un mot d’esprit, au cas où il ne la prendrait pas. » (V 18)
Aristote a donc pensé que ce n’était pas un remake pur et simple du mauvais tour qui avait servi à berner son professeur et a peut-être même fait l’hypothèse que Diogène, s’attendant à rencontrer en la personne d’Aristote un homme averti, s’était résolu à inverser le mécanisme : non plus honte sur celui qui prend la figue mais honte sur celui qui ne la prend pas !
Ce mot d’esprit, Laërce ne nous le dira pas et je n’aurai pas l’immodestie d’en imaginer un à la hauteur du génie de Diogène. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Diogène n’a pas prévu ce jour-là de mot d’esprit de rechange en cas d’échec de sa tactique ridiculisante :
« Il la prit en disant qu’avec son mot d’esprit Diogène avait perdu aussi la figue. »
Ça aurait pu se terminer là. Mais Diogène récidive : qu’a-t-il eu en tête ? Que cette fois Aristote ne la prendrait pas ? Et qu’il pourrait donc servir sa plaisanterie ? Il ne semble pas en tout cas avoir eu assez de présence d’esprit pour trouver dans le court intervalle qui sépare les deux offres de quoi redresser la situation en sa faveur. Jugez-en :
« Comme Diogène lui en offrait de nouveau une, il la prit et l’éleva en l’air comme on fait aux enfants et, disant « qu’il est grand, Diogène ! », il la lui rendit. »
Diogène, lui qui ne trouvait aucun homme digne de ce nom dans la foule des adultes qui peuplait l’agora, réduit à un petit enfant qu’on récompense d’une figue pour sa volonté persistante bien que maladroite de jouer aux adultes astucieux !
Une telle figue a dû être dure à avaler pour la gorge orgueilleuse du cynique.
Mais je trouve juste la victoire d’Aristote : les œuvres cyniques, bien que vachardes et drôles, sont quand même bien maigres par rapport aux textes austères certes mais ô combien denses et pleins de profondeurs actuelles du Stagirite…