jeudi 31 mai 2007

Démocrite: l’amour et la masturbation.

On le sait, c’est Diogène de Sinope qui donne à la masturbation ses lettres de noblesse philosophique :
« Il se masturbait constamment en public et disait : « Ah ! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim ! » (VI 69)
Mais est-ce Démocrite qui, théoriquement au moins, aurait ouvert la voie ? Hérodien, un des maîtres de Marc-Aurèle, rapporte en effet ce passage :
« La masturbation procure une jouissance comparable à l’amour. » (Prosodie générale, cité par Eustathe Commentaire sur l’Odyssée XIV 428 p. 1766 Les présocratiques p. 877)
A ma connaissance, les Epicuriens n’ont laissé aucun texte à ce sujet mais une telle thèse semble parfaitement compatible avec leur condamnation de l’amour essentiellement lié à des désirs illimités aux plaisirs toujours mêlés de douleurs. A dire vrai, les textes que nous avons ne laissent pas d’espace, entre les indispensables amis et les asservissantes maîtresses, pour un type d’autre avec lequel se noueraient des contacts intimes, le temps de satisfaire des désirs physiques et égoïstes miraculeusement accordés. Il semble ainsi que l’onanisme puisse être défendu comme une sorte de dépense sexuelle fort peu onéreuse.
Mais il y a un hic. Stobée dans son Florilège rapporte un autre dit de Démocrite qui renverse totalement ce qu’on vient d’établir :
« L’amour lave de tout reproche l’acte amoureux » (IV XX 33 p.910)
Texte inintelligible sans la note qui l’accompagne :
« Opposition entre amour (agapê) et acte amoureux (erôs) ; mais le texte paraît incertain. Les hésitations des philologues leur sont surtout dictées par une conscience chrétienne étonnée de trouver un thème propre au Nouveau Testament. » (p.1492-1493)
Une telle note mériterait à son tour une note explicative !
Dois-je comprendre que les philologues n’en croient pas leurs yeux de voir confirmée par ce texte païen la primauté à laquelle ils souscrivent pleinement de agapê sur erôs ?
Agapê est en effet le terme grec, préféré à erôs et à philia, pour traduire dans les Evangiles l’hébreu ‘aëv, ce dernier mot désignant l’amour de Dieu. L’opposition erôs /agapê sera en latin souvent rendue par la distinction entre libido et caritas.
Mais à texte incertain, interprétation en suspens. Je n’oserai donc pas soutenir que Démocrite a voulu dire que l’amour de bienveillance lave de tout reproche l’amour de concupiscence !
Reste que l’éloge démocritéen de la masturbation ne pourra plus se faire que de manière tout à fait mesurée…

Commentaires

1. Le samedi 1 avril 2017, 16:17 par andros
la masturbation n'est que l'ersatz d'un amour véritable et partagé

Démocrite et Cicéron : la lettre sur les fantômes.

On peut identifier la perception à l’imagination : c’est une des raisons du doute hyperbolique de Descartes. Mais on peut identifier l’imagination à la perception : c’est la voie démocritéenne puis épicurienne.
Ce qui débouchera sur une preuve matérialiste de l’existence des dieux : si les dieux n’existaient pas, on ne les verrait pas la nuit en songe.
Clément d’Alexandrie (début du 3ème siècle après JC) attribue alors très logiquement à Démocrite l’idée qu’il n’y a pas de raison pour que les animaux ne soient pas autant que les hommes touchés par les atomes divins :
« Selon Démocrite, ce sont les mêmes images qui proviennent de la réalité divine pour frapper les hommes comme les animaux privés de raison. » (Stromates V 88 Les présocratiques p.788)
Voir un dieu n’est pas ici une expérience mystique mais un contact physique, une interaction atomique. Pas nécessaire de s’exhausser aux limites de l’humain : il suffit de rester dans celles de l’animalité.
D’ailleurs, je me demande si Démocrite pouvait soutenir à la fois cette thèse et celle de l’irréalité des sensibles, laquelle semble réduire les dieux à n’être que des conventions, pour reprendre la traduction consacrée.
Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est une lettre de Cicéron à Cassius relative justement à cette identification de l’imagination à la perception. En effet, dans l’ensemble des textes souvent arides que Diels a regroupés autour du nom de Démocrite, ces lignes ont une certaine fraîcheur. Est-ce dû à ce que Cicéron s’appuie sur une sorte de phénoménologie de l’imagination pour réfuter la thèse démocritéo-épicurienne ? A vous de juger :
« En effet, lorsque je t’écris une lettre, il me semble que tu es, pour ainsi dire, là en face de moi – sans que je sache comment cela se fait – et cela sous une forme autre que celle propre à la « représentation de simulacres à l’imagination sensible », comme disent tes nouveaux amis, qui pensent que même les « représentations d’images intellectuelles » sont provoquées par les « fantômes » de Catius. Car, je te le rappelle, l’épicurien Catius, l’Insubrien (de Gaule transpadane, située au-delà du Pô, comme me l’apprend la note), qui vient de mourir récemment, appelle « fantômes » (spectra) les apparences auxquelles l’illustre philosophe de Gargette (Epicure) et, déjà avant lui, Démocrite donnaient le nom de simulacres (eidola). Moi, je veux bien que ces fantômes aient le pouvoir de venir frapper nos yeux parce qu’ils surgissent spontanément, que nous le voulions ou non ; mais je vois mal comment l’esprit, lui, peut en être frappé. Il faudra que tu m’apprennes, quand tu seras de retour ici à bon port, si vraiment il est en mon pouvoir de faire surgir à mon gré ton « fantôme », quand je pense à toi, et si ce pouvoir se limite à ta personne, qui m’est si étroitement liée, ou bien si je ne peux pas aussi faire voler jusqu' en mon cœur, à tire d’aile, le simulacre de l’île de Bretagne, rien qu’en me mettant à penser à elle. » (Correspondance familière XV 16 1 )
En effet la thèse démocritéenne est incompatible avec le fait que l’imagination, à la différence de la perception, est, partiellement au moins, sous le contrôle de la volonté.
Mais ce disant, je trahis la douceur et l’ironie insinuante de cette lettre adressée à C.Cassius Longinus, lieutenant de César et initiateur du complot qui assassinera ce dernier. Difficile d’ailleurs de concevoir comment cet homme politique orgueilleux et ambitieux a pu, venant du stoïcisme, embrasser l’épicurisme, tant cette philosophie semble incompatible avec la fougue et la violence de la carrière dudit Cassius. Mais Yasmina Benferhat est certainement éclairante quand elle écrit dans la notice qu’elle lui consacre :
« Ils (les Romains) ne trouvent en réalité dans les différentes écoles philosophiques grecques que leurs propres idées confortées par une connaissance non pas superficielle mais peut-être biaisée de leurs doctrines. Cassius est, comme nombre de ses contemporains, un adhérent sincère de la philosophie grecque, en l’occurrence de l’épicurisme, mais un adhérent romain. » (Dictionnaire des philosophes antiques 2005)

Le rire de Démocrite.

Diogène Laërce ne dit pas un mot sur le rire de Démocrite. Pourtant c’est un lieu commun d’opposer les pleurs d’Héraclite précisément aux rires de Démocrite. Sidoine Apollinaire (431-487) mentionne dans ses lettres une peinture le représentant en train de rire ( IX 9 14) et antérieurement Juvénal (65-128) le décrivait dans une satire agité par un rire perpétuel (« perpetuo risu pulmonem agitare solebat »). C’est ce que m’apprend l’articulet que Marie-Christine Hellmann consacre à l’iconographie de Démocrite dans le deuxième volume du Dictionnaire des philosophes antiques (1994).
Curieux de découvrir la justification de ce rire, j’explore les sources concernant Démocrite telles que Diels les a rassemblées mais ne trouve quasiment rien, à part une mention assez énigmatique de l’évêque Hippolyte (3ème siècle) :
« Démocrite riait de tout, comme s’il estimait risibles toutes les affaires humaines. » (Réfutation de toutes les hérésies I 13 Les présocratiques p. 769 La Pléiade)
Or, que Démocrite ne juge pas risibles les affaires humaines est confirmé par le seul texte de lui consacré au rire et, paradoxalement, le condamnant :
« Il convient, puisque nous sommes hommes, de ne pas rire des malheurs des hommes, mais de les déplorer. » (ibidem p.871)
Ce fragment va de pair avec l’éloge de l’amitié secourable, telle qu’elle s’exprime par exemple à travers les deux textes suivants.
« Nombreux sont ceux qui se détournent de leurs amis, lorsque ceux-ci choient de la richesse dans la pauvreté. » (ibid.)
« L’homme serviable n’est pas celui qui attend qu’on lui rende la pareille, mais celui qui a pris les devants pour faire le bien. » (ibid. p.870).
Mais alors pourquoi donc avoir attribué à Démocrite ce rire hautain plus digne d’un dieu méprisant que d’un humain compatissant ?
La réponse se trouve peut-être dans un passage anonyme du Codex de Paris (1630) consacré à Héraclite et cité par Diels :
« Du philosophe Héraclite, Contre la vie ; voir l’Anthologie palatine IX 359, Stobée Florilège, IV, 34, 57. Le ton pessimiste de l’épigramme accrédite l’idée qu’ « Héraclite pleurait » (ibid. p.177)
Il se peut que le rire de Démocrite ait une dimension allégorique : expression d’une philosophie qui croit dans la possibilité du bonheur. N’est-ce pas alors plutôt de la joie de Démocrite que l’on devrait parler ?

mercredi 30 mai 2007

Démocrite: voit-on mieux avec ou sans les yeux ? (2)

Il y a deux manières au moins de rendre compte en termes démocritéens de la perception.
Elle est contact par atomes interposés d’une part et d’autre part elle met en relation avec ce qui n’existe pas.
Ce dernier point est attesté par un passage de Démocrite cité par de multiples sources :
« Convention que le doux, convention que l’amer, convention que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur ; et en réalité : les atomes et le vide. »
Je comprends par convention relation : la couleur est une relation entre certains atomes et d’autres, aucun d’entre eux n’étant bien sûr coloré. Les atomes ne sont pas du tout sensibles, ils sont intelligibles s’il faut en croire Sextus Empiricus :
« Les émules de Platon et de Démocrite supposaient que seuls sont vrais les intelligibles. Mais, pour Démocrite, c’est parce que n’existe par nature rien de sensible, étant donné que les atomes, dont la combinaison forme toutes choses, sont par nature dépourvus de toute qualité sensible. Pour Platon, en revanche, c’est parce que les sensibles connaissent un perpétuel devenir, et jamais ne sont véritablement. » (Contre les mathématiciens VIII 6)
On comprend mieux désormais que si l’être n’est pas sensible, l’aveuglement de Démocrite n’est pas un handicap du point de vue de la connaissance. Reste que la perception, bien que gnoséologiquement nulle, est vitalement essentielle, comme le fait comprendre le récit de la mort de Démocrite tel que le rapporte Diogène Laërce :
« Démocrite mourut, dit Hermippe, de la façon suivante. Ayant atteint l’extrême vieillesse, il était tout proche de sa fin. Sa sœur se lamentait, parce qu’il allait mourir pendant la fête des Thesmophories, et qu’elle ne pourrait pas rendre à la déesse les honneurs qui convenaient ; il lui dit de reprendre courage et demanda qu’on lui apporta des pains chauds chaque jour. En se les mettant sous le nez, il réussit à passer la période des fêtes ; lorsque les jours de fête furent passés – il y en avait trois -, il abandonna la vie de la façon la plus paisible, selon Hipparque, ayant vécu plus de cent neuf ans. » (IX 43)
Athénée dans Les deipnosophistes parle lui de pot de miel humé au lieu de pains chauds mais peu importe. Est clair à travers cet acharnement thérapeutique doux et délicat que si l’odorant n’est rien, l’odorat met en contact réel avec les atomes de l’odorant et précisément ici leur ouvre le passage qui leur permet d’occuper quelques fonctions vitales.
Démocrite n’est pas Descartes, il ne doute pas de la réalité de la perception, de sa matérialité. Ce qu’il refuse de soutenir, c’est la réalité du perçu.

lundi 28 mai 2007

Démocrite: voit-on mieux avec ou sans yeux ? (1)

A ne lire que Diogène Laërce, on ne retiendrait de l’œil démocritéen que sa capacité à voir au-delà des apparences :
« Athénodore dans le livre VIII de ses Promenades, dit qu’Hippocrate étant venu le trouver, Démocrite demanda qu’on apportât du lait ; ayant observé ce lait, il dit qu’il était celui d’une chèvre primipare et noire ; du coup Hippocrate s’émerveilla de sa perspicacité. On raconte aussi l’histoire d’une jeune servante qui accompagnait Hippocrate. Le premier jour, il la salua ainsi : « Bonjour, Mademoiselle. » Le jour suivant : « Bonjour, Madame. » La fille avait été déflorée pendant la nuit. » (IX 42)
Comme souvent quand Laërce rapporte des capacités prodigieuses, on ne sait jamais s’il s’agit de vision ou de réflexion. Vu qu' on range les personnages dont il parle dans la catégorie des philosophes et qu’on est porté à associer philosophie à raisonnement, on est tenté d’identifier une telle performance à une observation attentive et expérimentée d’indices minuscules, mais il n’est pas impossible non plus d’attribuer à Démocrite, comme à tous ces philosophes aux talents gnoséologiques quelquefois surhumains, une sorte de sixième sens lui rendant possible la vision du passé par exemple. En tout cas la valeur de la vue comme moyen de connaître la réalité est indéniable.
Pourtant d’autres textes nous font connaître un Démocrite lucide parce qu’aveugle. Ce sont des anecdotes étranges qui donnent une allure platonicienne à un homme qu’on serait jugé comme étant un des tout premiers matérialistes, et précisément atomistes. Himérios, sophiste grec du 4ème siècle, reste encore imprécis :
« Démocrite rendit volontairement son corps malade, afin que ce qu’il avait de meilleur en lui demeurât sain. » (Morceaux choisis III, 18)
Mais Aulu-Gelle (130-180) le présente comme s’aveuglant intentionnellement :
« Il se priva de lui-même de l’usage de la vue, parce qu’il estimait que les pensées et les méditations de son esprit occupé à examiner les principes de la nature seraient plus vives et plus précises, une fois affranchies des prestiges de la vue et des entraves que les yeux constituent. » (Nuits attiques X 17)
Plutarque (46-120) ne retient pas la version de l’aveuglement volontaire mais enrichit tout de même la biographie imaginaire en ne faisant pas jouer à la lumière du soleil le rôle éclairant que Platon lui attribuait, ne fût-ce qu’allégoriquement dans la République, mais en la transformant en force destructrice, dont la puissance serait redoublée par l’ingéniosité technique :
« Pourtant est-ce chose fausse qui se dit communément, que Démocrite le philosophe s’éteignit la vue en fichant et appuyant ses yeux sur un miroir ardent et recevant la réverbération de la lumière d’icelui, afin qu’ils ne lui apportassent aucun sujet de divertissement en évoquant souvent la pensée au-dehors, mais la laissant au-dedans en la maison, pour vaquer au discours des choses intellectuelles, étant comme fenêtres, répondantes sur le chemin, bouchées. » (De la curiosité 12 521 D)
Les yeux comme des ouvertures qui attirent à l’extérieur le regard du curieux et le détournent de la connaissance de son intérieur, voilà bien une métaphore des sens aussi anti-empiriste que possible !
Cicéron (106-43) n’a pas insisté, lui, sur le gain d’une telle mutilation mais a souligné qu’elle n’était en rien une perte de la connaissance de ce qui rend une vie réussie:
« Démocrite, devenu aveugle, n’était bien sûr même plus capable de discerner le blanc du noir. Mais il savait encore distinguer les biens des maux, les actes justes des actes injustes, les actions bonnes des actions malhonnêtes, les choses utiles des choses inutiles, ce qui est noble de ce qui est mesquin ; être privé de la diversité des couleurs ne l’empêchait pas de connaître le bonheur dont l’eût privé la connaissance des réalités. » (Tusculanes V XXXIX 114)
Tertullien (155-225) en revanche donne une tout autre fonction à l’aveuglement volontaire :
« Démocrite, en s’aveuglant lui-même, parce qu’il ne pouvait pas voir de femmes sans être enflammé de désir, et souffrait de ne les pouvoir posséder, témoigne par ce remède de son incapacité à se dominer. » (Apologétique 46)
A la lumière de ce témoignage, on lit un peu autrement les lignes de Diogène Laërce sur l’étonnante pénétration dont fait preuve Démocrite à l’égard de la servante dépucelée…

dimanche 27 mai 2007

Parménide: la métaphore est-elle toujours de trop dans le texte philosophique ? (2)

Simplicius, jugeant sévèrement le style métaphorique de Parménide, annonçait-il Croce jugeant sévèrement aussi l’allégorie ?
« Croce accuse l’allégorie d’être un fastidieux pléonasme, un jeu de vaines répétitions qui en premier lieu nous montre (disons) Dante guidé par Virgile et Béatrice, et nous explique ensuite ou nous donne à entendre que Dante symbolise l’âme, Virgile la philosophie ou la raison ou la lumière naturelle, et Béatrice la théologie ou la grâce. Selon Croce, selon l’argument de Croce (l’exemple n’est pas de lui), Dante aurait alors pensé : « la raison et la foi opèrent le salut des âmes » ou « la philosophie et la théologie nous conduisent au ciel », pour ensuite mettre Virgile là où il avait pensé « raison » ou « philosophie » et Béatrice là où il avait pensé « théologie » ou « foi », ce qui serait une sorte de mascarade. L’allégorie, selon cette interprétation dédaigneuse, se réduirait à une énigme, plus étendue, plus lente et beaucoup plus incommode que les autres. Elle serait un genre barbare ou puéril, une distraction de l’esthétique. » (Autres inquisitions Borges 1952 La Pléiade vol.1 p.712)
Est-il plus judicieux de défendre la métaphore dans le texte philosophique comme Chesterton a défendu l’allégorie ?
« Il argumente que la réalité est d’une interminable richesse et que le langage des hommes ne saurait épuiser cette vertigineuse abondance (…) Chesterton en déduit ensuite qu’il peut exister plusieurs langages – qui, d’une certaine manière, correspondent à la réalité insaisissable – au nombre desquels, celui des fables et des allégories.
En d’autres termes : Béatrice n’est pas un emblème de la foi, un laborieux et arbitraire synonyme du mot « foi » ; la vérité est qu’il existe une chose au monde – un sentiment particulier, un processus intime, une série d’états analogues – que l’on peut désigner par deux symboles : l’un, assez pauvre, le son « foi » ; l’autre, Béatrice, la glorieuse Béatrice qui descendit du ciel et foula le sol de l’enfer pour sauver Dante. » (ibidem)

vendredi 25 mai 2007

Zénon d' Élée et Pascal.

Dans la Vie de Périclès, Plutarque rapporte:
« A ceux qui tenaient la gravité de Périclès pour présomption et arrogance, Zénon conseillait d’afficher la même présomption, parce que cette manière de mimer l’honnêteté et la vertu apporte peu à peu et subrepticement une disposition et une accoutumance à l’honnêteté. » (V 3)
Pascal dans les Pensées s’adresse ainsi à celui qui, convaincu par le pari, se demande comment parvenir à croire :
« Apprenez de ceux, etc., qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir ; suivez la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement cela vous fera croire et vous abêtira. » (397 édition Le Guern).
N’est-ce pas un héritage d’Aristote ? Les vertus s’acquièrent en pratiquant les actions convenables : ce n’est pas parce qu’on est vertueux qu’on commence à agir comme il faut ; c’est parce qu’on s’est accoutumé à agir comme il faut qu’on est vertueux. Dans les deux textes, une même manière de rendre compte de l'intériorité par l'extériorité.

jeudi 24 mai 2007

Zénon d'Elée ou l'art de faire sous la torture semblant d'être torturé.

Est-ce à la même source (Héraclide Lembos) que Diodore de Sicile avait lu le récit de la mort de Zénon ? Dans la narration qu’il en fait, il est en tout cas plus explicite que Laërce :
« Comme sa patrie subissait le rude joug du tyran Néarque, il organisa un complot contre lui. Découvert et interrogé sous la torture par Néarque qui voulait connaître ses complices.: « Puissé-je être, dit-il, aussi maître de mon corps que de ma langue. » Et comme le tyran accentuait encore ses tortures, Zénon lui opposa une résistance farouche. Ensuite, dans l’espoir de s’en délivrer et de tirer vengeance de Néarque, il imagina une ruse. Au moment où la douleur des tortures se faisait plus intense, il feignit de rendre l’âme et hurla comme sous l’effet de la douleur : « Arrête, je vais te dire toute la vérité. » Comme on relâchait ses liens, il demanda à Néarque de s’approcher pour être seul à entendre, car mieux valait conserver secrètes la plupart des révélations qu’il allait faire. Le tyran s’approcha avec empressement et plaça son oreille contre la bouche de Zénon. Celui-ci la mordit et y planta ses dents. Les gardes accoururent et mirent à mal le malheureux torturé qui s’acharnait davantage encore sur sa proie. A la fin, impuissants à vaincre la fermeté du héros, ils le transpercèrent pour qu’il desserrât les dents. Ainsi vint-il, grâce à ce stratagème, à bout de ses douleurs, et tira-t-il du tyran la seule vengeance possible. » (Bibliothèque historique, X. XVIII, 2. Les Présocratiques La Pléiade p.278)
Zénon a décidé de faire au sens propre le contraire de caresser l’oreille du tyran.
Mais c’est le passage souligné qui retient mon attention. Je connaissais plusieurs possibilités humaines relativement à l’extrême douleur : l’exprimer en hurlant, la simuler, voire s’efforcer de la contenir. Or, Zénon en invente une nouvelle : faire sembler de hurler tout en la ressentant. Ressentir devient ainsi quelque chose de tout intérieur, complétement dissocié de son expression (la torture produirait d’intenses douleurs qui ne pousseraient pas à hurler, d’où mon doute : n’est-ce pas contenu dans la grammaire même du concept d’extrême douleur de produire des cris, au point que j’aurais du mal à comprendre un énoncé du genre : « Il a atrocement mal mais ne le montre pas du tout » ?). Ainsi, en hurlant , Zénon ne se laisse pas aller à un penchant spontané, il fait seulement la comédie de l’extrême douleur tout en ayant une extrême douleur. Il est dans la situation de quelqu’un qui simule ce que normalement il serait porté à exprimer, comme si un homme au plus profond du chagrin s’obligeait à verser des larmes de crocodile…
Même au plus fort de la torture, Zénon continue à neutraliser les causes mentales au profit des raisons d’agir.

mercredi 23 mai 2007

Zénon d’Elée : martyr.

Une bouche philosophique ne sert pas qu’à proférer de nobles vérités. Voyez plutôt celle de Zénon d’Elée :
« Ayant projeté de renverser le tyran Néarque – d’aucuns disent Diomédon – il fut arrêté, selon ce que dit Héraclide dans son abrégé de Satyros ; c’est alors que, interrogé sur ses complices et à propos des armes qu’il avait transportées à Lipara, il dénonça tous les amis du tyran, avec l’intention de l’isoler complètement. » (IX 26)
Machiavélien avant la lettre, Zénon met le mensonge au service des meilleures causes (« Ce fut un homme d’une grande noblesse, en philosophie comme en politique » ibidem). Le Florentin disait qu’un prince doit agir en homme et en bête. Zénon certes a déjà joué au renard mais il va bientôt descendre d’un degré dans l’imitation de l’animalité :
« Ensuite, il lui dit qu’à propos de certains d’entre eux, il pouvait lui dire certaines choses à l’oreille ; alors il la lui mordit, et ne relâcha pas sa prise avant d’être percé de coups, frappé du même sort qu’Aristogiton le tyrannicide. »
Mordre : les cyniques n’oseront le faire que métaphoriquement. Zénon, c’est au pied de la lettre qu’il prend l’expression ! Ajoutons que ce n’est pas morsure éphémère, simple entaille destinée à réveiller la raison endormie sous les conformismes. Non, c’est morsure jusqu’à ce que mort s’ensuive, celle du tyrannicide certes mais peu importe, la morsure est d’une durée telle qu’elle vaut tous les assassinats. Oreille de tyran, oreille à détruire pour n’avoir entendu que flatteries et délations.
A moins que ce ne soit un autre organe que la bouche philosophique, devenue prédatrice, n’ait visé :
« Démétrios, dans ses Homonymes dit cependant que c’est le nez qu’il lui trancha avec les dents. »
Certains, faute de pouvoir viser l’original, mutilent ses statues, Zénon, lui, défigure directement la tête tyrannique.
Mais il est possible que la bouche en soit restée à sa fonction énonciatrice :
« Antisthène, dans ses Successions, dit qu’après avoir dénoncé les amis du tyran, il s’entendit demander par celui-ci s’il en restait quelque autre ; il répondit : « Oui, toi le fléau de la cité ! » A ceux qui étaient là, il dit : « j’admire votre lâcheté si c’est par peur de ce que je subis en ce moment que vous restez les esclaves du tyran » »
Double morsure celle-ci, plus classique si on peut dire, infligée au maître et à ses disciples dans un mouvement qui pourrait être stoïcien ou cynique.
Et tel Anaxarque, Zénon devance le supplice, privant le tyran de la joie de le détruire :
« Pour finir, il se coupa la langue avec ses dents et la lui cracha au visage. »
Cela vaut toutes les asphyxies volontaires. Parvenir, victime de soi, à être le bourreau de son bourreau ! Et la protestation éthique a finalement un effet politique :
« Ses concitoyens, enflammés par son exemple, se mirent aussitôt à lapider le tyran. »
Et du corps de Zénon, qu’est-il advenu ? Deux versions :
« La plupart des auteurs sont à peu près d’accord sur le récit de cette fin de Zénon ; mais Hermippe dit qu’il fut jeté dans un mortier et déchiqueté. » (27)
Deux états du corps : corps arme et corps broyé. Résistance philosophique exultante puis quasi poudre.
Diogène aurait eu une bonne occasion d’ironiser comme il aime si souvent le faire, sur le thème du déchiqueteur déchiqueté ou à malin malin et demi. Mais non, c’est, fait rare, un franc hommage qu’il rend à Zénon dans ses vers :
« Tu as eu la volonté, Zénon, la noble volonté de tuer le tyran
Et de délivrer Elée de son esclavage.
Mais tu as été vaincu, puisque le tyran t’a pris et t’a déchiqueté
Dans un mortier. Mais que dis-je ? C’était ton corps, ce n’est pas toi. »

mardi 22 mai 2007

Zénon d’Elée : quand l’émotion devient intentionnelle.

Il arrive qu’un philosophe antique se comporte en homme ordinaire; selon Diogène Laërce, cela fut le cas de Zénon d’Elée:
« On dit qu’il se mit en colère un jour qu’on l’injuriait. » (IX 29)
Mais comme on attendait autre chose d’un philosophe, on lui fit reproche de sa colère, à quoi il répondit :
« Si je dissimule mes réactions quand on m’injurie, je ne ressentirai rien quand on me félicitera. »
La réponse, elle, n’est pas ordinaire. On s’attend à quelque chose comme : « cette injure était si blessante ». L’injure blessante, c’est ce qu’on pourrait appeler, suivant Elisabeth Anscombe, une cause mentale :
« Une cause mentale est ce que quelqu’un décrirait si on lui posait la question : qu’est-ce qui a produit cette action, cette pensée ou ce sentiment en vous ? Qu’avez-vous vu, entendu, senti, quelles idées vous sont venues à l’esprit et vous ont conduit à cela ? » (L’intention 11 p.56)
Quelques lignes plus haut, elle précisait :
« Une « cause mentale », bien sûr, n’est pas nécessairement un événement mental, c’est-à-dire une pensée, un sentiment ou une image ; une telle cause peut n’être qu’un coup frappé à la porte. »
Mais l’originalité de Zénon est d’invoquer une raison et non une cause mentale ; se mettre en colère devient une action intentionnelle : c’est en vue des félicitations à venir qu’il se met en colère. Précisément c’est pour en jouir. Mais qu’est-ce qui produira ce plaisir ? N’est-ce pas cette fois une cause mentale, en l’espèce, la félicitation ?
« Pourquoi souris-tu donc Zénon ? Parce qu’on me félicite ! » Ce n’est plus désormais une action intentionnelle : Zénon a donc eu comme raison d’agir la fin suivante: laisser une cause mentale produire l' effet complet qu’elle produit habituellement.
Ce philosophe s' est donc maîtrisé assez pour faire de sa colère un acte intentionnel ; sa fin pourtant n’est pas le perfectionnement de la maîtrise, bien plutôt une expérience hédoniste.
Etrange figure: ni maître, ni esclave. Mieux: un maître qui se fait esclave. Ne pas se soumettre à autrui quand on a tout à y perdre ( le lanceur d'injures ne met pas Zénon en colère, c'est Zénon qui se met en colère) pour s’y soumettre quand on a tout à y gagner ( Zénon ne prend pas du plaisir à écouter les félicitations, ces dernières lui en donnent).