La 39ème lettre de Diogène est destinée à préparer Monimos à la mort, désignée sous le nom plaisant de "déménagement de ce monde". L'argumentation rappelle celle du Phédon de Platon: il faut séparer l'âme du corps car toutes les actions condamnables sont des effets de la domination du corps sur l'âme:
"Les âmes éprises du corps sont mauvaises et incapables de liberté, alors que celles qui ne sont pas ainsi sont bonnes et altières (de fait, elles vivent en régissant tout et en donnant des ordres impérieux), ce qui les fait opter uniquement pour des actions justes, et sans la moindre difficulté; rien de tel avec leurs contraires: pour elles, le corps contraint l'âme à jouir du plaisir dans lequel elles baignent, à la manière d'un poisson ou de tout autre animal né pour être commandé par sa partie inférieure (...) Pour ce qui est de posséder, de manger, de boire et de faire l'amour plus que les autres, tous les hommes sont mauvais et ressemblent aux animaux." (Lettres de Diogène et Cratès Actes Sud 1998)
Démocrite interprète tout autrement la conduite condamnable; c'est Plutarque qui dans De la passion et de la maladie a transmis à ce sujet un texte éclairant:
"Si le corps intentait à l'âme un procès pour tous les malheurs et les souffrances qu'il a subis au cours de la vie et si lui, Démocrite, avait à rendre la sentence, il aurait plaisir à infliger à l'âme une condamnation. C'est elle en effet qui a détruit le corps par ses négligences, qui l'a rendu dissolu par ses ivresses, qui l'a corrompu et déchiré par les plaisirs, de même que l'on rend responsable du mauvais état de l'outil ou de l'ustensile son utilisateur imprudent." (fgm. 2)
Quand Rousseau analyse dans le Discours sur l'origine ce qui distingue l'homme de l'animal, il me paraît reprendre à son compte une telle perspective:
" C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait." (La Pléiade p.141)
La conséquence de cette domination de l'esprit sur le corps, y compris dans les activités les moins spirituelles, est que la santé est une affaire de volonté:
"Les hommes demandent aux dieux la santé dans leurs prières; mais ils ne savent pas qu'ils possèdent en eux-mêmes le pouvoir de l'obtenir. Mais ils font tout le contraire par manque de tempérance et livrent eux-mêmes par trahison leur santé aux passions." (Stobée Florilège III 18 30).
Je trouve une des racines de cette conception du corps et de l'âme clairement explicitée dans le stoïcisme: les conduites humaines qui font des plaisirs physiques le centre de la vie correspondent à une erreur de jugement commise par le principe directeur, l'hegemonikon.
Démocrite, le stoïcisme, Rousseau: malgré des différences majeures (la volonté est immatérielle chez Rousseau: pour parler en termes modernes et anachroniques, on pourrait trouver l'explication des idées humaines et animales dans le cerveau mais jamais on ne sera en mesure d' identifier les causes cérébrales de la volonté, ce qui, du point de vue de nos connaissances du cerveau, est bien évidemment devenu faux), il y a une reconnaissance de la liberté de l'esprit qui fait qu'il n'y a pas à attendre la mort pour atteindre l'émancipation spirituelle radicale.
Je crois reconnaître dans la description que Sartre a donnée de la liberté de la conscience et de son projet une rémanence d'une telle inspiration. C'est l'homme de mauvaise foi qui invoquerait ,avec l'autorité d' Alain par exemple, la pression du corps dans la passion et le désir. Il me semble en effet qu'il y a comme une métamorphose de l'héritage stoïcien dans la penséé sartrienne.
Démocrite, le stoïcisme, Rousseau: malgré des différences majeures (la volonté est immatérielle chez Rousseau: pour parler en termes modernes et anachroniques, on pourrait trouver l'explication des idées humaines et animales dans le cerveau mais jamais on ne sera en mesure d' identifier les causes cérébrales de la volonté, ce qui, du point de vue de nos connaissances du cerveau, est bien évidemment devenu faux), il y a une reconnaissance de la liberté de l'esprit qui fait qu'il n'y a pas à attendre la mort pour atteindre l'émancipation spirituelle radicale.
Je crois reconnaître dans la description que Sartre a donnée de la liberté de la conscience et de son projet une rémanence d'une telle inspiration. C'est l'homme de mauvaise foi qui invoquerait ,avec l'autorité d' Alain par exemple, la pression du corps dans la passion et le désir. Il me semble en effet qu'il y a comme une métamorphose de l'héritage stoïcien dans la penséé sartrienne.
Commentaires
2 commentaires bref :
A dire vrai, c'est assez difficile d'identifier les concepts propres à Démocrite car la majorité des fragments collectés par Diels et traduits par Dumont ont un contenu non physique mais éthique. Emerge quand même nettement la notion d'anagkê (nécessité, destin, fatum). Cf entre autres le passage cité par Laërce:
"Tout ce qui est engendré est régi par la nécessité, car la cause de la génération de toutes choses est le tourbillon, qu'il nomme nécessité"
Le dit tourbillon étant un tourbillon d'atomes (indivisibles) dans le vide.
Même si Démocrite n'a laissé aucun texte l'explicitant (certes on peut se demander s'il était en mesure de l'expliciter), Aristote identifie bien ce qui manque à la physique démocritéenne:
"Démocrite omet de traiter de la cause finale, et ainsi ramène à la nécessité toutes les voies de la nature." (Génération des animaux V, VIII, 789 b2 Les présocratiques p. 782)
D'abord Sartre distingue très explicitement la liberté de la volonté au sens où l'homme est libre même quand il n'exerce pas sa volonté. Il ne faut donc pas identifier la liberté sartrienne à la liberté cartésienne qui est conditionnée excusivement par l'usage (éclairé ou non par la raison) de la volonté (là-dessus cf la Quatrième méditation métaphysique). Un passage tiré encore de la célèbre conférence le met nettement en évidence, c'est la suite du texte cité dans le billet:
" L'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être. Non pas ce qu'il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c'est une décision consciente, et qui est pour la plupart d'entre nous postérieure à ce qu'il s'est fait lui-même."
A sa manière (ni freudienne, ni marxiste), Sartre prendre position contre le mythe du sujet responsable, en étendant la responsabilité à toutes les actions et non plus seulement aux actions volontaires.
Il s'y situe par rapport à Descartes qui certes attribue explicitement à l'homme la même volonté qu'à Dieu (les deux volontés sont infinies; mais Dieu a aussi une connaissance infinie et un pouvoir infini).
De manière plus générale, je vous répondrai qu' une conception chrétienne de la liberté doit concilier la liberté humaine et la liberté divine, ce qu'on n'a pas à faire dans le cadre de la pensée athée de Sartre (évidemment il est justifié de se demander si Sartre est aussi athée qu'il le croit).
Pour répondre rapidement à votre première question, je dirais que Sartre ne conçoit pas un effet du monde sur l'homme qui ne passe pas par la conscience de l'homme; or, cette conscience est toujours déjà là en un sens dès les premiers vagissements du nouveau-né. Il y a je crois une dimension dualiste profonde dans cette philosophie, au sens où les effets du monde extérieur non médiatisés par la conscience (je veux dire les effets du monde sur le corps) ne déterminent pas l'identité humaine qui est psychologique et libre en ce sens où le monde n'a d'effet sur l'esprit qu'à travers la manière dont l'esprit le reflète.
tire le bonheur et l'homme à qui fait défaut la perspicacité le malheur.