vendredi 31 août 2007

Protagoras à travers le " Protagoras " de Platon (1)

Le Protagoras de Platon commence de manière tout à fait conforme à ce qu'apprend le Banquet, soutenant en effet que le plus beau des corps vaut moins qu'une belle connaissance.
Cette thèse est mise en scène plaisamment de la manière suivante: Socrate rencontre un ami dont les premiers mots sont pour dire que c'est sans doute à la poursuite d'Alcibiade que Socrate vient de s'affairer (sur ce point, il y a, il est vrai, une différence notable avec le Banquet qui présente clairement Socrate comme le gibier, jamais capturé, d'Alcibiade et non, comme ici, l'inverse).
A première vue, Socrate confirme le stéréotype de son ami (" De vrai, c'est bien d'auprès de lui que j'arrive à l'instant" 309 b trad. Robin) mais déçoit tout de même son attente en ajoutant: " malgré sa présence, je ne faisais point attention à lui, souvent je l'oubliais !". En effet, bien qu'étranger, un homme a éclipsé le noble autochtone: il s'agit bien sûr de Protagoras que Socrate présente alors ironiquement comme le plus savant de ses contemporains. Reste que, si Protagoras n'a que le prestige immérité du savoir vrai, la thèse que Socrate introduit à l'occasion est, elle, vraiment platonicienne:
" Comment, bienheureux ami, le comble du savoir n'apparaîtrait-il pas d'une plus grande beauté !".
Socrate fait alors à son ami le récit de sa rencontre avec Protagoras. Elle est précédée de la venue dès l'aube au domicile de Socrate d'un certain Hippocrate. Ce jeune homme symbolise par sa précipitation matinale l'enthousiasme irrationnel que déclenche la venue à Athènes du sophiste. Socrate manifeste déjà son indépendance par rapport au fait en refusant d'être celui à qui on apprend la nouvelle:
" - Protagoras est ici ! s'écria-t-il en se mettant contre moi.
- Il y est depuis avant hier, repartis-je; ne fais-tu que l'apprendre ?
- De par les Dieux ! dit-il, d'hier soir ! " (310 ab)
Au fond ce n'est pas sûr que Socrate ait factuellement raison, Hippocrate affirmant un peu plus loin que c'est son frère qui tard déjà, la veille au soir, lui a appris la nouvelle de l'arrivée du sophiste mais il illustre tout de même bien ainsi la figure de celui " auquel on ne la fait pas ". Ne pas s'être dérangé alors que le grand homme est censé être là depuis déjà deux jours peut être ainsi lu comme la manifestation comportementale de la distance, de la distinction qui caractérise le philosophe authentique dans sa relation avec le sophiste.
Ce qui est confirmé par ce que Socrate répond quand Hippocrate lui propose d'aller surprendre Protagoras quasi au saut du lit:
" N'allons pas encore là-bas, mon bon ! répliquai-je, car il est de bien bonne heure. Levons-nous plutôt pour nous rendre dans la cour, et employons notre temps à y circuler jusqu'à ce qu'il y fasse jour; mettons-nous ensuite en route: Protagoras, vois- tu, passe à la maison la plus grande partie de son temps. Sois donc sans crainte: vraisemblablement nous le surprendrons à la maison ! " (311a)
On présente souvent les sophistes comme allant de ville en ville chercher leur clientèle, ces dernières lignes ne démentent pas l'idée mais laissent peut-être penser que dans leur nomadisme ils se fixent quand même pour un temps, comme si la maison était la métaphore de la fixité de leur savoir.
En tout cas le temps passé dans la cour n'est pas perdu car il permet à Socrate de percer à jour l'absence de fondement de l'enthousiasme hippocratique, ce que reconnaît le jeune homme, à l'instar de la plupart des victimes des enquêtes socratiques:
" - Visiblement tu n'as aucune connaissance sur la sorte de chose que peut bien être un sophiste !
- C'est probable, Socrate, dit-il après m'avoir écouté, probable d'après ce que tu dis ! " (313 c)
Socrate donne alors une définition du sophiste:
" (...) un homme qui fait commerce, en gros ou en détail, des marchandises desquelles une âme tire sa nourriture. "
Une fois les marchandises identifiées à des connaissances, Socrate établit la comparaison suivante: de même qu'un marchand de nourritures peut vendre des produits en fait nocifs pour le corps , de même un sophiste peut vendre des connaissances dommageables pour l'esprit. Dans les deux cas il convient de faire appel aux hommes éclairés (précisément les médecins quant au corps et les médecins quant à l'âme) pour savoir ce qu'il en est de la valeur des marchandises à acheter. Mais, comme Socrate veut convaincre Hippocrate du degré supérieur de nocivité que représente le sophiste, il ajoute:
" Les aliments, les boissons, quand on en a fait l'acquisition chez le détaillant ou chez le grossiste, il est possible de les emporter chez soi dans des récipients autres que notre corps, et, avant de leur donner accueil en celui-ci par le boire ou le manger, il est possible, une fois qu'on les a déposés dans le logis, de consulter l'expert que l'on aura appelé, pour savoir ce qu'il y a lieu, ou non, de manger ou de boire, et en quelle quantité, et en quel temps; aussi ne court-on pas grand risque à en faire acquisition ! Or, quand il s'agit de connaissances, il n'est pas possible de les emporter dans un récipient à part; mais forcément, une fois les honoraires versés, cette connaissance, on s'en va avec elle dans l'âme, imbu par elle, que ce soit pour notre dommage ou notre intérêt. !" (314 ab)
Platon soulève ici un problème intéressant qu'on peut formuler ainsi: peut-on apprendre quelque chose sans y croire ? La thèse platonicienne à ce propos semble être qu' apprendre implique croire (d'où la dangerosité de l'enseignement du faux). L'identification de la connaissance à un aliment est sur ce point totale: de même qu'ingérer un aliment modifie nécessairement le corps (dans le sens de la santé ou de la maladie), apprendre une connaissance modifie nécessairement l'esprit (dans le même sens).
Descartes a formulé de manière moins radicale la même thèse: si on est enfant, alors on croit nécessairement à ce qu'on apprend. En revanche si on dispose de la raison, apprendre n'implique pas croire: "j'apprends cela mais je n'y crois pas" devient un énoncé sensé. A voir: ne devrais-je pas dire plutôt: "on veut m'apprendre cela mais je n'y crois pas" ? Le processus de l'apprentissage n'implique-t-il pas en effet nécessairement la croyance ? Comment apprendre quoi que ce soit de qui que ce soit si on ne croit pas à ce qu'on nous dit ?
Il faut peut-être distinguer une croyance provisoire d'une croyance définitive. Il a fallu que je croie provisoirement dans la vérité du contenu transmis pour qu'à la fin je puisse (définitivement ou non) rejeter la croyance en question. Platon aurait alors en partie raison d'identifier essentiellement apprendre à croire.

samedi 11 août 2007

Digressions estivales (4) : Anatole France "Sur le scepticisme" (in "La vie littéraire" Paris 1931)

Dans un des articles qu'il écrivait pour Le temps, Anatole France rapporte les propos d'un certain abbé L*** qui, dans la tradition de l'Apologie de Sebon de Montaigne, avait fait l' éloge de Pyrrhon et du scepticisme en vue de mettre le christianisme à l'abri des attaques de la raison puis ajoute:
" Hélas ! L'abbé L***, qui mourut curé d'un petit village de la Brie, repose maintenant dans un cimetière inculte et fleuri, à l'ombre d'une svelte église du treizième siècle. La pierre qui couvre ses restes porte cette inscription en témoignage d'une foi vive: Speravit anima mea. En lisant ces mots, je songeai à l'épitaphe en forme de dialogue qu'un spirituel Grec de Byzance composa pour Pyrrhon: "Es-tu mort, Pyrrhon ? - Je ne sais." (p.113)
L'épitaphe du curé sceptique ("mon âme a espéré"), traduisant le remplacement du savoir par l'espoir, est claire mais celle inventée pour Pyrrhon est plus énigmatique.
On l'interprète différemment selon qu'on voit en elle ou une remémoration d'une parole effectivement formulée par Pyrrhon de son vivant, du moins susceptible d'avoir été dite par lui, ou l'imagination d'une parole que Pyrrhon, bel et bien mort, pourrait proférer.
Dans la première hypothèse, le dialogue pourrait se poursuivre ( "Mais sais-tu que tu ne sais pas ?") selon la voie sceptiquement orthodoxe ( "Je ne sais") ou à la manière socratico-cartésienne ("Certes je sais au moins que je ne sais pas !").
Dans la seconde hypothèse, l'affirmation par Pyrrhon, physiquement mort, de son doute exprimerait de manière éclatante l'insuffisance du scepticisme au sens où Pyrrhon ignorerait et le fait de sa mort et celui de l'immortalité de son âme.
Anatole France poursuit en présentant des témoignages de l'insensibilité de Pyrrhon puis raconte cette anecdote:
"Laissez-moi vous redire, à ce sujet, ce qu'un disciple de La Mettrie dit un jour à la belle mistress Elliott, que les patriotes de Versailles avaient mise en prison comme aristocrate. Le geôlier donna pour compagnon de chambre à la jeune Ecossaise un vieux médecin de Ville-d'Avray, fort entêté de matérialisme et d'athéisme.
Il pleurait. Les larmes délayaient la poussière dont ses joues étaient couvertes, et le visage du pauvre philosophe en était tout barbouillé.
Madame Elliott prit une éponge, dont elle lava son compagnon en lui murmurant des paroles consolantes:
- Monsieur, lui dit-elle, il est croyable que nous allons mourir tous deux. Mais d'où vient que vous êtes triste quand je suis gaie ? Perdez-vous plus que moi en perdant la vie ?
- Madame, lui répondit-il, vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes saine et belle, et vous perdez beaucoup en perdant la vie; mais, comme vous êtes incapable de réflexion, vous ne savez pas ce que vous perdez. Pour moi, je suis pauvre, je suis vieux, je suis malade; et m'ôter la vie, c'est m'ôter peu de chose; mais je suis philosophe et physicien: j'ai la notion de l'existence, que vous n'avez point; et je sais exactement ce que je perds. Voilà, madame, d'où vient que je suis triste quand vous êtes gaie.
Ce vieux médecin de Ville-d'Avray était bien moins sage que Pyrrhon, mais il était plus touchant. Et, en vérité, ses larmes, encore qu'un peu trop imbéciles, sont plus humaines que l'insensibilité vertueuse du sage d'Elis." (p.116-117)
A noter que dans la hiérarchie qu'Anatole France fait des points de vue sur la mort ( à l'avantage, relativement à la sagesse, de Pyrrhon), il ne lui est pas venu à l'esprit de prendre au sérieux ce que dit la jeune femme, jugée seulement capable de consoler.

vendredi 3 août 2007

Digressions estivales (3): à la lumière de Chamfort ("Maximes et pensées" Folio classique), dix réflexions sur la philosophie antique

1) "L'homme peut aspirer à la vertu; il ne peut raisonnablement prétendre de trouver la vérité." (342)
Une telle dissociation entre la vérité et la vertu est impensable en termes de philosophie antique (par exemple platonicienne); la possession de la vérité, si elle n' est pas la condition suffisante (je pense à l'akrasia aristotélicienne: voir le meilleur et faire le pire), est la condition nécessaire de la vertu. Resterait à savoir ce qu'il en est de la philosophie sceptique: peut-on identifier l'impossibilité logique d'affirmer la vérité à une thèse vraie sur le caractère nécessaire de l'ignorance de la vérité ?
Mais comment accéder à la vertu si ce n'est par la médiation de la connaissance vraie ?
Par exemple, être vertueux reviendra à se conduire d'une certaine manière; pour devenir vertueux, il suffira alors d'apprendre à se conduire selon des règles ou en imitant des hommes déjà vertueux.
Mais alors ne pourra-t-on pas qualifier la connaissance de ces règles (incarnées ou non dans dans des conduites) de connaissance vraie ?
2) "M..., vrai pédant grec, à qui un fait moderne rappelle un trait d'antiquité. Vous lui parlez de l'abbé Terray, il vous cite Aristide, contrôleur général des Athéniens." (606)
Une question est de savoir si un tel rapprochement est soutenable. A ce sujet, deux positions radicales s'affrontent: la croyance dans une nature humaine immuable et celle dans une singularité irréductible des cultures.
Si la première était vraie, les événements historiques ne seraient que des expressions accidentelles d'une essence humaine, le temps d'une vie suffisant peut-être à un observateur perspicace à connaître ce qu'il en est de l'Homme; si on privilégiait la seconde, la connaissance historique serait impossible car on ne pourrait jamais comprendre les raisons des hommes du passé, condamnés qu'on serait à un ethnocentrisme indépassable (en toute rigueur il est incohérent de soutenir un tel historicisme et d'en donner une explication vraie).
Cette position est transposable au niveau de la relation moi/autrui: autrui est pensable soit comme un être identique à celui que je suis fondamentalement, soit comme un étranger radicalement autre. Deux conséquences antithétiques:
- en me connaissant, plus précisément en connaissant mon essence humaine, je connais l'humanité entière.
- en me connaissant, je ne connais personne d'autre que moi.
3) "M... me disait: "Je me suis réduit à trouver tous mes plaisirs en moi-même, c'est-à dire dans le seul exercice de mon intelligence. La nature a mis dans le cerveau de l'homme une petite glande appelée cervelet, laquelle fait office d'un miroir; on se représente, tant bien que mal, en petit et en grand, en gros et en détail tous les objets de l'univers et même les produits de sa propre pensée. C'est une lanterne magique dont l'homme est propriétaire et devant laquelle se passent des scènes où il est acteur et spectateur. C'est là proprement l'homme; là se borne son empire. Tout le reste lui est étranger." (609)
Il y a un côté stoïcien dans ce passage: la maîtrise de mes représentations m'appartient.
Mais, du moins selon la version d' Epictète, m'appartiennent aussi la maîtrise de mes actions et celle de mes désirs.
En plus la représentation compréhensive (phantasia kataleptike) donne accès à la réalité; en revanche la métaphore de la lanterne magique suggère que la représentation n'est au mieux qu'une image conforme; je ne verrais jamais, disons, le soleil mais j'aurais au mieux une image du soleil qui lui ressemble vraiment (mais dans ces conditions, comment puis-je donc savoir que la représentation en question est bien conforme au Soleil ?)
4) "Un homme était en deuil, de la tête aux pieds: grandes pleureuses, perruque noire, figure allongée. Un de ses amis l'aborde tristement: "Eh ! Bon Dieu ! qui est-ce donc que vous avez perdu ? - Moi, dit-il, je n'ai rien perdu: c'est que je suis veuf." (631)
C'est clair: le deuil n'est pour cet homme qu'une modification sociale, pas une modification psychologique.
Faut-il voir en lui le stoïcien parfait ? Pensons au passage d'Epictète sur la mort de l'épouse: je n'ai pas perdu ma femme, je l'ai rendue.
En réalité ici l'homme en deuil est insensible à la perte. Or, être stoïcien, c'est surmonter la perte en la voyant comme restitution. L'amour conjugal existe bien; certes ce n'est pas une passion mais un désir réfléchi.
4) " Le comte de Mirabeau, très laid de figure, mais plein d'esprit, ayant été mis en cause pour un prétendu rapt de séduction, fut lui-même son avocat. "Messieurs, dit-il, je suis accusé de séduction; pour toute réponse et pour toute défense, je demande que mon portrait soit mis au greffe." Le commissaire n'entendait pas: "Bête, dit le juge, regarde donc la figure de monsieur !" (647)
Cratès le cynique, se déshabillant devant Hipparchia, affirmait une ligne de conduite: "je ne cache rien", niant par là-même la distinction public / privé et avouant sa pure et simple humanité: "je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres".
Pour Mirabeau ("je ne suis qu'un homme laid.") , ce n'est qu'un mode de défense conjecturel. En plus c'est la copie qui est montrée et non l'original.
Dans les deux cas pourtant, un point commun: on exhibe ce que l'on cherche ordinairement à masquer. Cratès: un moyen de séduire.
Mirabeau: une justification de l'incapacité de séduire.
S'il y avait eu une vraie cynique au tribunal, Mirabeau aurait peut-être séduit, bien malgré lui...
5) "Ne me vantez point le caractère de N...: c'est un homme dur, inébranlable, appuyé sur une philosophie froide, comme une statue de bronze sur du marbre." (652)
N. à son tour serait-il le stoïcien fait homme ?
Devenir stoïcien, c'est plutôt devenir bronze au contact du marbre (le marbre = la réalité nécessaire; devenir bronze = parvenir à l'apatheia). L'homme ordinaire serait, lui, brisé par le marbre.
N. est un homme froid qui rationalise son comportement en le justifiant par des maximes stoïciennes.
6) "L'abbé de Molières était un homme simple et pauvre, étranger à tout, hors à ses travaux sur le système de Descartes (le système cartésien en tant qu'éthique ne commande en rien un tel détachement); il n'avait point de valet et travaillait dans son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tête par-dessus son bonnet, les deux côtés pendant à droite et à gauche (un portait-type du cartésien au 18ème ?). Un matin il entend frapper à sa porte: "Qui va là ?" - Ouvrez..." Il tire un cordon et la porte s'ouvre (ce religieux a étudié la mécanique...). L'abbé de Molières, ne regardant point: "Qui êtes-vous ? - Donnez-moi de l'argent. - De l'argent ? - Oui, de l'argent. - Ah ! J'entends, vous êtes un voleur ? - Voleur ou non, il me faut de l'argent (si le philosophe se résigne au statut de volé, le cambrioleur rechigne, lui, à s'identifier à son rôle; il a pourtant une victime qui facilite l'identification au bourreau...) - Vraiment oui, il vous en faut: eh bien ! cherchez là-dedans..." Il tend le cou, et présente un des côtés de la culotte; le voleur fouille (ou comment, en faisant la victime, ne pas en être tout à fait une...): "Eh bien ! il n'y a point d'argent. - Vraiment non, mais il y a ma clé. - Eh bien, cette clé... - Cette clé, prenez-la. - Je la tiens. - Allez-vous en à ce secrétaire; ouvrez... (ou comment agir en pâtissant.). Le voleur met la clé à un autre tiroir. "Laissez donc: ne dérangez pas: ce sont mes papiers. Ventrebleu finirez-vous ? ce sont mes papiers. à l'autre tiroir, vous trouverez de l'argent. - Le voilà. - Eh bien prenez. Fermez donc la porte. Morbleu ! Il laisse la porte ouverte !... Quel chien de voleur ! Il faut que je me lève par le froid qu'il fait ! Maudit voleur ! (ce qui est intolérable, ce n'est pas le vol, mais l'insoumission du voleur...) L'abbé saute en pied, va fermer la porte, et revint se remettre à son travail." (688)
7) " On annonça, dans une maison où soupait Mme d'Egmont, un homme qui s'appelait Duguesclin. A ce nom son imagination s'allume (bonne illustration de ce qu'est l'imagination au sens pascalien); elle fait mettre cet homme à table à côté d'elle, lui fait mille politesses et enfin lui offre du plat qu'elle vait devant elle. C'étaient des truffes. "Madame, répond le sot, il n'en faut pas à côté de vous." A ce ton, dit-elle en contant cette histoire, j'eus grand regret à mes honnêtetés. Je fis comme ce dauphin qui, dans le naufrage d'un vaisseau, crut sauver un homme et le rejeta dans la mer en voyant que c'était un singe.(avec l'humanisation du singe et l'animalisation de l'homme, la comparaison a perdu de sa force didactique)" (823)
8) "Un philosophe à qui l'on reprochait son extrême amour pour la retraite, répondit: "Dans le monde tout tend à me faire descendre, dans la solitude tout tend à me faire monter." (828)
Ce philosophe n'est ni un stoïcien (dans le monde ce dernier reste stable), ni un épicurien (qui, s'il fuit le monde, a son monde peuplé d'amis), ni un cynique (il a besoin du monde pour faire ses démonstrations et pire ce dernier est, meilleures elles sont). C'est plutôt un bien fragile ascète.
9) "Quand Mme de F... a dit joliment une chose bien pensée, elle croit avoir tout fait; de façon que, si une de ses amies faisait à sa place ce qu'elle a dit qu'il fallait faire, cela ferait à elles deux une philosophie. M. de ... disait d'elle: que quand elle a dit une jolie chose sur l'émétique, elle est toute surprise de n'être point purgée." (1000)
La philosophie comme théorie et pratique à la fois, à l'image de ce que pour Pierre Hadot la philosophie antique était vraiment. Etre philosophe revient donc à avoir ces deux femmes en soi.
10) " On demandait à M... pourquoi la nature avait rendu l'amour indépendant de notre raison. C'est, dit-il, parce que la nature ne songe qu'au maintien de l'espèce, et, pour la perpétuer, elle n'a que faire de notre sottise. Qu'étant ivre, je m'adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la nature peut être aussi bien rempli que si j'eusse obtenu Clarisse après deux ans de soins; au lieu que ma raison me sauverait de la servante, de la fille et de Clarisse peut-être. A ne consulter que la raison, quel est l'homme qui voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long avenir ? Quelle femme pour une épilepsie de quelques minutes, se donnerait une maladie pour une année entière ? La nature, en nous dérobant à notre raison, assure mieux son empire et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier." (1053)
Chamfort ne croit donc pas dans le projet stoïcien de maîtriser ses passions: il y a comme un kantisme pessimiste dans ces lignes (kantisme parce que dualité nature / raison et pessimisme parce que la raison perd à tout coup). A noter: ce n'est pas le plaisir dans la sexualité qui est déraisonnable mais la reproduction.

Commentaires

1. Le lundi 6 août 2007, 23:38 par Nicotinamide
1/ Spontanément j’opposerai : les Cyniques et les pyrrhonniques
2/ « Du commencement à la fin c’est la répétition du même drame, avec d’autres personnages et sous des costumes différents. (…) celui qui a lu Hérodote a assez étudié d’histoire pour en faire la philosophie, car il y trouve déjà tout ce qui constitue l’histoire postérieure du monde »
Schopi (le monde comme… III 38)
Thucydide au début de son histoire reprend la même idée.
« Qui a vu le présent a tout vu » (Manuel épictète ?)
3/
La représentation « compréhensive » dénude la réalité, il s’agit pour le philosophe stoicien de n’accepter aucune image qui ne soit « objective ». Par exemple, les fantaisies objectives (phantasia kataléptiké) de Marc Aurèle : « L’amour ? « Secouer une femme par le bassin, voir se cailler la cellulite et raconter des rêves pisseux entre deux frottements de ventre... » (VI 13)
Ainsi, je chipote, mais je ne dirai pas que le stoicien « maîtrise » ses représentations « adéquates » (Rectitude du discours intérieur face aux images tâchées de jugements de valeur.) D’ailleurs le philosophe stoicien peut chier dans son froc, tant qu’il n’y donne pas son assentiment. (cf Aulu Gelle XIX, 1, 14)
4/ « ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais leurs jugements sur les choses ». Epictète, Manuel, §5
4/ La maxime se rapporte à une affaire judiciaire. Ainsi je rapprocherai aussi l’anecdote d’un trait cynique en relation avec une affaire judiciaire. Celle(s) où le cynique prend des coups et exhibe les hématomes pour obtenir gain de cause (DL VI-33 VI-89). La peau marbrée par les coups et la gueule grotesque de Mirabeau font figures de preuves…
8/
« Si l’homme ne savait conférer un délire voluptueux à la solitude – depuis longtemps, l’obscurité aurait pris feu (…) Ce n’est point par extravagance, ni par cynisme, que Diogène se promène avec une lanterne en plein jour, pour trouver un homme. Nous savons trop bien que dans la solitude. » (Cioran p. 352 du quarto)
« Le cynisme de l’extrême solitude est un calvaire qu’atténue l’insolence. » (p. 756)
10/
« Ne cherche pas à ce qui arrive, arrive comme tu le veux, mais veuille que ce qui arrive, arrive comme il arrive, et tu seras heureux. » Manuel
Suivre la Nature…
N’est-ce pas ? Métaphysique de l’amour à la Schopenhauer ?
Par contre, je trouve l’exemple de Marc-Aurèle plutôt mal choisi. En effet, si l’on s’en tient au livre I des pensées, il avoue ne pas avoir touché à Benedicta et Théodote. Pour ce qui est de sa femme, Faustine… 13 gosses qui ne sont sans doute pas tous de sa semence qu’il endura avec la joie du stoïcisme qu’on lui connait.
2. Le samedi 11 août 2007, 16:09 par philalèthe
1) d'accord, en incluant les sceptiques dans les dogmatiques ( à l'égal des épicuriens et des stoïciens, entre autres ).
2) d'accord. La citation que vous apportez est en fait de Marc-Aurèle (VI 37):
" quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s'est passé depuis l'éternité, et ce qui se passera jusqu'à l'infini; car tout est pareil en gros et en détail." (trad. de Bréhier)
3) votre traduction de VI 13 est une belle infidèle à la manière cynique ! Bréhier (1962) est moins drôle:
" à propos de l'accouplement, un frottement de ventre et l'éjaculation d'un liquide gluant accompagné d'un spasme."
Meunier (1964) avait choisi:
" de l'accouplement, qu'il est le frottement d'un boyau et l'éjaculation avec un certain spasme, d'un peu de morve."
Hadot (1992) :
" et à propos de l'union des sexes: " C'est un frottement de ventre avec éjaculation, dans un spasme, d'un liquide gluant."
Ceci dit, votre chipotage est sensé: en tant que l'âme a une représentation (phantasia), elle est passive, mais en tant que cette représentation est compréhensive, elle s'accompagne d'un discours intérieur qui manifeste l'activité de l'esprit ( sur ce point, Hadot est très clair in "Introduction aux "Pensées" de Marc-Aurèle" Livre de poche p. 174-175)
Quant à la défécation involontaire, comme d'habitude, vous forcez le trait ! Je lis seulement dans la traduction qu'en donne Hadot:
" (...) Lorsqu'un son terrifiant se fait entendre provenant du ciel ou d'un éboulement ou annonciateur de je ne sais quel danger, ou si quelque autre chose de ce genre se produit, il est nécessaire que l'âme du sage, elle aussi, soit quelque peu émue et serrée et terrifiée, non pas qu'il juge qu'il y a là quelque mal, mais en vertu de mouvements rapides et involontaires, qui devancent la tâche propre de l'esprit et de la raison."
4) Rappel intéressant, à cette différence près que Diogène et Cratès accusent alors que Mirabeau se disculpe.
8) Je ne pense pas qu'il y ait dans le cynisme antique l'expérience de la solitude comme souffrance. La lecture de Cioran me paraît tourner l'anecdote dans un sens psychologiste. Que Diogène soit seul (sage), est un fait qui accuse tous les autres sans s'accompagner d'une douleur du solitaire. Merci en tout cas de m'avoir fait connaître ces lignes de Cioran.
10) Si l'on suit la Métaphysique de l'amour, il me semble que si le narrateur s'accouple avec une servante de cabaret, cela correspond à un tout autre but de la Nature que s'il attend des années pour féconder Clarisse, le désir ayant une raison métaphysique que celui qui désire ne connaît pas (j'ai bien dit: raison métaphysique et non raison psychanalytique, il en va d'ailleurs de la finalité du Tout à n'importe quel frottement de ventres).
Quant à Marc-Aurèle, certes il n'a touché ni à Théodote ni à Benedicta (sans doute des esclaves selon la note de Goldschmidt in Pléiade), mais il a eu quand même assez d'enfants pour donner prise à l'interprétation de Chamfort.
Pour terminer, je maintiens l'idée que la référence à la nature est ici plus proche de Kant que de Schopenhauer, à cause de l'opposition entre les bonnes raisons de la raison et le fait brut du désir naturel.

mercredi 11 juillet 2007

Digressions estivales (2): le philosophe comme ennemi public ?

" Peu de personnes peuvent aimer un philosophe. C'est presque un ennemi public qu'un homme qui, dans les différentes prétentions des hommes, et dans le mensonge des choses, dit à chaque homme et à chaque chose: " je ne te prends que pour ce que tu es; je ne t'apprécie que ce que tu vaux." Et ce n'est pas une petite entreprise de se faire aimer et estimer avec l'annonce de ce ferme propos." (254)
Chamfort n'a pas renoncé à l'ambition de dire ce qu'il en est vraiment de la valeur et ceci une fois pour toutes. C'est encore la même contradiction qui est pointée: le respect des codes et des usages sociaux n'est pas légitimable du point de vue de la philosophie.
Le stoïcien quant à lui ne court pas le risque de devenir un ennemi public; il maîtrise les jeux de langage qui correspondent aux divers rôles qu'il doit jouer. A la limite, " stoïcien courtisan" n'est pas une contradiction dans les termes, "cynique courtisan" l'est en revanche. Au fond ce sont les disciples de Diogène de Sinope qui sont visés par cette maxime.
Classiquement ( dans la logique de Lucrèce De natura rerum livre IV), Chamfort met aussi en relief l'incompatibilité essentielle entre aimer et philosopher :
" On dit communément: "la plus belle femme ne peut donner que ce qu'elle a"; ce qui est faux: elle donne précisément ce qu'on croit recevoir, puisqu'en ce genre c'est l'imagination qui fait le prix de ce qu'on reçoit." (383)
Ce faisant, le proverbe que Chamfort dénonce ici, c'est le jugement le plus abouti que pourrait formuler un stoïcien sur la femme en question, à laquelle il pourrait dire:
" Je ne te prends que pour ce que tu es, tu ne peux donner que ce que tu as."
Aucun doute sur la capacité à établir une ligne de partage claire entre les propriétés réelles et les propriétés imaginaires...

Commentaires

1. Le lundi 6 août 2007, 21:43 par Nicotinamide
"Au fond ce sont les disciples de Diogène de Sinope qui sont visés par cette maxime."
Je ne comprends pas. Pourriez me réexpliquer pourquoi ?
2. Le samedi 11 août 2007, 14:57 par philalethe
En toute rigueur je n'ai pas pensé que Chamfort a eu l'intention d'identifier le philosophe comme ennemi public au cynique; j'ai juste pensé que si on veut donner une identité philosophique à ce type de philosophe (qui identifie la vraie valeur et dénonce les fausses), le cynique est le candidat idéal.

lundi 9 juillet 2007

Digressions estivales (1) : regard de philosophe, regard de Tartare ?

Chamfort écrit dans les Maximes et pensées (1795):
"Un philosophe regarde ce qu'on appelle un état dans le monde, comme les Tartares regardent les villes, c'est-à-dire comme une prison. C'est un cercle où les idées se resserrent, se concentrent, en ôtant à l'âme et à l'esprit leur étendue et leur développement. Un homme qui a un grand état dans le monde a une prison plus grande et plus ornée. Celui qui n'a qu'un petit état est dans un cachot. L'homme sans état est le seul homme libre, pourvu qu' il soit dans l'aisance, ou du moins qu'il n'ait aucun besoin des hommes." (268)
Chamfort parle de la fonction sociale un peu comme Platon parlait du corps dans le Phédon, plaçant chacun devant une alternative radicale: il faut choisir entre philosopher et avoir un corps, entre philosopher et avoir un état. La fonction sociale et le corps seraient ainsi des obstacles à la connaissance de la vérité.
Reste que si dans le Phédon l'ascétisme ne peut pas faire mieux que diminuer la négativité du corps, ici il y a comme un analogue de la mort du corps: c'est l'absence d'état. J'entends par là une vie en société sans métier, sans tâche, sans responsabilité, sans travail. On comprend alors que l'argent conditionne une telle existence: il permet de ne pas se mettre au service des autres ou d'une quelconque besogne particulière; il ne semble pas cependant qu'il faille aller jusqu'à comprendre "n'avoir aucun besoin des hommes" comme signifiant "se passer de domestiques ou de serviteurs".
Il y a pourtant deux manières de rendre compatibles la philosophie et la possession d'un état:
- la stoïcienne: agir philosophiquement revient à accomplir dans les limites du raisonnable les devoirs relatifs à notre état particulier. Il n'y a donc pas de contradiction entre le cosmopolitisme et la déontologie toujours spécifique à l'état auquel je suis destiné. Ce qui suppose qu'il y a toujours une manière raisonnable d'accomplir n'importe quelle fonction sociale, tant que celle-ci ne prescrit pas par nature des actions contraires à la raison (on ne peut tout de même pas être stoïcien et gardien de camp à Auschwitz).
- la kantienne (cf Réponse à la question: qu'est-ce que les Lumières): tant qu'on demeure dans le cercle des idées spécifiques à l'état, on fait un usage privé de la raison, c'est-à-dire qu'on raisonne dans le cadre des nécessités inhérentes à la fonction sociale qu'on occupe; mais par l'usage public de la raison, on juge des limites qu'implique, du point de vue de la raison cette fois libérée, l'exercice de la fonction qui nous caractérise. Différence avec la solution stoïcienne: l'usage public de la raison précède ou suit son usage privé; dit autrement, l'hétéronomie est une dimension essentielle de la vie sociale, ce qui la justifie c'est la possibilité qu'accorde le Droit de la juger à la lumière de la raison autonome.

samedi 23 juin 2007

Aristide: avocat des sophistes.

Diels ouvre la série de textes consacrés aux Sophistes par un passage étonnant tiré d'Aristide (117-vers 180). Ce dernier est " un des principaux représentants du mouvement littéraire et social de la Seconde Sophistique " selon Laurent Pernot (Dictionnaire des philosophes antiques T.I p.358). Son oeuvre peut être vue entre autres comme une réhabilitation de la rhétorique mise à mal par Platon de manière paradigmatique dans le Gorgias. Comme aujourd'hui les Sophistes ne sont plus pensés comme des ennemis de la philosophie mais comme des philosophes hostiles au platonisme et précisément à son essentialisme, les lignes écrites par Aristide ont des échos très modernes. Il me semble qu'en récusant la ligne de partage claire et manichéenne que Platon a faite entre les philosophes et les sophistes, il est bien plus lucide que toute une tradition de l'enseignement de la philosophie qui peut commencer par un cours inaugural (et quelquefois magnifiquement dramatisé, la mort de Socrate aidant) sur la victoire de la Raison que Platon aurait représentée dans sa lutte contre les Sophistes, seulement intéressés à vendre les moyens de séduire par la parole. Quelle prudence dans ce texte qu'on irait même jusqu'à juger contemporain si l'on en ignorait son auteur !
"A mon sens, nous ne savons absolument rien sur l'usage et la valeur que pouvait avoir, chez les Grecs, le mot philosophie, et, sur la philosophie elle-même, nous n'en savons guère davantage. Hérodote ne donne-t-il pas le nom de sophiste à Solon, ainsi qu'à Pythagore ? Androtion (historien de l'Attique du 4ème siècle av. JC et scoliaste d'Isocrate) n'appelle-t-il pas sophistes ceux qu'on appelle communément les sept Sages, ainsi que Socrate, l'illustre Socrate ? Et Isocrate ? Il nomme sophistes ceux qui pratiquent l'art de la dispute, les dialecticiens, pour reprendre l'appellation qu'ils se donnent eux-mêmes; en revanche, lui, il est philosophe; philosophes aussi les rhéteurs et les politiciens. Un certain nombre d'auteurs de cette époque usent d'une terminologie similaire. Lysias ne donne-t-il pas à Platon le nom de sophiste, ainsi qu'à Eschine ? Certes, on pourrait avancer qu'il parle en accusateur mais les autres auteurs, qui ne formulent pas d'accusation contre eux, les appellent malgré tout de ce nom. Au reste, si l'on admet qu'on peut attaquer Platon en le traitant de sophiste, de quel nom faudra-t-il appeler les sophistes aux-mêmes ? En fait, et si je puis donner mon avis, sophiste était très probablement un terme générique, et, par philosophie on désignait une sorte d'amour du beau, lié à une recherche discursive, non pas telle qu'on la pratique de nos jours, mais plutôt par allusion à une culture ayant valeur universelle. Quant au terme de sophiste, Platon l'emploie, semble-t-il, en un sens plutôt péjoratif, et ce, constamment. C'est lui, je crois, qui a le plus contribué à déprécier ce nom (Aristide est absolument dans le vrai). Pour quelle raison ? Le mépris dans lequel il tenait la foule et ses contemporains." (Traité de rhétorique, II, 407, éd. Dindorf Les Présocratiques p.982)
On n'est pas étonné si dans le Crépuscule des idoles (1888), Nietzsche, opposant à la force de Thucydide la lâcheté de Platon qui fuit la réalité et se réfugie dans l'idéal, inverse radicalement l'évaluation platonicienne:
" En lui (Thucydide) la civilisation des sophistes, je veux dire la civilisation des réalistes, atteint son expression la plus complète: ce mouvement inappréciable, au milieu de la charlatanerie morale et idéale de l'école socratique qui se déchaînait alors de tous les côtés." (Ce que je dois aux anciens Oeuvres TII p.1025-1026)

En direction des Sophistes.

S'il y a des lecteurs qui sont attentifs à l'ordre que j'ai suivi en commentant Diogène Laërce, ils s'étonnent peut-être de deux absents: d'abord Protagoras que Laërce présente à la suite de Démocrite, ensuite Diogène d'Apollonie. Du second auquel il consacre 16 lignes, malgré la notice que lui consacre André Laks dans le Dictionnaire des philosophes antiques, on ne sait pas grand chose sinon qu'il fut un des derniers "physiciens" présocratiques et qu'il partage avec Socrate dans les Nuées les moqueries d'Aristophane. Quant au premier, je ne peux, vue son importance, le laisser de côté. Il inaugure au contraire une série de billets consacrés aux sophistes. M'appuyant sur Diels, je réfléchirai sur eux dans l'ordre suivant: Protagoras donc, Gorgias, Prodicos, Thrasymaque, Hippias, Antiphon et Critias pour finir.

mercredi 20 juin 2007

Exit Diogène Laërce.

Cela fait presque deux ans et demi que, partant de Diogène Laërce et de ses Vies et doctrines des philosophes illustres, je fais des incursions intéressées dans les territoires des philosophes antiques. Incursions car ce n'est pas d'eux que j'attends la vérité (s'il est permis de formuler de manière si naïve l'intérêt porté à la philosophie) et qu'il faut donc toujours revenir sur des terres plus contemporaines et moins arpentées.
On se demandera alors s'il est bien nécessaire de les visiter... Oui, car ils fournissent des styles de vie originaires et fondateurs. Certes leur monde reste un peu étroit si l'on veut faire l'inventaire exhaustif de tous les styles de vie philosophiques mais les philosophes postérieurs n'ont pas eu leur vie mise en scène de la même manière et leurs textes sont si riches et traversés de tant de tensions qu'on sombrerait vite dans le ridicule à vouloir imaginer une vie bergsonienne ou foucaldienne. Il va de soi que je ne parle pas ici des biographies de ces penseurs mais des vies fictives qu'on construirait à partir des éthiques et des politiques qui émanent plus ou moins explicitement de leurs textes.
Sans doute, s'il nous est facile d'imaginer par exemple une vie épicurienne et même comme il m'est arrivé de le faire de la confronter à des difficultés tout à fait contemporaines, ce n'est pas seulement dû au fait que philosopher dans l'Antiquité revient à se convertir à un type de vie original par rapport à la vie ordinaire; cela tient aussi à cette réalité contingente: l'immense majorité des textes épicuriens a disparu et la part de tensions, voire de contradictions qu'ils contenaient, nous échappe pour toujours. Ce sont sans doute les philosophes cyniques qui nous offrent la prise la plus facile: en effet leur théorie est assez mince pour laisser à chacun la liberté d'imaginer ce que pourrait être une vie cynique. Confirmation de cette analyse: des textes de Platon ou d'Aristote, qui oserait extraire une vie platonicienne ou aristotélicienne ?
Ce sont des incursions aussi car ce ne sont pas seulement les modernes ou les contemporains qui me les font quitter, c'est aussi que, quelle soit la partie du territoire antique dans laquelle on se plaît momentanément à observer les usages, on est vite conduit à poursuivre le voyage vers d'autres territoires: non qu'à force d'y reconnaître l'illustration des principes indigènes on se lasse mais parce que ces écoles cultivent leur identité avec la conscience très claire de ce qui les oppose aux autres. Encore une fois ce sont sans doute les cyniques dont le rôle est manifestement le plus tourné vers la dénonciation des travers des autres philosophies, mais il va de soi que les sceptiques tirent leur fond de commerce des dogmatiques et que les dogmatiques épicuriens et stoïciens se définissent les uns contre les autres. Et donc, sauf à être transi d'admiration et converti illico, le lecteur des uns devient vite celui des autres sans que d'ailleurs ces va-et-vient ne trouvent peut-être d'autre fin que dans la lassitude (serait-ce une manière d'accorder la victoire finale aux sceptiques ?).
Il me reste à expliquer que c'étaient des incursions intéressées. Il ne faudrait pas les comprendre sur le modèle des colonisations. Je ne suis pas allé explorer ces terres pour les faire entrer dans un paysage, dans une géographie où elles auraient eu, chacune à sa manière, une valeur locale. Au fond j'y suis peut-être allé comme on allait au spectacle, pour y voir de belles choses, ces dernières étant ici des vies contradictoires entre elles mais cohérentes. J'y suis allé y voir des hommes et quelques femmes y vivre des vies trop belles pour être vraies, tant ce que leur apportait la fortune n' était pour eux que le matériau qu'ils mettaient en forme. A la différence de nos vies que le plus souvent les infortunes défont, les vies que rapportait Laërce se nourrissaient de tout ce qui aurait dû les décomposer si on avait eu affaire à des hommes et non à ces rêves d'hommes, nés peut-être de la conscience douloureuse de leurs misères. Pascal en voulait aux stoïciens de croire pouvoir réussir leur salut en faisant l'économie de la foi en Dieu, nous nous ne leur voulons plus guère désormais mais ce que nous partageons avec Pascal, c'est que la compilation laërtienne nous a présenté des hommes impossibles ou (mais c'est plus difficile à reconnaître) des hommes d'exception.
On me demandera alors pourquoi ne pas lire des romans si l'on cherche dans le texte non à apprendre quelque chose sur les hommes tels qu'ils sont mais à nourrir la nostalgie des hommes tels qu'ils auraient pu être. C'est que depuis longtemps les romans ne sont lisibles avec plaisir qu'à condition qu'ils ne nous présentent pas ces vies stylisées et si rarement prises de court. Quand ils le font, ils sont édifiants et quasi ridicules.
Il en va de même du cinéma ou du théâtre; on n'y va plus guère pour voir la représentation du meilleur, très souvent au contraire on s'y réjouit de la confirmation du pire.
D'ailleurs les romans qui nous intéressent nous font souvent connaître des singularités irréductibles, si particulières d'ailleurs qu'il devient même difficile de typifier leurs personnages en Harpagon ou Bovary.
Reste que si, à travers les faits et gestes de l'individu Diogène de Sinope, c'est le cynisme dans sa généralité qui s'incarne, son comportement n'est pas transparent au point d'être ennuyeusement équivoque; même si la conduite est du genre "stoïcien" ou "épicurien", elle a une présence concrète assez riche pour être quelque chose de plus que l'illustration d'un dogme et son interprétation contribue, sinon à reconstituer la dogmatique absente, du moins à lui donner des nuances, à suggérer des inflexions et des incertitudes aussi.
En somme, les personnages de Diogène Laërce, avec les colorations que leur donnent les textes étrangers que de temps en temps je leur adjoins, tiennent le milieu entre le symbolique et l'impénétrable. Ils partagent ce statut avec, parmi d'autres, les allégories platoniciennes. Ainsi celle de la caverne qui ne tolère pas toute interprétation certes mais qui n'est rendue transparente et donc ennuyeuse par aucune. Trop de détails concrets, trop de précisions anecdotiques et donc à première vue secondaires constituent un reste toujours disponible pour de nouvelles lectures.
Diogène Laërce, le plat compilateur, a laissé en réalité une oeuvre haute en couleurs. Ses personnages ne constituent aucune fresque d'ensemble; pourtant, même s'ils appartiennent à des écoles distinctes, ils ont un air de famille. Comme s'ils étaient les seules figures colorées d'un dessin animé en noir et blanc, ils ont un relief auquel j'ai eu envie d'accoler des bulles. Mais ce que j'ai mis dans lesdites bulles prête bien sûr à discussion et les érudits qui savent si bien que la lettre du texte ne tient parfois qu'à un fil n'ont pu que rire des discours que je prêtais à ces hommes qui, sans être mythologiques, ne sont pas pourtant purement humains.
J'espère cependant que je leur ai donné aux uns et aux autres assez de vie pour leur permettre de venir habiter nos incertitudes et que pourtant aucun d'entre eux n'a une présence capable d'étouffer les autres. Si cela est possible, qu'ils vivent dans les mémoires et les imaginations. Sans aller jusqu'à venir donner une forme à nos exigences, qu'ils chantent chacun leur partition dans un choeur sans chef d'orchestre... Si seulement quelques-uns de leurs refrains pouvaient de temps en temps prendre alors la place de l'angoisse et du désarroi !

mardi 19 juin 2007

Est-ce sage de voyager ?

Diogène de Sinope écrit dans une courte lettre pseudépigraphe adressée à Rhésos:
"Phrynicos de Larissa, mon disciple, brûle de voir Argos, nourricière de chevaux, mais comme il est philosophe, il ne te demandera pas grand chose." (Lettres de Diogène et Cratès Actes Sud p.87)
Ce qui me donne l'idée de quatre sages conseils portant sur les voyages.
D'abord d'inspiration cynique:
"Tu ne voyageras pas car seuls le font ceux qui attendent du plaisir d'un tel déplacement mais tu sais que tu vas déjà à ta perte en recherchant le plaisir là où tu es; certes il se peut que tu sois chassé de ta ville mais là-bas comme ici tu auras toujours de quoi vivre selon la nature. Quant aux hommes que tu rencontrerais au bout du monde, n'imagine pas qu'ils ne soient pas comme ici: aux trois quarts fous."
Ensuite l'épicurien avertirait:
"Ne quitte surtout pas la communauté de tes amis ! A te hasarder sur le chemin, tu ne ferais que risquer de perdre ce qui ici déjà assure ton bonheur. Certes la beauté des paysages inconnus attire les hommes ordinaires mais la campagne calme et douce qui entoure notre cité doit te donner tout le plaisir que peut t'apporter la vue des belles formes naturelles. Ne sais-tu pas que si tu cours le monde à la recherche de paysages encore plus éblouissants, tu mourras toujours trop tôt ?"
Enfin le stoïcien rappellerait:
"Est-ce ton devoir de voyager ? Examine ce que te commande ta fonction et ne dépasse pas les limites décentes qu'elle implique. Sache en effet que le voyage, et cela d'autant plus qu'il est inhabituel et lointain, mettra à l'épreuve ton principe directeur. Il te faudra de la force pour savoir ni condamner ni louanger les usages nouveaux que tu découvriras. Une réserve excessive ferait des gens de la nouvelle cité autant de personnes hostiles à ton égard et une souplesse infinie te réduirait à faire ce qu'eux jugent dignes de faire. Voyage donc peu et à condition expresse que la nécessité t'y oblige, en outre prends soin de voir cette excursion en dehors de nos frontières comme une épreuve et un exercice ! Ne sois pas l'homme de ta ville dans la cité des autres, ne deviens pas non plus un des leurs. Conduis-toi ici comme ailleurs en homme raisonnable et ne respecte les moeurs étrangères, comme les nôtres d'ailleurs, que dans la stricte mesure où la raison le commande !"

Commentaires

1. Le mercredi 20 juin 2007, 23:34 par Nicotinamide
En commentaire : Lévi-Strauss :
"Lorsque je penche la tête, l’on aperçoit de tout mon visage que mon nez. Lui seul dépasse de ma capuche. Assis parterre, les jambes contre la poitrine, je visite Paris. De l’intérieur de ma Capuche, je voyage… Je n’aime pas les explorateurs ou les touristes. Ils courent à l’avenir. Ils se dépensent à chercher une image qui leur ressemble. La curiosité et le souvenir les angoissent. De ma capuche, je lis. Je lis justement le voyage de Baudelaire. Voyager pour fuir l’ennui…. Mais est-ce que l’ennui ne se déplace pas avec nous ? Voyager pour sortir de soi… Mais si l’on ne s’amène pas, que trouve-t-on ? Voir « des soleils bas taché d’horreur mystique illuminant de long figement violet (…) des femmes dont les dents et les ongles sont teints, des archipels sidéraux… » n’arrive pas à faire oublier que le voyageur n’est « qu’un enfant accroupi plein de tristesse qui lâche (dans une flaque) un bateau frêle comme un papillon de mai. » Pour Baudelaire, il n’y a qu’un voyage : celui qui va de la vie à la mort. Le reste n’est que vaine agitation. De l’autre côté de ma capuche, tous ses vivants emmêlent leurs cris, leurs pas rapides… Sur cette place, la mairie de Paris a installé une patinoire. Les gens se pressent. Ils patinent et s’éclaboussent. Ils se bousculent joyeusement… Ils glissent sur le froid sans se soucier que ce froid silencieux les rattrapera tous… La vie n’a pas de sens. Ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Ils vivent leur vie debout sur la mort…"
2. Le lundi 7 juillet 2008, 13:47 par Teemu
Très très beau texte de Lévi-Strauss, beau dans sa froideur et sa vérité ... Cependant je crois que le philosophe à la recherche de sagesse va presque instinctivement penser à voyager, s'exiler.
non pas pour découvrir de nouvelles cultures, de nouvelles coutumes, des Hommes moins ordinaires ... je suis complètement en phase avec la vision cynique sur ce point (l'espèce n'est pas moins ridicule 100 mètres plus loin), mais plutôt pour penser dans un environnement parallèle, parallèle car il est identique à notre sphère quotidienne, a la même odeur, la même stupidité, cependant, lui ne nous connait pas (pas plus qu'il ne se connait lui même d'ailleurs).
Cette idée est d'autant plus vraie aujourd'hui, dans notre époque mondialisés, la culture a maintenant une tenace odeur de javel ... mais ça c'est une autre histoire.
PS : merci pour ce blog que je viens de découvrir. Malgré mes petits 24 ans, je suis dans une phase de recherche philosophique et ces articles sont très enrichissants pour moi. Merci encore !

dimanche 17 juin 2007

Démocrite: se conduire comme une bête est toujours une expression métaphorique.

La 39ème lettre de Diogène est destinée à préparer Monimos à la mort, désignée sous le nom plaisant de "déménagement de ce monde". L'argumentation rappelle celle du Phédon de Platon: il faut séparer l'âme du corps car toutes les actions condamnables sont des effets de la domination du corps sur l'âme:
"Les âmes éprises du corps sont mauvaises et incapables de liberté, alors que celles qui ne sont pas ainsi sont bonnes et altières (de fait, elles vivent en régissant tout et en donnant des ordres impérieux), ce qui les fait opter uniquement pour des actions justes, et sans la moindre difficulté; rien de tel avec leurs contraires: pour elles, le corps contraint l'âme à jouir du plaisir dans lequel elles baignent, à la manière d'un poisson ou de tout autre animal né pour être commandé par sa partie inférieure (...) Pour ce qui est de posséder, de manger, de boire et de faire l'amour plus que les autres, tous les hommes sont mauvais et ressemblent aux animaux." (Lettres de Diogène et Cratès Actes Sud 1998)
Démocrite interprète tout autrement la conduite condamnable; c'est Plutarque qui dans De la passion et de la maladie a transmis à ce sujet un texte éclairant:
"Si le corps intentait à l'âme un procès pour tous les malheurs et les souffrances qu'il a subis au cours de la vie et si lui, Démocrite, avait à rendre la sentence, il aurait plaisir à infliger à l'âme une condamnation. C'est elle en effet qui a détruit le corps par ses négligences, qui l'a rendu dissolu par ses ivresses, qui l'a corrompu et déchiré par les plaisirs, de même que l'on rend responsable du mauvais état de l'outil ou de l'ustensile son utilisateur imprudent." (fgm. 2)
Quand Rousseau analyse dans le Discours sur l'origine ce qui distingue l'homme de l'animal, il me paraît reprendre à son compte une telle perspective:
" C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait." (La Pléiade p.141)
La conséquence de cette domination de l'esprit sur le corps, y compris dans les activités les moins spirituelles, est que la santé est une affaire de volonté:
"Les hommes demandent aux dieux la santé dans leurs prières; mais ils ne savent pas qu'ils possèdent en eux-mêmes le pouvoir de l'obtenir. Mais ils font tout le contraire par manque de tempérance et livrent eux-mêmes par trahison leur santé aux passions." (Stobée Florilège III 18 30).
Je trouve une des racines de cette conception du corps et de l'âme clairement explicitée dans le stoïcisme: les conduites humaines qui font des plaisirs physiques le centre de la vie correspondent à une erreur de jugement commise par le principe directeur, l'hegemonikon.
Démocrite, le stoïcisme, Rousseau: malgré des différences majeures (la volonté est immatérielle chez Rousseau: pour parler en termes modernes et anachroniques, on pourrait trouver l'explication des idées humaines et animales dans le cerveau mais jamais on ne sera en mesure d' identifier les causes cérébrales de la volonté, ce qui, du point de vue de nos connaissances du cerveau, est bien évidemment devenu faux), il y a une reconnaissance de la liberté de l'esprit qui fait qu'il n'y a pas à attendre la mort pour atteindre l'émancipation spirituelle radicale.
Je crois reconnaître dans la description que Sartre a donnée de la liberté de la conscience et de son projet une rémanence d'une telle inspiration. C'est l'homme de mauvaise foi qui invoquerait ,avec l'autorité d' Alain par exemple, la pression du corps dans la passion et le désir. Il me semble en effet qu'il y a comme une métamorphose de l'héritage stoïcien dans la penséé sartrienne.