jeudi 17 décembre 2009

Le rêve matérialiste d'un communiste.

" Que se passait-il dans le cerveau du Nº1 ? Il (il s'agit de Roubachof, le personnage principal) se représentait une coupe de ce cerveau, soigneusement peinte en gris à l'aquarelle sur une feuille de papier fixée avec des punaises sur une planche à dessin. Les circonvolutions de la matière grise s'enflaient comme des entrailles, s'enroulaient les unes sur les autres comme des serpents musculeux, s'estompaient comme la spirale des nébuleuses sur des cartes astronomiques...Que se passait-il dans les renflements de ces grises circonvolutions ? On savait tout des lointaines nébuleuses, mais sur elles on ne savait rien. Telle était sans doute la raison pour laquelle l'Histoire était un oracle plutôt qu'une science. Plus tard, peut-être, beaucoup plus tard, on l'enseignerait au moyen de tables statistiques auxquelles s'ajouteraient de pareilles coupes anatomiques. Le professeur dessinerait au tableau une formule algébrique représentant les conditions de vie des masses d'un pays donné à une époque donnée : "Citoyens, voici les facteurs objectifs qui ont conditionné ce processus historique." Et, montrant de sa règle un paysage brumeux et grisâtre entre le second et le troisième lobe du cerveau du Nº1 : "Et maintenant, voici l'image subjective de ces facteurs. C'est elle qui pendant le second quart du XXe siècle a conduit au triomphe du principe totalitaire." Tant qu'on n'en serait pas là, la politique ne serait jamais qu'un dilettantisme sanglant, que pure superstition et magie noire..." (Arthur Koestler Le zéro et l'infini 1945 trad. Jérôme Jenatton)
C'est un rêve réductionniste : l'histoire est réduite à la psychologie qui est réduite à la neurologie, plus exactement à une sorte de neuro-économie (pas au sens où on l'entend aujourd'hui - étude des conditionnements neurologiques de l'économie - mais au sens d'étude des conditionnements économiques de la neurologie).
Le matérialisme expliquera alors les méfaits du communisme réel.
Marx distinguait l'histoire de la préhistoire ("La préhistoire de l'homme s'achève" Contribution à la critique de l'économie politique 1859)
La même opposition est reprise ici mais contre certains de ceux qui ont prétendu l'incarner politiquement.

Commentaires

1. Le vendredi 18 décembre 2009, 12:37 par Pik
C'est intéressant.
Sur le sujet des implications philosophiques d'une position particlulière qui sera confirmée ou infirmée par la science, mais dans un autre registre, il y a un minuscule passage dans T. Honderich, "Etes vous libre? Le problème du déterminisme", àla fin du chapitre 11, et qui renvoit à un autre de ses livres (Conservatism), qui dit la chose suivante :
Le déterminisme philosophique intransigeant laisse entrevoir certaines conséquences sur les directions politiques classiques. Si la droite met en avant le mérite des personnes et la gauche le besoin des personnes, il faut clairement revoir sa position vers la gauche de ce point de vue là, étant donné que mérite et culpabilité n'ont plus de base dans cette philosophie.
Pour le coup le philosophe est loin d'être antique, mais j'ai trouvé l'analogie intéressante...
2. Le samedi 19 décembre 2009, 16:51 par LEMOINE
Une société totalitaire ne croit pas au déterminisme. Elle pratique l’inquisition des consciences ; elle recherche des ennemis cachés ; elle soupçonne et elle espionne, parce qu’elle est incapable d’expliquer ce qui motive les individus. Elle sait très bien que si elle ne les contraint pas, ils lui échapperont car ils sont irréductiblement libres.
Si l’on pense, comme le rapporte le film « l’aveu », qu’un militant communiste de longue date, qu’un ancien volontaire de la guerre d’Espagne et un résistant, peut être un traitre, c’est qu’on est bien incapable d’expliquer les choix et qu’on imagine l’individu libre jusqu’à pouvoir contredire tout ce qui a constitué sa vie.
Le déterministe croit l’individu prévisible. Il lui suffit donc de prévenir le danger ; il n’a pas besoin de soupçonner car il est persuadé de savoir d’où vient le danger. Il aura une politique de prévention et de médicalisation.
Parce qu’il est certain que l’enfant agité fera nécessairement un délinquant, le déterministe le met en fiche et lui prescrit des doses de calmants.
3. Le samedi 19 décembre 2009, 18:59 par philalèthe
Merci de votre visite !
Quatre remarques : d'abord il n'y a pas que les sociétés totalitaires qui recherchent des ennemis cachés et espionnent, non ? On est peut-être bien aussi en plein dedans.
Ensuite je crois qu'on peut être déterministe et juger les hommes largement imprévisibles. L'imprévisibilité est causée non par l'indétermination alors mais par l'impuissance de la connaissance à connaître le déterminisme (en ce sens le temps est largement imprévisible à moyen terme).
J'ajoute que les régimes communistes s'appuyaient sur une philosophie de l'histoire tout à fait déterministe et que c'est cette référence qui justifiait l'existence d'un sens de l'histoire en mesure de cautionner n'importe quelle décision politique.
Pour terminer on peut être indéterministe et juger les hommes prévisibles (cf Sartre, quand il cherche à rendre compte en termes indéterministes des comportements de classe ou de masse ou grégaires).
4. Le samedi 2 janvier 2010, 08:37 par François
Une certaine forme de réductionnisme, comme celle illustrée par le passage d'A. Koestler apparaît comme un programme absurde. Certaines relations que l’on peut qualifier de niveau supérieur n’ont aucune lecture possible en physique fondamentale. Comment une explication purement neurophysiologique pourrait-elle nous aider à comprendre la position des personnes dans le monde, expliquer leurs actions ?
Pour un réductionnisme pur et dur, parler du comportement des personnes reviendrait donc à parler du comportement des neurones de ces personnes. Pourtant les personnes existent. Ce qui rend vrai (truthmaker) un prédicat mental comme « est un désir » ou « est une croyance » pour une personne par exemple, comprend une variété de conditions neurologiques. Nous avons tel désir ou tel croyance, du fait que nous sommes dans tel ou tel état neurophysiologique. S’il est vrai que votre désir ou votre croyance est la cause d’une intention, c’est en vertu de certains de ces états de votre cerveau.
Mais accepter que les vérifacteurs (truthmakers) de nos énoncés faisant usage de certains prédicats comme « est un désir » ou « est une croyance » soient certaines conditions neurophysiologiques doit-il forcément nous entraîner à ne pas être réaliste envers les personnes, leurs désirs, leurs croyances ?
5. Le dimanche 10 janvier 2010, 11:22 par philalèthe
Merci pour la visite !
Comment ne pas vous donner raison ? S'il fallait cesser de tenir pour réelles les personnes et leurs intentions, non seulement les rapports humains deviendraient incompréhensibles et difficiles à vivre mais il faudrait renoncer à prendre au sérieux l'histoire, ses explications et plus généralement toutes les sciences humaines (socio-ethnologie, psychologie etc). Je crois donc que s'il existe des réductionnistes du type de ceux évoqués par ce passage de Koestler, ils ne peuvent pas vivre en accord avec ce qu'ils disent croire. Ils sont poussés à prendre au sérieux les personnes, les désirs et leurs croyances, ne serait-ce que pour publier les livres où ils défendraient un tel réductionnisme !
6. Le samedi 23 janvier 2010, 20:53 par Chaos
Bonjour, je me permets de déposer un commentaire qui ne porte pas sur le texte lui même mais sur une remarque de philalèthe.
"Reconnaître le déterminisme n'implique pas nécessairement nier la liberté (c'est la solution compatibiliste : tout est déterminé et l'homme est libre). La liberté repose alors sur le fait du choix et pas sur le libre-arbitre entendu comme volonté auto-causée. Dans ces conditions, on conserve les idées de mérite et de culpabilité. Pour être clair (et faire vite), un acte réflexe n'est pas un acte libre, un acte précédé d'une délibération l'est."
Ne peut-on pas envisager le déterminisme avec plus de profondeur encore, en invoquant le concept de Dieu ? Si le choix lui-même est pétrie dans ce qui est déterminé, l'acte de délibération devient secondaire et se comprend comme le déploiement du Principe (comme l'extension de la volonté de l'Un, une espèce de détachement perpétuel de la Cause première, une évolution créatrice).
Compris ainsi, la liberté fait parti des effets de la transcendance, Dieu étant compris comme "nécessairement actif". L'homme peut se croire libre ou non (la conscience), agir ou non (le politique) il est "nécessairement soumis" à la volonté du Principe (concept de Dieu).
Si bien que croire en lui (en Dieu, le Principe, la Cause, la Transcendance, comme on voudra...) ou non ne change rien. La réalité du divin ne se comprenant que dans son acception a priori, l'exercice de la liberté, donc de son expérience, est pure contemplation (de l'être, du sublime, du simple...etc)
J'espère ne pas avoir été trop obscur.
7. Le samedi 23 janvier 2010, 21:13 par philalèthe
Non, vous n'êtes pas obscur.
En effet on peut englober le déterminisme dans un cadre métaphysique où le concept de Dieu est central. Ça peut se faire philosophiquement (dans la pensée de Spinoza par exemple) ou religieusement.
Ceci dit, je ne comprends pas bien votre dernier paragraphe. Croire en Dieu en effet ne change rien dans le sens où la pratique de la délibération et du choix s'impose encore (je crois que c'est ce que veut dire Sartre quand il écrit à la fin de la conférence de 1945 "L'existentialisme est un humanisme" que "même si Dieu existait, ça ne changerait rien"). Mais dans ces conditions la contemplation de Dieu ne se confond pas avec l'exercice de la liberté; certes on peut choisir de contempler Dieu mais au moment même où on le contemple, on ne choisit pas (on a choisi). J'imagine que c'est votre pensée.
J'ajoute quand même que passer du déterminisme à Dieu ne peut tout de même être pensé comme une déduction, au sens où le déterminisme, avec laquelle toute pratique scientifique est familière, n'implique pas Dieu (c'est une autre question de savoir si Dieu implique le déterminisme).
8. Le samedi 23 janvier 2010, 21:39 par Chaos
"J'ajoute quand même que passer du déterminisme à Dieu ne peut tout de même être pensé comme une déduction, au sens où le déterminisme, avec laquelle toute pratique scientifique est familière, n'implique pas Dieu (c'est une autre question de savoir si Dieu implique le déterminisme)."
Oui j'en conviens, c'est d'ailleurs une inspiration saisie qui m'a poussé à faire ce lien entre deux concepts vraisemblablement inconciliables.
"Croire en Dieu en effet ne change rien dans le sens où la pratique de la délibération et du choix s'impose encore (je crois que c'est ce que veut dire Sartre quand il écrit à la fin de la conférence de 1945 "L'existentialisme est un humanisme" que "même si Dieu existait, ça ne changerait rien"). Mais dans ces conditions la contemplation de Dieu ne se confond pas avec l'exercice de la liberté; certes on peut choisir de contempler Dieu mais au moment même où on le contemple, on ne choisit pas (on a choisi). J'imagine que c'est votre pensée."
Je ne suis pas sur de bien suivre la pensée de Sartre, ici brièvement exposée. Puisque selon moi, "si Dieu existe", il n'a certes pas d'impact sur la liberté supposé de l'homme mais il va l'accompagner à chacun de ses pas (si je puis dire) si bien que la philosophie (présupposant le fait de la transcendance) reposera la question du vrai et donc, inévitablement, la question morale (quel est le comportement approprié, réintroduction des thèmes du bien et du mal...) ce que Sartre refuse, si je ne m'abuse.
9. Le dimanche 24 janvier 2010, 10:39 par philalèthe
1) ce n'est pas inconcevable de penser Dieu comme fondement d'un monde déterministe et ce n'est pas une idée nouvelle (j'ai mentionné Spinoza, mais j'aurais pu signalé Descartes ou Leibniz - même si le concept de Dieu est défini spécifiquement dans chacune de ces philosophies). Il va de soi que se pose alors le problème de la liberté humaine dans un monde déterminé par Dieu. Descartes par exemple invoque la finitude de l'entendement pour défendre à la fois la réalité du libre-arbitre humain et l'omnipotence et l'omniscience divines.
2) Quant à Sartre, par le passage cité, il n'envisage pas la possibilité de l'existence de Dieu dans le cadre de sa philosophie. Il veut dire qu'il peut concevoir un existentialisme chrétien (il pense par exemple à Gabriel Marcel). Notez cependant que Sartre ne refuse pas la question morale et la question du comportement éthiquement approprié est au coeur de sa pensée. Il a seulement refusé de résoudre la question morale de manière réaliste, je veux dire en se référant à des vérités morales objectives portant sur des valeurs indépendantes de l'esprit humain. Il n'y a donc pas dans sa philosophie un Bien qui dicterait aux hommes quoi faire. Pour dire vite, les valeurs morales sont pensées comme des créations de la liberté et si on cherche une valeur fondamentale dans la pensée sartrienne, c'est la cohérence entre ces valeurs et la réalité de la liberté (ainsi on ne peut pas concevoir un engagement de type sartrien pro-nazi par exemple parce que la liberté n'est pas compatible avec le thème du sang, du guide etc.)
10. Le dimanche 24 janvier 2010, 15:28 par Chaos
Bien, je vous remercie pour ces éclaircissements Philalèthe.

mardi 15 décembre 2009

Traquons la frime !

Quand je cite la traduction française d'un texte latin, il m'arrive de mettre entre parenthèses l'expression latine. C'est en général parce que la traduction en français prête à discussion. Sûr alors de l'utilité du procédé, j'ai bonne conscience. Reste qu'une note de Frédéric Nef à propos d'un texte de Derrida tiré de Glas me fait baisser les yeux. La voici :
" L'usage entre parenthèses d'un terme allemand qui est l'exact équivalent du terme français (dans le cas du texte derridien, c' était Gefühl, qu'il est usuel de traduire par sentiment) a une fonction purement rhétorique. C'est un reste (ou plus qu'un reste) de Heidegger : l'allemand est avec le grec la langue de la philosophie et il faut parsemer les textes de termes allemands, pour signifier : "c'est de la vraie philosophie". C'est un usage particulier du principe d'autorité, l'autorité venant ici non d'un auteur, ou d'un commentateur, ou d'un Livre, mais d'une langue tout entière, à laquelle on prête la vertu de philosopher naturellement." (Qu'est-ce que la métaphysique ? 2004 p.925)
Mes yeux se relèvent un peu, à réaliser que le latin n'a pas la dignité philosophique du grec ou de l'allemand. Reste que Nef, souvent amusamment iconoclaste, rappelle que la philosophie doit se délester, sinon de toute rhétorique, du moins des tics rhétoriques, sujets aux modes mais immuablement nocifs du point de la valeur de la pensée.
Précision : ce modeste billet à usage personnel, si on peut dire, n'est en rien une indirecte visant Heidegger !
Pas plus qu'il ne cautionne la thèse que toutes les langues sont identiquement capables de servir la réflexion philosophique.
05/07/10 : je découvre ces lignes dans le Journal de Jules Renard à la date du 24 Janvier 1889 :
" Dans l'ancien style on éprouvait parfois le besoin de reproduire quelques mots français en latin. L'imprimerie les rendait en lettres italiques. De nos jours nous nous demandons pourquoi. C'était en effet une pauvre manière de prouver son érudition. Les mots latins n'ajoutaient rien aux mots français. Ce n'était qu'une simple redondance parfaitement vaine. C'est ainsi qu'on lit dans le Génie du Christianisme : " On ne revient point impie des royaumes de la solitude. Regna solitudinis." Pourquoi " Regna Solitudinis " ?

Commentaires

1. Le mercredi 16 décembre 2009, 21:44 par VS
> C'est en général parce que la traduction en français prête à discussion.
J'aime ce procédé. Il ne me sert à rien puisque je ne connais pas le latin, mais je trouve cela honnête.
2. Le jeudi 17 décembre 2009, 11:48 par JohnDoe
Je vous rejoins sur ce point.
Votre remarque semble quand même bien viser Heidegger et avec lui Derrida qui emboîte le pas à l'idée d'une "langue pure", une langue purement philosophique.
Comme cette quête semble liée au tout premier romantisme allemand et à l'idée d'un devenir commun de la poésie et de la philosophie, j'ai trois questions pour lesquelles je n'ai pas de réponses toutes faites mais que je commence à peine à entrevoir :
1) Est-ce qu'on peut passer outre cette héritage?
2) N'aurait-il pas été mal compris ?
3) Etant donné le poids de Heidegger et de Derrida en philosophie (l'un en allemand, l'autre en français), est-ce qu'on peut faire encore de la philosophie en rejetant ce qui est effectivement un principe d'autorité (qui je trouve pèse en effet trop lourd au regard du véritable enjeu de la philosophie qui est quand même d'éclairer notre existence) ? Quelle autre philosophie pourrait nous en immuniser?
J'ai bien quelques pistes comme vous vous en doutez. Il faudrait rétrocéder à des moments de la philosophie où la question de la langue n'avait pas encore cette tournure qu'elle a prise et où la question du langage, de notre langage "ordinaire" et commun avait encore un sens.
Je pense comme Stanley Cavell l'a montré que Nietzsche et d'Emerson comme ce moment privilégié auquel il faut revenir. Tous deux interrogent le langage de la même manière (donc à peu près à la même époque). On pourrait me répliquer que je joue encore sur la langue et avec une insistance trop évidente sur la distinction dans la langue anglaise justement entre "language", "speech", "tongue".
Je prétends que non, qu'il n'ait pas besoin de recourir au grec ou à l'allemand et que l'entreprise philosophique d'auteurs comme Nietzsche et Emerson n'a rien à voir avec l'idiome de la philosophie instituée trop repliée sur sa propre autorité par défaut, je pense, de réel interlocuteur .
Merci à votre blog d'offrir, cette plage de réflexions.
3. Le jeudi 17 décembre 2009, 17:52 par philalèthe
Sur la question de l'héritage en philosophie, je serais tenté de répondre que pour philosopher, il faut nécessairement ne pas assumer tous les héritages. Le faire conduirait à l'incohérence : pour dire vite, on ne peut pas reprendre à son compte et l'héritage réaliste et l'héritage idéaliste, sans entrer dans le détail des types de réalisme et d'idéalisme. C'est ce qui distingue une formation philosophique d'une formation scientifique ; dans la première, on privilégie un héritage plutôt qu'un autre ; dans la seconde, la question "vers quel héritage se tourner ?" est déplacée.
Concernant donc les héritages dont vous parlez (Heidegger, Derrida), il va de soi qu'ils ne doivent être des références obligées que si vous approuvez encore en fonction du contexte (2009) leurs raisons. Je vais être brutal : ils doivent être des références incontournables s'ils disent vrai. Si vous voulez vous immuniser contre Derrida, lisez Nef (2004) : Qu'est-ce que la métaphysique ? Je vous conseille aussi Pouivet (2008) : Philosophie contemporaine. Descombes est un bon antidote aussi.
Mais cela revient sans doute moins à s'immuniser contre une oeuvre (celle de Heidegger, celle de Derrida etc) que contre certains textes dans cette oeuvre et certains usages de certains textes. Je ne veux absolument pas encourager l'idée qu'il ne faut lire ni Heidegger, ni Derrida ; mais il doit falloir les lire avec une liberté d'esprit. C'est une banalité mais ce sont certains épigones qui par leur mimétisme ont dégoûté des maîtres qu'ils croyaient servir. En art c'est l'académisme, mais ça existe aussi en philo et il faut résister des quatre fers pour ne pas adorer un nouveau maître sur le bûcher du précédent. Bien sûr il faut adorer assez longtemps pour se donner la possibilité de comprendre bien un auteur. La difficulté , c'est qu'on ne voit pas bien la limite entre séjourner suffisamment quelque part et rester trop longtemps. C'est comme quand on visite une très grande ville. Visiblement vous vous installez dans Cavell et vous nous rendez en tout cas un grand service car il n'est pas toujours bien clair.
Un dernier mot sur les héritages philosophiques : je crains qu'ils ne soient fort contingents et dépendent des traductions, des professeurs, plus généralement des hasards de la vie. Du moins dans les premières années. Ensuite quelque chose se construit de manière plus volontariste sur cette base sans grand fondement ( "sans grand fondement" est une bien mauvaise expression car elle suggère qu'il y a de bonnes fondations ; c'est rétrospectivement que se retournant on se dit que c'était de bonnes ou de mauvaises fondations). Excusez-moi si vous me trouvez confus ou allusif.

lundi 14 décembre 2009

Freud, spinoziste.

A F., qui connaît déjà bien les fins de vie.
Arthur Koestler a rendu visite à Freud à Londres pendant l'automne 1938. Rendant compte de cet entretien, il rapporte le passage suivant:
" J'avais prononcé je ne sais quel lieu commun sur les nazis. Freud regardait d'un air lointain la fenêtre et les arbres, et avec un peu d'hésitation dit :
- Vous savez, ils n'ont fait que déclencher la force d'agression refoulée dans notre civilisation. Un phénomène de ce genre devait se produire, tôt ou tard. Je ne sais pas si, de mon point de vue, je peux les blâmer."
Koestler ajoute :
" Il employa probablement des mots tout différents, mais il ne pouvait y avoir méprise sur le sens. Il n'avait fait que donner une expression normale à la neutralité éthique inhérente au système freudien - et à toute science strictement déterministe. Pas même "tout comprendre, c'est tout pardonner" - car le pardon implique un jugement éthique, mais simplement : "Tout comprendre, c'est tout comprendre."" (Hiéroglyphes 1955 p.495)
Bien sûr on pense à :
" Je veux revenir à ceux qui préfèrent maudire les Affects et actions des hommes, ou en rire, plutôt que de les comprendre (intelligere). Ceux-là, sans aucun doute, trouveront étonnant que j'entreprenne de traiter les vices et inepties des hommes à la façon géométrique, et que je veuille démontrer de façon certaine (certa ratione demonstrare) ce qu'ils ne cessent de proclamer contraire à la raison (rationi repugnare), vain, absurde et horrible." (Spinoza Éthique III Préface trad. Bernard Pautrat)
Mais cette attitude est à mettre en perspective avec la suivante, relative à son cancer et rapportée aussi par Koestler:
" Je demandai à Freud s'il voyait à Londres beaucoup d'amis et de confrères. Il dit que "les docteurs" ne lui permettaient pas de voir beaucoup de monde, à cause de "cette chose sur ma lèvre". Il continua en disant qu'on le traitait aux rayons X et au radium. Puis le regard absent et lointain reparut dans ses yeux. il reprit : "Les docteurs disent qu'ils peuvent guérir cela. Mais sait-on s'il faut les croire ?"
Freud savait que la "chose" sur sa lèvre était un cancer. Mais le mot ne fut jamais mentionné par lui ni dans ses discours ni sans ses lettres à des amis; et personne ne le prononça jamais en sa présence. Il savait qu'il n'y avait pas d'espoir et que "les docteurs" le savaient. L'homme qui, plus qu'aucun autre mortel, connaissait les tours de la tromperie de soi-même, avait choisi d'entrer dans la nuit un voile transparent sur les yeux." (ibid. p.496)
Est-ce pesant de rapporter encore deux autres fins, bien différentes malgré un commun silence ?
Roger Vailland (1965):
" "J'ai eu (c'est Claude Roy qui parle) une seule et franche conversation sur le sujet de la "vérité" avec Élisabeth (la compagne de Vailland). Je lui ai dit : "Tout ce qu'était, voulait et disait Roger avant de tomber malade penche vers le choix de dire la vérité. C'est à lui (d'une certaine manière) et à toi (en définitive) qu'incombe la responsabilité de choisir l'illusion ou la vérité. Je t'approuverai dans l'un ou l'autre cas, mais il faut tout bien peser." Nous décidâmes que je consulterais le docteur Mario Bianchi. Celui-ci me dit : "Même si un malade, avant ou après être tombé malade, a professé et professe la volonté de savoir, il ne faut pas se fier à ce qu'il dit, mais à ce qu'il veut inconsciemment. Si Roger a accepté en quelques instants une explication "illusoire" de sa maladie, si le professeur Jean Bernard a décidé en quelques instants de lui donner cette version, c'est que tout en Roger, malgré ses dires, malgré sa volonté de "vivre et mourir en fauve de la Renaissance", montrait le refus de dévisager la réalité. Il faut donc respecter son choix vital. Il a besoin pour vivre sa mort de ne pas la nommer. Aidons-le dans cette voie." Et jamais plus je n'ai parlé du problème avec Élisabeth, encore moins présenté d'éternelles suppliques."
Jamais Claude Roy n'oublia cette rencontre avec Roger Vailland au célèbre Bar Vert de la rue Jacob, une heure avant que son ami rencontrât le professeur Jean Bernard. - Si c'est un cancer, lui dit-il, je choisirai ma mort. Sortant de chez l'illustre cancérologue, Vailland téléphona aussitôt à son vieux copain : - J'ai une veine inouïe... C'est bien un virus." (Roger Vailland ou un libertin au regard froid Yves Courrière 1991 p.939)
Michel Foucault (1984):
" Il n'avait pas peur de la mort, il le disait à ses amis lorsque la conversation en revenait au suicide (en bon samouraï, il portait les deux sabres dont le plus court sert à se donner la mort), et les faits ont prouvé qu'il ne se vantait pas. Les tout derniers mois de sa vie, il travaillait à écrire et récrire ses deux livres sur l'amour antique, à liquider cette dette envers lui-même. Il me faisait quelquefois vérifier une de ses traductions et il se plaignait d'une toux tenace et d'une légère fièvre incessante ; par courtoisie, il me faisait demander des conseils à ma femme qui est médecin et qui n'en pouvait mais. "Tes médecins vont sûrement croire que tu as le sida", lui dis-je par plaisanterie (les taquineries mutuelles sur la différence de nos goûts amoureux étaient un des rituels de l'amitié)."C'est précisément ce qu'ils pensent, me répondit-il en souriant, et je l'ai bien compris aux questions qu'ils m'ont posées." Mon lecteur aura peine à croire qu'en ce mois de février 1984 une fièvre et une toux ne donnaient de soupçons à personne ; le sida était encore un fléau si lointain et ignoré qu'il en devenait légendaire et peut-être imaginaire (à cet endroit, on lit la note suivante: "aucun de ses familiers ne s'est douté de quelque chose ; nous n'avons su qu'au lendemain de sa mort. Au témoignage de Daniel Defert, lui-même avait noté dans son calepin : "Je sais que j'ai le sida, mais, avec mon hystérie, je l'oublie.") "Au fait, lui demandais-je par simple curiosité, ça existe réellement, le sida, ou c'est une légende moralisatrice ?" -"Eh bien, écoute, me répondit-il après une seconde de réflexion, j'ai étudié la question, j'ai lu pas mal de choses là-dessus : oui, ça existe, ce n'est pas une légende. Les médecins américains ont étudié cela de près." Et il me donna des détails techniques en deux ou trois phrases. "Après tout, me dis-je, il est historien de la médecine." Des entrefilets d'origine américaine sur le "cancer des homosexuels" paraissaient alors dans les journaux, où la réalité de ce fléau était mise en doute.
Rétrospectivement, son sang-froid lors de ma sotte question me coupe le souffle ; lui-même à dû prévoir qu'il en serait ainsi un jour, méditer la réponse qu'il m'avait faite et compter sur ma mémoire." (Foucault, sa pensée, sa personne Paul Veyne 2008 p.210-211)
De ces trois illustres personnages, y a-t-il un candidat au titre d'exemplum ?
Paul Veyne, qui reprend dans ce livre un article paru dans le numéro spécial de Critique, août-septembre 1986, n'avait pas hésité alors à ajouter immédiatement après le passage que je viens de citer:
" Donner de vivants exempla était une autre tradition de la philosophie antique."
22 ans après, il n'a pas jugé bon de reprendre la phrase. Visiblement il préfère la figure du samouraï (le titre du dernier chapitre est en effet "Portrait d'un samouraï"). À cause de la référence à l'hystérie ?

Commentaires

1. Le samedi 19 décembre 2009, 09:54 par philalèthe
Merci beaucoup d'avoir attiré mon attention sur ce texte très intéressant.
2. Le dimanche 18 novembre 2012, 07:33 par frans tassigny
Avec votre accord j'ai insérer vos info sur mon micro dossier : http://fr.calameo.com/books/001343388afcee51c3943
Cordial
ft
3. Le dimanche 25 novembre 2012, 20:23 par Philalethe
Pas de problème mais comment avez-vous eu mon accord avant que je ne vous le donne ?!
Cordialement

mercredi 9 décembre 2009

Wittgenstein, Nef / Nietzsche

Wittgenstein écrit :
" 126. La philosophie se contente de placer toute chose devant nous, sans rien expliquer ni déduire - Comme tout est là, offert à la vue, il n'y a rien à expliquer. Car ce qui est en quelque façon caché ne nous intéresse pas.
On pourrait aussi appeler "philosophie" ce qui est possible avant toute nouvelle découverte et invention." (Recherches philosophiques p.88 Gallimard)
Je n'ai pas l'intention d'identifier Frédéric Nef à un philosophe wittgenstein ("je suis un platoniste particulariste et possibiliste" dit-il de lui dans son dernier livre p.206). Cependant, encore une fois, je trouve dans cette oeuvre un passage qui fait écho aux lignes de Wittgenstein:
" Il n'y a rien de mystérieux dans les tropes; sans doute parce qu'il n'y a rien de mystérieux dans le monde et qu'en tout cas rien n'est caché; il n'y a pas de cachette pour un sens profond, pas de placard à double fond pour le Grand Secret. Dieu est subtil, mais il n'est pas retors - il s'est retiré de la table de jeu, mais il n'a pas pipé les dés. La difficulté n'est pas dans un prétendu secret de l'essence des choses, mais dans son caractère manifeste et dans la nature même du manifeste (cf Mark Johnston, The Manifest)." ( Traité d'ontologie p.224 2009)
Dire que l'affaire du philosophe n'est pas de dévoiler le caché ne revient pas à dire que c'est une entreprise facile ni à dire qu'il n'y a pas de choses cachées à faire apparaître (mais c'est le travail de la science).
On comparera avec:
Pour cela, attention ! - Il n'y a rien que nous aimions autant faire connaître aux autres que le sceau du secret - sans oublier ce qu'il y a dessous." (Nietzsche Le gai savoir III 197)

Commentaires

1. Le jeudi 10 décembre 2009, 10:53 par JohnDoe
Je trouve ce rapprochement entre Wittgenstein et Nietzsche très éclairant.
Wittgenstein avait lu Nietzsche et Emerson.
Ne peut-on dire que l'idée d'une philosophie qui laisse tout en l'état, qui nous demanderait de regarder pour ainsi dire avec les yeux de l'innocence et du manifesté est le motif d'une critique de la culture, d'une certaine idée de l'éducation qui est au centre de la culture (je pense à Nietzsche et à "Schopenhauer éducateur")?
C'est pourquoi tous ces auteurs insistent en fait sur la conversion du regard (en un sens autre que platonicien ou tel que nous l'avons hérité de Platon) et sur une certaine présentation du manifeste (Nietzsche dirait de nos conditions de vie et de nos possibilités philosophiques, Wittgenstein parle de "formes de vie").
Je ne crois vraiment pas que la différence soit (simplement) épistémologique pour autant qu'on se situe à l'intérieur toujours d'une même culture (disons platonicienne) mais qu'il s'agit d'une critique tout à fait originale de la culture qui a effectivement des conséquences épistémologiques ou disons sur la manière de comprendre, formuler un problème que l'on pense être philosophique.
Le style de Wittgenstein nous fait penser qu'il opère avec des limites du langage ou de la rationalité mais pensons à lui comme à un sage zen et sa posture apparaîtra plutôt comme un masque.
En fait, avec ces philosophes nous sommes au centre de nos apprentissages, de notre appropriation et de notre autorisation. C'est pourquoi, aussi, l'idée de "tout laisser en l'état" est trompeuse et risque de nous donner à penser que nous n'accomplissons aucun changement...
2. Le vendredi 11 décembre 2009, 18:51 par patrick ducray
Votre lecture de Nietzsche est inattendue car vous lui faites tenir une position exactement opposée à celle que je lui attribuais ! En effet cette citation est à mes yeux typique d'un Nietzsche généalogiste, qui va chercher ce qui se cache sous les premières apparences. Mais je ne veux pas dire que cette citation permette de rendre compte de toute sa doctrine.
3. Le mardi 15 décembre 2009, 21:34 par philalèthe
Excusez-moi ! Je découvre votre commentaire relégué dans les indésirables. Dès que possible, j'essaye de vous répondre en tenant compte un peu attentivement de la préface du Gai savoir.

mardi 8 décembre 2009

Les nombres et l'histoire naturelle des hommes.

Wittgenstein écrit dans les Recherches philosophiques:
" 415. Ce que nous proposons, ce sont à proprement parler des remarques sur l'histoire naturelle des hommes. Ce ne sont cependant pas des contributions singulières, mais plutôt des constatations dont personne n'a douté, et qui n'échappent à notre attention que parce que nous les avons constamment sous les yeux." (p.182 Gallimard)
Le passage qui suit de Frédéric Nef me paraît éclairer les lignes précédentes:
" Les entiers naturels ne sont certes pas coupés du monde naturel, mais il ne faut pas confondre le nombre et sa réalisation linguistique dans des bases, cinq, dix ou vingt en général, qui correspondent à des réalités anatomiques. En français hexagonal par exemple, coexistent deux bases, ce qui explique l'incohérence de l'usage : d'une part "soixante-dix" (base dix) et d'autre part "quatre-vingts" (base vingt). Même si nous ne comptons plus sur nos doigts d'enfants, nous le faisons comme des créatures qui ont dix ou vingt doigts (et orteils) et pas comme des ordinateurs, qui ne pensent que par présence ou absence, ou des dieux qui ont dix mille bras." (Traité d'ontologie pour les non-philosophes - et les philosophes - 2009 p.178)

Commentaires

1. Le jeudi 10 décembre 2009, 11:23 par JohnDoe
J'ai présenté un peu une question similaire (pourquoi comptons-nous ainsi? pourquoi y-a-t-il une opération d'addition?) à mon fils (13 ans) et j'ai obtenu la réponse du type :
"Il s'agit d'une convention" et il ne pensait pas ainsi à ce qu'on appelle à proprement parler une convention (je me suis aperçu d'ailleurs à l'occasion de ma discussion avec lui que j'étais très mal à l'aise pour en donner un bon exemple ) mais bien à ce que Wittgenstein et visiblement Nef (que je n'ai pas lu) en appellent lorsqu'ils parlent de "naturel" ou de remarques en marge d'une histoire naturelle de l'homme.
C'est-à-dire qu'en fait nous n'avons pas réellement de définition de ce qu'est le conventionnel et le naturel. Cela me semble pour relayer cet aspect de la philosophie comme critique de la culture et de l'éducation (en réponse à un message précédent où vous rapprochiez Nietzsche et Wittgenstein) décisif, décapant, et déroutant pour toute pratique philosophique. Je parle des situations d'enseignement, d'ateliers de réflexions, de critique ce qu'on appelle des pratiques philosophiques et j'aimerais vous demander si vous rencontrer dans votre propre pratique de professeur de philosophie de tels sites de pensée?

dimanche 6 décembre 2009

Arthur Koestler a-t-il lu Jean-Paul Sartre ? ou Arthur Koestler en lâche (au sens sartrien)

" Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur existence, et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront, par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches." (L'existentialisme est un humanisme Sartre 1945)
" Ce jour-là, la querelle devint particulièrement aigre (il s'agit de sa relation avec une amie). Le déterminisme était déjà une position perdue dans mon univers croulant. la physique moderne avait, quelques années auparavant (la scène se passe en 1935-1936), abandonné le concept d'un univers exactement déterminé et réglé par la loi de causalité. Mais abandonner le déterminisme, au sens qu'il avait eu pour la science classique, ne signifiait pas nécessairement que l'on dût accepter le postulat du libre arbitre. Il y avait d'autres solutions, telles que le remplacement des lois de causalité par les lois de probabilité, et l'interprétation de ces dernières de façon étroitement rationaliste. Car, admettre le concept du libre arbitre, c'était accepter l'ultime responsabilité de toutes nos actions passées et présentes, conscientes ou non. C'était accepter un fardeau insupportable de culpabilité et de honte - sans la consolation d'une science éthiquement neutre qui permît de se considérer soi-même comme un mécanisme chimique sans liberté ni responsabilité, obéissant aveuglement aux poussées du milieu interne et externe. Je n'étais pas prêt à assumer les charges de la liberté." ( Hiéroglyphes p.355-56 1955)
" Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu'un qui n'a pas réussi sa vie." (Sartre ibid.)

Deux manières de juger les anomalies: Quine et Reichenbach (vu par Koestler) ou y a-t-il des phénomènes absolument inexplicables dans le cadre du matérialisme ?

" "Une difficulté est une lumière, écrivait Paul Valéry. Une difficulté insurmontable est un soleil." Tout phénomène occulte avéré - un cas établi de télépathie, téléportation ou voyance, une soucoupe volante - ravirait l'esprit scientifique. On verrait des meutes de chercheurs se ruer tout joyeux vers leur planche à dessin ou leur accélérateur linéaire. Les mécanismes du phénomène occulte en question mériteraient d'être étudiés, ce serait le début d'une révolution fondamentale en physique." (W.V. Quine in Quiddités p.16 1987 Seuil)
" En 1952, je rencontrai à Princeton un vieil ami, Hans Reichenbach, mort depuis, logicien mathématique de premier ordre et professeur de philosophie à l'université de Californie. Je ne l'avais pas vu depuis vingt ans. Fort âgé (en réalité Reichenbach n'avait que 61 ans) et devenu assez sourd, il se servait, au lieu d'un appareil moderne, d'une vieille trompe acoustique. Il me demanda à quoi je m'intéressais à présent, et je lui parlai des travaux de Rhine sur les perceptions extra-sensorielles. Il traita tout cela de sornettes. Je lui dis que je n'étais pas de cet avis et lui fis remarquer que les évaluations statistiques des phénomènes semblaient prouver des résultats réels (autrement dit: ils semblaient confirmer l'existence de la télépathie et autres phénomènes du même genre ). Reichenbach sourit et demanda : " Qui a contrôlé ces statistiques ? - R.A. Fisher " répondis-je. (Fisher est un des plus grands spécialistes contemporains du calcul des probabilités.) Reichenbach ajusta son appareil : " Qui, dites-vous ? " Je hurlai dans la trompe : " Fisher ! Fisher en personne ! " Reichenbach changea de visage. Il pâlit, laissa tomber sa trompe et dit : " Si c'est vrai, c'est terrible, terrible. Dans ce cas, il faudra effacer tout et recommencer au commencement." En d'autres termes : si la perception extra-sensorielle existe, tout l'édifice de la philosophie matérialiste s'écroule. Et, pour un philosophe matérialiste de profession, cela représente l'écroulement de l'oeuvre de sa vie." ( Arthur Koestler Hiéroglyphes p.354 1955)

samedi 5 décembre 2009

L'allégorie de la caverne interprétée par Arthur Koestler ou de qui donc suis-je l'ombre ?

" Nous avions tous les deux la passion de l'eau. Nageant côte à côte dans la fraîcheur du petit matin, nous étions séparés et unis par quelques centimètres de liquide transparent, sans le contact physique direct que Maria redoutait et que je ne désirais pas. Les courses haletantes avaient elles aussi leur signification, comme les ombres qui s'agitent dans la grotte de Platon : les véritables personnages à l'extérieur de la grotte étaient peut-être une Maria de dix ans plus jeune, moi-même de dix ans plus âgé, et tous deux sains d'esprit. Puis, tandis que nous reposions côte à côte dans l'herbe à un mètre l'un de l'autre, il y avait ces éclairs sur un visage transfiguré, presque terrifiant dans sa beauté non réalisée - éclairs de l'être véritable qui passait vivement devant l'entrée de la grotte." (Hiéroglyphes p.352 Calmann-Lévy 1955)

Commentaires

1. Le lundi 22 février 2010, 19:32 par MPK
Koestler n'aurait-il pas une vision trop optimiste de l'allégorie de la caverne?
Il propose l'existance parallèle, contemporaine, de la personne enchaînée dans la grotte et d'un Alter Ego, libre, qui se promène à l'extérieur.
Il n'y a pas l'effort, la difficulté pour sortir de la caverne, pour assimiler le monde réel qu'était essentielle dans le texte de Platon...
Certes, dans le texte de Platon l'être enchaîné doit être libéré par quelqu'un d'autre, mais non par un "lui-même véritable". L'évolution du prisonnier repose justement sur son assimilation du monde réel qui part de son ignorance.
Si il est déjà dehors, pendant qu'il est dans la caverne, il n'est pas nécessaire de sortir et de subir un changement sur la conception du monde... il n'y a pas de raison ni de sens à le faire.
Dans ce cas précis Koestler défendrait-il que la possibilité d'atteindre la véritable essence pour chaque personne repose sur la contemplation et l'assimilation des maux qui la tiennent attachée dans la caverne?
Je cite: "éclairs de l'être véritable qui passait vivement devant l'entrée de la grotte".
Serait-ce finalement à cet être véritable de faire l'effort de regarder ce qui gît dans la grotte, et non à celui enchaîné de sortir contempler le réel?
2. Le lundi 22 février 2010, 21:22 par philalèthe
Je ne peux que vous donner raison ! L'interprétation de Platon que Koestler donne à travers ce texte n'est pas défendable en effet puisque dans l'allégorie en dehors de la caverne il n'y a strictement personne à l'exception du prisonnier libéré.
Comme vous le savez, c'est à l'intérieur de la caverne que les prisonniers voient leurs ombres en croyant qu'il s'agit d'eux-mêmes.
Comme je comprends ce passage, l'être véritable n'est que l'idée de soi et d'autrui qui est imaginée à partir de l'apparence qu'on perçoit actuellement de soi ou de l'autre. Il ne peut donc faire aucun effort. En revanche on peut se demander si chacun ne doit pas faire l'effort de ne pas imaginer cet être véritable par rapport auquel il se réduit à n'être qu'une ombre.
3. Le lundi 22 février 2010, 21:57 par MPK
C'est une bien intéressante interprétation!
Dans ce cas donc, "Maria" ne sortirait de la caverne qu'en oubliant son "visage transfiguré, presque terrifiant dans sa beauté non réalisée"... je me trompe?
4. Le lundi 22 février 2010, 22:18 par philalèthe
Non, vous ne vous trompez pas. Si sortir de la caverne, c'est avoir accès à la réalité et fuir l'apparence, il faut bien reconnaître que l'apparence est du côté du visage transfiguré, qui n'est que création de la mémoire ou de l'imagination.
5. Le lundi 22 février 2010, 22:28 par MPK
Je comprends mieux à présent. Merci!

dimanche 29 novembre 2009

Est-il donc vain de vouloir être poli ? ou Qu'est-on en droit d'attendre d'un enseignement des humanités ?

Le 30 Juillet 1885, Henri Bergson prononce le discours de la Distribution des Prix au lycée de Clermont-Ferrand. Il a choisi de faire réfléchir les élèves sur la politesse. Il termine son introduction ainsi:
" Demandons-nous donc, mes amis, en quoi consiste la politesse vraie : s'apprend-elle comme une leçon ou bien, chez un esprit nourri aux fortes études, ne viendrait-elle pas d'elle-même, se surajouter à tout le reste, comme le parfum à la fleur éclose ?" (Mélanges p.318)
La thèse de Bergson est que seule s'apprend la civilité ou politesse artificielle et que sur ce point le civilisé (traduisons: l'Européen) en sait bien peu, comparé au sauvage (le non-Européen, précisément "les peuplades à moitié sauvages de l'Asie septentrionale" - en 1892, reprenant cette première version pour un deuxième discours de Distribution des Prix mais au lycée Henri IV cette fois (!), il tourne son regard désormais vers le Chili et "les Indiens d'Araucanie"). La vraie politesse est identifiable à trois types de politesse: la politesse des manières, la politesse de l'esprit, la politesse de coeur. Mais comment les faire siennes ?
La politesse des manières est "un certain art de témoigner à chacun, par son attitude et ses paroles, l'estime et la considération auxquelles il a droit" (p.320). Bergson l'identifie à une expression de "l'amour de l'égalité". Peut-on alors aller jusqu'à soutenir que cette politesse est un effet essentiellement secondaire de l'amour de l'égalité ? On laisse de côté la question de savoir si l'amour de l'égalité est à son tour un effet essentiellement secondaire.
La politesse de l'esprit, "politesse raffinée", est "la faculté de se mettre à la place des autres, de s'intéresser à leurs occupations, de penser de leur pensée" (p.322) Supposant "certaines qualités de coeur et beaucoup de qualités de l'esprit" (p.324), elle peut être vue aussi comme un effet essentiellement secondaire.
La politesse du coeur, qui n'est plus "talent" mais "vertu" est "la charité s'exerçant dans la région des amours-propres, là où il est aussi difficile parfois de connaître le mal que de le vouloir guérir". C'est aussi un effet essentiellement secondaire: " une grande bonté naturelle en est le fond; mais cette bonté resterait peut-être inefficace si la pénétration de l'esprit ne s'y joignait, la finesse, et une connaissance approfondie du coeur humain" (p.326)
Le discours se terminant, Bergson se fait encore plus clair en précisant à propos de la politesse quelle que soit sa forme:
" La politesse ainsi entendue réclame le concours de l'esprit et du coeur ; c'est dire qu'elle ne s'enseigne guère ; mais si quelque chose y pouvait prédisposer, ce seraient les études désintéressées, et en particulier celles que vous faites ici, jeunes élèves, les études classiques." (p.329)
Pas de surprise à lire la question rhétorique du dernier paragraphe:
" Ajouterai-je que la philosophie complète heureusement sur ce point les études littéraires ?" (p.330)

mercredi 25 novembre 2009

Est-il donc vain de vouloir le bonheur ?

Jon Elster conclut son article intitulé States that are essentially by-products -1983- (Le laboureur et ses enfants -1986-) par les lignes suivantes:
" On dit que les bonnes choses de la vie sont gratuites : en fait, on pourrait dire que les bonnes choses de la vie sont des effets essentiellement secondaires " (p. 98 de l'édition française)
S'il a raison, les philosophes antiques se sont trompés, qui faisaient des "bonnes choses de la vie" la fin de leur éthique. Comme se tromperait également toute philosophie qui ferait du bonheur une fin de l'activité humaine. La condition nécessaire d'obtention des "bonnes choses" en question serait de ne pas les viser mais de viser très sérieusement, on pourrait dire de tout son coeur, les fins qui, une fois atteintes, produisent lesdites "bonnes choses".
Dans l'ensemble des philosophies hellénistiques, on doit pourtant mettre à part le scepticisme car il semble bien que le bonheur ait été atteint par hasard:
" En fait il est arrivé au sceptique ce qu'on raconte du peintre Apelle. On dit que celui-ci, alors qu'il peignait un cheval et voulait imiter dans sa peinture l'écume de l'animal, était si loin du but qu'il renonça et lança sur la peinture l'éponge à laquelle il essuyait les couleurs de son pinceau ; or quand elle l'atteignit, elle produisit une imitation de l'écume du cheval. Les sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité en tranchant face à l'irrégularité des choses qui apparaissent et qui sont pensées, et, étant incapables de faire cela, ils suspendirent leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s'ensuivit fortuitement, comme l'ombre suit un corps." (Sextus Empiricus Esquisses pyrrhoniennes I, 12, 28-29 trad. Pellegrin Points p.71)
Il faut faire cependant deux réserves: d'abord, c'est de l'échec d'une entreprise que naît l'effet essentiellement secondaire (alors qu'Elster se centre plutôt sur les effets essentiellement secondaires des succès); ensuite l'effet secondaire en question ayant eu lieu au stade de la découverte de la philosophie en question, la doctrine qui en naît est présentée comme ayant, elle, comme effet principal et intentionnel les "bonnes choses de la vie" (dans la mesure où on peut interpréter non dogmatiquement l'expression en question).

Commentaires

1. Le mercredi 25 novembre 2009, 18:07 par Cédric Eyssette
Il me semble que l'idée se rapproche de ce qu'on appelle le « paradoxe de l'hédonisme ».
Je crois avoir remarqué (je vais vérifier) des versions antiques de ce paradoxe.
2. Le mercredi 25 novembre 2009, 18:20 par patrick ducray
En effet.
On trouve dans l'Ethique à Nicomaque X 4 cette phrase qui va dans la même direction:
" Le plaisir achève l'acte, non pas comme le ferait une disposition immanente au sujet, mais comme une sorte de fin survenue par surcroît, de même qu'aux hommes dans la force de l'âge vient s'ajouter la fleur de la jeunesse"
La fleur de la jeunesse est un effet essentiellement secondaire.
3. Le jeudi 26 novembre 2009, 15:24 par patrick ducray
Descartes redoute d'avoir été, sinon manipulé, du moins induit en erreur. Mais c'est justement afin de se débarrasser des effets inconscients d'une telle mauvaise instruction (et aussi des effets de la confiance dans les sens) qu'il se contraint à douter en imaginant le truc du Malin Génie. Le texte de Méditation II est clair sur ce point: " Mais ces remarques ne suffisent pas encore, il faut que je prenne soin de m'en souvenir ; inlassablement en effet reviennent les opinions accoutumées, et elles s'emparent de ma crédulité, qu 'un long usage et le droit que donne la familiarité leur ont comme asservie, et presque malgré moi. Et je me désaccoutumerai jamais d'y consentir et de m'y fier, tant que je les supposerai telles qu'elles sont effectivement, à savoir en quelque façon, bien sûr douteuses, comme cela vient d'être montré, mais néanmoins fort probables, et telles qu'il est beaucoup plus conforme à la raison de les croire que de les nier. C'est pourquoi, je crois, je ne ferai pas mal si, la volonté entièrement convertie au parti opposé, je me trompe moi-même et feins pour quelque temps que ces opinions sont tout à fait fausses et imaginaires, jusqu'à ce que, enfin, les poids des deux sortes de préjugés ayant été pour ainsi dire rendus égaux, aucune mauvaise habitude ne détourne plus mon jugement de la perception correcte des choses." (Trad. M. Beyssade 1990)
Dans Méditation VI, il va dans le même sens en présentant ainsi sa deuxième raison de douter de l'existence des choses matérielles:
" La seconde était que, puisque j'ignorais encore, ou que du moins je feignais d'ignorer, l'auteur de mon origine, l'auteur de mon origine etc"
Va dans le même sens dans les Réponses aux cinquièmes objections la métaphore de la "personne qui, pour redresser un bâton qui est courbé, le recourbe de l'autre part" (éd Alquié TII p.790). N'a-t-on pas ici un effet essentiellement secondaire ? Il faut faire l'effort de courber le bâton pour l'avoir finalement droit.
Pour en revenir au concept d'engagement préalable que vous jugez bien convenir à la démarche cartésienne, je suis dubitatif: en effet au sens où Elster l'emploie (precommittment cf p.102 in Le laboureur et ses enfants), il désigne un dispositif contraignant imaginé par le sujet et destiné à permettre au sujet d'avoir une attitude rationnelle alors que par lui-même il ne l' aurait pas. L'exemple est l'attitude d'Ulysse qui se fait enchaîner car il sait qu'il ne pourra pas résister aux sirènes. Or, je crois comprendre - mais vous m'aiderez à fortifier ma compréhension - que ce dispositif fait nécessairement intervenir les autres et plus généralement le monde extérieur. Or, Descartes parvient seul à arriver au doute radical parce qu'il s'est rationnellement manipulé à cette fin. Mais je ne tiens pas à garder à tout prix ce concept de manipulation pour caractériser une partie de la progression de Méditation I.

4. Le dimanche 29 novembre 2009, 10:51 par patrick ducray
Jon Elster définit ainsi les effets essentiellement secondaires:
" Ce sont des états que l'on ne peut jamais atteindre par l'intelligence ou la volonté, car le fait même d'y essayer interdit de réussir (...) Puisque certains de ces états sont utiles ou souhaitables, il est souvent tentant d'essayer de les atteindre - bien que la tentative soit vouée à l'échec." (ibid. p.18)
Dans ces conditions, la feinte n'est pas un effet essentiellement secondaire. Tout au contraire, ça n'a pas de sens de dire "j'ai feint mais je n'avais pas l'intention de feindre" (alors qu'on peut dire: "je suis admiré mais je n'avais pas l'intention d'être admiré"). Feindre et vouloir feindre me paraissent généralement substituables l'un à l'autre. Si on dit de quelqu'un qu'il fait semblant inconsciemment, on suppose que l'intention est réelle mais inaccessible au sujet.
5. Le mardi 1 décembre 2009, 16:19 par patrick ducray
Où avez-vous lu que je ne vois pas dans la feinte une entreprise rationnelle ? Elle a au moins une rationalité instrumentale au sens où Descartes s'en sert pour atteindre la vérité.
6. Le mercredi 2 décembre 2009, 16:48 par laurence harang
Bonjour Patrick,
En fait, je ne vois pas où vous voulez en venir ! Je veux simplement montrer quelle est la lecture que fait Elster de Descartes. Pour sortir de cette forme de rationalité limitée, Elster préconise "l'engagement préalable" ! A partir de là, beaucoup de choses s'éclairent quant au mécanisme de la décision ! Voir mes oeuvres de jeunesse...
7. Le mercredi 2 décembre 2009, 17:10 par patrick ducray
Ma foi, je dois alors lire vos oeuvres de jeunesse :-) 
Reste qu' Elster donnant comme condition de l'engagement préalable que "la décision prise à l'instant t doi(ve) avoir pour effet d'établir un processus causal dans le monde extérieur" (c'est la condition 3 p.109), il faut m'expliquer en quoi Descartes établit par la feinte dont nous parlons (précisément le recours au malin génie) un processus causal dans le monde extérieur. Autrement dit, comment réduire Descartes à Ulysse ? C'est l'objet de notre échange, non ? Vous tenez que c'est justifié, moi non.
8. Le mercredi 2 décembre 2009, 19:06 par laurence harang
Bon, si vous avez de l'humour c'est parfait. C'est pourquoi, je m'entends bien avec moi_même.
Je ne réduis pas Descartes à Ulysse ! Une question: Ulysse fait-il preuve de rationalité ou est-il un cas "d'incontinent"?
je relirai vos objections quand la clarté sera en moi! Il faut que je progresse; mais je suis actuellement débordée.
9. Le mercredi 2 décembre 2009, 19:16 par patrick ducray
Vous me direz un jour où faire passer la limite entre la bonne entente avec soi-même et l'auto-satisfaction :-)
Ulysse fait preuve de rationalité en maîtrisant rationnellement son irrationalité: prévoyant qu'il va céder aux sirènes, il se fait attacher. C'est un engagement préalable où la condition 3 est respectée.
10. Le samedi 5 décembre 2009, 17:39 par laurence harang
Bonsoir,
Jamais d'auto-satisfaction ! Je suis comme Descartes: j'essaie de me persuader en ce qui concerne la nature de mes arguments.
A propos d'Ulysse, on peut dire que la rationalité (de second ordre) consiste à se projeter dans le futur... Plus tard, je poursuivrai l'analyse.
A plus,
LH
11. Le lundi 14 décembre 2009, 16:23 par philalèthe
Le plus simple est de reprendre les premières lignes de l'article:
"certains états mentaux et sociaux semblent avoir pour propriété de ne pouvoir se réaliser qu'en tant qu'effets secondaires d'actions entreprises à d'autres fins."
Donc la condition de l'effet essentiellement secondaire est nécessairement une action réussie. Certes les effets essentiellement secondaires ne sont pas toujours "utiles ou souhaitables" (cf commentaire 6). Ils ne sont jamais identifiables à des échecs de la volonté (qu'ils soient utiles ou non, souhaitables ou non) mais à des limites de la volonté (je réussis à faire ce que j'entreprends mais il y a des buts que je ne peux atteindre qu'à condition de ne pas chercher à les atteindre).

samedi 21 novembre 2009

Le retour au langage ordinaire a-t-il les vertus politiques que certains lui supposent ?

" Lorsque le propriétaire d'esclave veut être servi à table par une main noire, il ne se satisferait pas d'être servi par une patte noire. Lorsqu'il viole une esclave ou la prend pour concubine, il n' a pas le sentiment d'avoir fait un acte de zoophilie. Lorsqu'il donne un pourboire à un chauffeur de taxi noir (chose qu'il ne fait jamais avec un chauffeur blanc), il ne lui vient pas à l'idée qu'il aurait été plus approprié de flatter affectueusement la créature d'une tape dans le cou. Il ne fait pas non de grands efforts pour convertir ses chevaux au christianisme ni pour les empêcher d'en avoir connaissance. Tout, dans la relation qu'il a avec ses esclaves, montre qu'il les traite comme plus ou moins des humains" (Les voix de la raison Stanley Cavell p.541)
Vais-je convertir l'esclavagiste à plus d'humanité en lui expliquant que ce qu'il fait avec les hommes qu'il domine, il ne voudrait pas le faire avec des animaux ?
Va-t-il, soucieux de ne pas se contredire, réaliser que les êtres qu'il maltraite sont des hommes comme lui, qui ne méritent donc pas les mauvais traitements qu'il leur fait subir ?
Quand les nazis parlaient des Juifs comme de microbes, les aurait-on fait progresser éthiquement en leur faisant prendre conscience qu'ils ne traitaient pas (exactement) comme des microbes leurs victimes (ils leur donnaient des ordres par exemple) ?
Les bourreaux auraient-ils été déconcertés et auraient-ils retrouvé le sens commun ou bien échapperaient-ils à la contradiction en disant quelque chose comme: " bien sûr ce sont des hommes mais ils sont si nuisibles etc. qu'il faut les traiter comme nous les traitons" ?
Pourtant Andrew Norris, dans l'article d'où je tire le texte de Cavell, semble accorder un certain poids politique à la pratique de "rendre les mots utilisés à leur usage ordinaire" ("La chaîne des raisons a une fin". Wittgenstein et Oakeshott sur le rationalisme et la pratique in Cités 38 2009 p.107). Il reconnaît certes que " si, par exemple, l'on était ouvert à la possibilité de dépecer et manger son esclave, de traiter véritablement l'esclave comme une vache ou un cochon, on inclinerait peut-être plus à affirmer, même après mûre réflexion, que l'esclave est un animal." Cependant il ajoute immédiatement: " Mais l'esclavagiste est-il préparé à cela ? Et, sinon sa répugnance est-elle la même qu'à la pensée de manger son chien ou son chat ?"
Il poursuit:
" La critique immanente (il veut dire par là que "c'est quelqu'un d'immanent qui parle à un membre d'une communauté particulière") ne requiert pas seulement que la forme de vie de la communauté juge les actes de ses membres individuels: elle sert également à juger la communauté elle-même dans ses propres termes, termes qu'elle peut aussi ne comprendre que confusément." (p.107)
La fonction de l'article dans ce numéro de Cités consacré à Wittgenstein politique est de dénoncer les lectures conservatrices de Wittgenstein. Or, peut se demander si une telle confiance dans la prise de conscience de ce que veut dire le langage ordinaire a le pouvoir normalisateur qu'on lui attribue (dans un autre cadre, on dirait que c'est une conception singulièrement idéaliste de la réalité humaine: on dénonçerait l'idée qu' on ne modifie pas les choses en changeant les mots qui les désignent ; dans cette perspective devrait-on croire dans l'efficacité politique d'un retour à l'usage ordinaire des mots ?). En plus, quel est le sens ordinaire d'homme ? Peut-on vraiment s'entendre sur lui ?

Commentaires

1. Le lundi 30 novembre 2009, 16:34 par JohnDoe
La question de l'efficacité politique d'un retour à l'usage ordinaire des mots" est un sujet délicat que je vous remercie de soulever.
Je crois que Stanley Cavell rangerait ce type de questions sous le nom de "politique de l'interprétation" (comme l'étude des conditions politiques qui pèsent sur une interprétation).
Je crois qu'en effet on ne sert pas une "philosophie du langage ordinaire" de la manière que vous suggérez. J'ajouterais que Cavell prend toutes ces distances avec la "norme" que cette expression (de "langage ordinaire") forcément génère.
Je pense à ce qu'il dit dans "les Voix de la Raison" à propos de certains défenseurs anti-avortements qui prétendent que leurs opposants ne considèrent pas l'embryon comme un être humain, qu'ils ne respectent pas l'Être humain. Il prend cet exemple dans le droit fil de cette idée selon laquelle l'esclavagiste ne considèrerait pas l'esclave comme un être humain.
Dans le cas de l'esclavage , Cavell fait bien remarquer que "historiquement", par exemple, le moment où ce genre d'argument est apparu (celui la non-humanité de l'esclave), eh bien, c'était déjà la fin de cette idée... (on peut sourire à cet argument mais il est vrai et réjouissant quand on y pense :-)
Dans le cas de l'argumentation contre l'avortement, cet argument repris de l'esclavage a quelque chose qui sonne faux. Cet argument ne sert pas une résolution politique juste.
Donc, en fait, Cavell, évite cette histoire de norme (qui reconnaissons-le est toujours sous une emprise politique..)..
Mais il ne dit pas pour autant qu'une interprétation en vaut une autre. Cela serait laissé le "vouloir-dire" dans un état d'"indécidabilité". Mais cela est une autre histoire ... ou peut-être au fond de ce problème que vous évoquez et qui est au départ de mes propres recherches : je veux parler du choix de Cavell en faveur du scepticisme et de la prudence d'Emerson CONTRE Heidegger...
Et vous avez par conséquent raison, il n'y a pas de "pouvoir normalisateur a priori du langage ordinaire" .. La ligne de partage doit passer ailleurs. Là-dessus, je suis sûr que nous sommes d'accord sur ce point :-)
Merci pour cet espace de réflexion que vous offrez.
2. Le mardi 1 décembre 2009, 16:50 par patrick ducray
Merci de votre visite et encore une fois bravo pour votre site !
Concernant l'avortement, peut-on dire que si ses partisans ne considéraient pas les embryons comme des embryons humains, ils ne demanderaient pas sa légalisation ou le maintien de sa légalité ? On ne demande pas le droit de se faire opérer d'une tumeur de l'utérus. Le débat se clarifierait-il alors si on disait: que faire d'embryons humains non désirés ?
En tout cas si ce n'est pas lucide (au sens où la lucidité serait la prise en compte de tous les présupposés du langage ordinaire et des usages qui l'accompagnent) de se battre contre l'avortement au nom de l'humanité de l'embryon - car il va de soi que tout le monde considère l'embryon comme un embryon humain -, ce n'est pas plus lucide de combattre en sa faveur en niant l'actuelle humanité de l'embryon (au sens où c'est actuellement un embryon, embryon entendu comme ensemble de potentialités spécifiques, humaines précisément) . Les arguments pro doivent donner des raisons de mettre fin à une vie humaine au stade embryonnaire - leurs partisans doivent s'ouvrir à l'expression "vie humaine" dans le cadre de l'expression globale "vie humaine au stade embryonnaire"- tandis que les arguments contra doivent donner des raisons de favoriser cette même vie humaine, leurs partisans devant eux s'ouvrir à l'expression "au stade embryonnaire".
En fait l'exploration du langage ordinaire ne donne aucun argument, elle permet juste de ne pas formuler des arguments qui contredisent clairement ce qu'on tient pour vrai dans la forme de vie que l'on partage avec ceux qui ne partagent pas nos opinions.
3. Le mercredi 2 décembre 2009, 14:30 par JohnDoe
C'est moi qui vous remercie de vos encouragements.
Ce que vous dites est tout à fait intéressant et dans le fil d'une réclamation que l'on entend actuellement dans le camp même le plus libéral (ou pro-choice, pro-avortement) selon laquelle le propre libéralisme d'un John Rawls, par exemple n'aurait pas à quitter les "questions de vie ou de mort" (le terrain métaphysique ou religieux) et que par conséquent on doit se prononcer là-dessus.
Il me faudrait un peu de temps d'élaborer la réponse perfectionniste de Cavell sur ce point. En tout cas c'est une question au centre de ma recherche universitaire et que je compte mettre en ligne bientôt.
Tout ce que je peux dire "en attendant mieux" c'est qu'il y a quelque chose de "bizarre" dans tous les arguments anti-avortements de demander à traiter les êtres plus que comme des personnes. Qu'est-ce que regarder un être plus que comme une personne, je veux dire en appelant à quelque chose d'autre que cette personne dans cette situation..?
Ne sommes-nous pas hypocrites et sentimentaux lorsque nous faisons porter aux femmes notre horreur (je ne nie pas la répulsion que génère cet acte) de l'avortement?
A quoi cela sert d'en appeler à une société parfaite (quand manifestement elle ne l'est pas et que nous en sommes tous responsables) ?
Mais peut-être nous sommes-nous éloignés du propos de la philosophie du langage ordinaire d'où nous étions partis ...
Je ne crois pas mais qu'en pensez-vous?
4. Le mercredi 2 décembre 2009, 15:25 par patrick ducray
Je n'avais pas l'intention de m'écarter de la question du langage ordinaire. Je souhaitais juste poser le problème de l'avortement en explorant le langage ordinaire commun aux adversaires comme aux partisans. J'attends en tout cas avec impatience de vous lire sur ce sujet.
Permettez-moi seulement de vous demander comment on est en mesure de distinguer le langage ordinaire des préjugés et des ignorances ordinaires. J'imagine qu'il ne peut pas y avoir un langage ordinaire universel (car les mots qui composent le langage ordinaire ont des définitions largement relatives à l'état d'un savoir) mais si c'est toujours le langage ordinaire d'une culture, qu'est-ce qui nous assure qu'on ait raison de lui accorder une telle positivité ? Ne pourrait-il pas y avoir une forme d' ethnocentrisme et donc d'aveuglement dans ce retour au langage ordinaire ? Le scepticisme de Cavell s'ancrerait-il aussi dans l'incertitude essentielle de la recherche du langage ordinaire ?
Je me demande aussi comment on peut concilier l'éloge du langage ordinaire et le souci de la connaissance scientifique. C'est dans le langage ordinaire que le soleil se lève. Ce qui nous reconduit aux préjugés incrustés dans la langue. Pensez à un des exemples de Wittgenstein dans De la certitude: "les hommes ne sont pas allés dans la lune", proposition mise sur le même plan que "la Terre n'est pas apparue 5 minutes avant ma naissance". Comment faire le départ dans le langage ordinaire entre les propositions définitivement non révisables et celles qui le restent même si aucun fait ne permet de le faire ? Qu'est-ce qui assure qu'une proposition qui semble analytiquement contradictoire n'est pas en fait seulement jusqu'à présent non contredite par les faits ? Pour les Grecs la propriété "immobile dans le Ciel" n'était-elle pas une propriété du Soleil découverte analytiquement par exploration du concept ? Idem avec la femme: la proposition "la femme est l'égale de l'homme" n'était-elle pas analogue à "1 = 2" ?
5. Le mercredi 2 décembre 2009, 16:50 par JohnDoe
Tout à fait d'accord. Il se pourrait que "la philosophie du langage ordinaire" conçue comme une défense du sens commun, soit mal nommée, en tout cas complètement en dehors de tout propos un peu moderne sur la science (sans même parler de la physique quantique ...).
Mais je vois à quoi vous faites allusion et je me souviens des types de question que pose Wittgenstein dans sa philosophie des mathématiques. Je ne dirais pas pourtant, que envisager l'entreprise scientifique d'un point de vue quasiment "naturaliste" (l'idée que 'compter' comme 'parler' ou 'cuisiner' appartient à l'histoire naturelle de l'humanité..) relève d'un ethno-centrisme mais plutôt d'une attitude qui consiste comme il le dit à regarder nos pratiques (toutes nos pratiques même scientifique) comme si nous étions une tribu étrangère.
J'avoue, moi-même, n'être pas très à l'aise avec cette perspective, disons, "sceptique" (c'est le moins qu'on puisse dire..).
Elle est même un peu affolante.. mais je ne crois pas qu'on puisse en tirer, pour autant, une attitude rétrograde.
En tout cas votre questionnement est passionnant et fouette l'esprit indolent du coté aussi de nos certitudes comme de nos incertitudes !
6. Le mercredi 2 décembre 2009, 18:50 par patrick ducray
Une précision: je ne voulais pas accuser Wittgenstein d'ethnocentrisme mais mettre en garde contre une référence ethnocentriste au langage ordinaire ( plus précisément on prendrait pour langage des hommes ce qui n'est en vigueur que très accidentellement. Imaginons qu'aujourd'hui nous vivions en Europe dans le IIIème Reich millénaire, victorieux depuis 1940: quels seraient les traits du langage ordinaire ? ). J'ajoute qu'ici je ne parle pas du langage ordinaire des spécialistes (juristes, médecins etc) mais du langage ordinaire de l'homme ordinaire si on peut dire, si "homme ordinaire" n'est pas une abstraction confuse.
Quant au fait de voir l'activité scientifique comme une activité de l'espèce humaine entendue en termes naturalistes, ça me semble justifié. Il y a nécessairement des causes naturelles des productions les moins naturelles, si vous me permettez l'expression (je veux dire par là les productions qui impliquent entre autres le respect de règles nombreuses et complexes). En me référant au fait indubitable que le sol de la lune n'a jamais été foulé par personne, je voulais juste mettre en relief que c'est délicat de déterminer, comme dit Wittgenstein, les "gonds" fixes sur lesquels s'articule la porte mobile de nos croyances (ou autrement dit dans le cadre d'une conception holiste des croyances le noyau central du réseau). Mais n'attend-on pas d'un retour au langage ordinaire l'identification de ce noyau ?
7. Le jeudi 3 décembre 2009, 12:08 par JohnDoe
C'est peut-être le lieu de citer ici Wittgenstein qui dit au §52 des investigations :
''Si j’incline à penser qu’une souris est venue à l’existence par génération spontanée à partir de chiffons gris et de poussière, je ferai bien d’examiner ces chiffons de très près, pour voir comment une souris aurait pu s’y cacher, comment elle aurait pu s’y arriver là et ainsi de suite. Mais si je suis convaincu qu’une souris ne peut être engendrée par rien de tel, cette investigation sera peut-être superflue. Mais nous devons apprendre à comprendre ce qui s’oppose à un tel examen des détails en philosophie .''
Cavell dit que c'est une parabole de l'activité philosophique.
Dans la traduction de Pierre Klossowsky la dernière phrase est traduite ainsi :
« Quant à savoir ce qui s’oppose en philosophie à pareille considération de détails, c’est ce qu’il nous faut d’abord apprendre à comprendre.»
Tel que je le comprends (et je paraphrase à nouveau Wittgenstein) cela signifie de se mettre à la recherche de nos "véritables" nécessités et la connaissance de soi qui en résulte ou d'où elle procède, c'est cela le sel de la recherche.
Tout cela pour dire, que vous avez raison de signaler que là encore s'offre le risque d'un retournement ou d'une aliénation (dans les termes les plus politiques comme vous le redoutez). Mais cela n'appartient-il pas depuis le début au risque philosophique?
8. Le jeudi 3 décembre 2009, 15:06 par patrick ducray
C'est un texte intéressant car difficile à interpréter (mais qu'est-ce qui n'est pas difficile à interpréter dans l'oeuvre de Wittgenstein ?)
Que penser de celui qui pense que la souris peut naître de vieux chiffons ? On ne peut pas répondre de la même manière si cette croyance est formulée aujourd'hui ou avant la mise en évidence de la fausseté de la génération spontanée par Pasteur. Avant Pasteur, c'était une croyance ordinaire ; aujourd'hui on resterait interloqué, on pourrait même s'interroger sur la santé mentale de celui qui la soutient. Peut-on aller jusqu'à dire que la croyance que la souris ne naît pas des chiffons est un élément des croyances centrales et fixes ? Cette croyance est en tout cas différente de celle selon laquelle la Terre n'est pas apparue en même temps que moi. Elle met en évidence que des croyances peuvent s'intégrer au gond dont nous parlions, comme d'autres peuvent en être détachées, comme la croyance selon laquelle les hommes ne sont jamais allés sur la Lune, vraie en 1951, fausse déjà en 1969. Il y a donc une certaine historicité et empiricité des croyances indubitables, du fond sur lequel la bêche bute.
Il est permis d'interpréter ce passage comme anti-cartésien: une croyance vraie n'est pas une croyance qui résiste au doute hyperbolique, mais une croyance qu'on n'a aucune bonne raison de mettre en doute (le recours au malin génie ne peut-il pas être vu comme la preuve du fait que Descartes n'a pas de bonnes raisons de douter entre autres des vérités mathématiques ?). Comment comprendre "l'examen des détails (Einzelheiten) en philosophie" ?
Il ne s'agit pas de vérifier point par point (in allen Eizelheiten) toutes les croyances; l'impératif cartésien et fondationnaliste de faire table rase est exclu.
C'est compatible avec l'idée que certaines croyances doivent être vérifiées point par point. On ne peut pas décider par avance de leur identité ; c'est le contexte qui justifie les doutes portés sur telle ou telle croyance. Compris de cette manière, le retour au langage ordinaire n'est pas suspect de conformisme intellectuel.
9. Le jeudi 3 décembre 2009, 15:42 par JohnDoe
Je pense qu'en effet nous sommes avec Wittgenstein (et avec la lecture de Cavell qu'en fait) dans un tout "nouveau cogito".
Ce n'est peut-être pas le lieu de passer en revue toutes les raisons historiques ou disons les motifs dans l'histoire qui font que Descartes n'est plus ce penseur des temps modernes ou disons qu'il n'est plus l'emblème de la modernité en philosophie. La preuve de moi-même, avec Descartes, devait encore être cherché en une figure (Dieu) capable de "me confirmer".
Ce n'est plus possible. Que reste-t-il? Dans la leçon de Cavell, que je retiendrais ce qui reste c'est l'autre, ou la communauté. Un autre signifiant? Je ne crois vraiment pas mais en revanche une énorme responsabilité quand on y pense, loin, effectivement, de tout conformisme.

Je vous laisserai donc le mot de la fin pour nous dire à l'occasion et à votre manière comment vous reliez cet aspect de la modernité avec la lecture des philosophes antiques dont est issu votre site internet
...avec tous mes remerciements pour cet espace d'échanges qui personnellement me font avancer.
10. Le jeudi 3 décembre 2009, 16:13 par patrick ducray
D'abord merci à vous pour cet échange !
Ensuite mettez en relation les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce et ce passage de Wittgenstein: " Je te présente une vie et à présent vois comment tu te comportes par rapport à cela, si cela t'excite (si tu éprouves le besoin) de vivre aussi de cette façon, ou quel autre rapport tu acquiers à cela . Je voudrais pour ainsi dire, par cette présentation, rendre ta vie légère (dein Leben auflockern)" et vous verrez un lien entre les philosophes antiques et mon intérêt pour Wittgenstein.
11. Le jeudi 10 décembre 2009, 11:54 par JohnDoe
Désolé, je croyais vous laisser le dernier mot mais cette histoire de souris anti-cartésienne naissant par génération spontanée m'a travaillé.
On connaît l’importance des confessions de Saint-Augustin dans le début des "investigations philosophiques", texte clé selon Stanley Cavell mais on ne s’est pas , à mon avis, intéressé à d’autres écrits de Saint-Augustin, notamment le "De ordine" (ainsi que d’autres dialogues comme "De Magistro" consacré à l’enseignement ou le "De Elocutionnis Significatione" sur la signification dans la parole).
Saint-Augustin commence son dialogue "De Ordine" par la plus infime remarque sur l’expérience la plus triviale: celle de l’écoute (par nuit de pluie alors qu’il médite dans sa chambre, et qui n’est pas sans nous rappeler les conditions de Descartes auprès de son poêle) d’un écoulement d’eau irrégulier à travers un tuyau.
« Donc je veillais, ai-je dit, et voilà que le son de l'eau qui coulait près des bains captiva mon oreille, et je le remarquai plus attentivement que de coutume. Je trouvais tout à fait étrange que la même eau heurtant les mêmes cailloux, rendît un son tantôt plus doux et tantôt plus éclatant. Je commençai à m'en demander la cause, et rien, je l'avoue, ne se présentait. »
Tout à fait comme une musique dont il n’aurait pas la grammaire (Saint-Augustin est aussi l’auteur d’un traité sur la musique et sur la grammaire)… Il commence par porter en l’absence de toute raison son attention sur le fait qui lui apparaît que toute chose a (ou doit avoir) une cause, que la « nécessité » se donne de cette manière aussi particulière, aussi insistante. Non pas que cette idée conditionnerait, selon lui, son expérience (cette idée cartésienne puis kantienne de l’aperception ne le traverse aucunement). Saint-Augustin est incapable de trouver une raison à ce bruit irrégulier mais ce n’est pas ce qui cela qui l’étonne le plus. Disons que s’il y a étonnement le centre de gravité s’est déplacé. Ce qu’il recherche c’est une raison bien en retrait. Quand Licentius trouve une solution plausible de ce problème de canalisation (tellement évident par ailleurs), il s’étonne en même temps de l’étonnement de Saint-Augustin :
« - Je m’étonne, répondit-il, de ton étonnement.
- Quel est la source de l’étonnement, quelle est la mère de ce vice sinon une chose inhabituelle manifestement en dehors de l’ordre des causes ?
- Manifestement en dehors, répéta-t-il, soit : rien ne semble être en dehors de l’ordre.
A ces mots un espoir plus vif que d’habitude, lorsque je leur pose des questions se leva en moi : tant était si grand ce que l’esprit du jeune homme, tourné vers ces questions depuis hier à peine, alors même que nous n’en avions jamais discuté, venait en un instant de concevoir. »
Où l’on voit que la recherche de l’ordre comme sujet philosophique, fait partie intégrante de ce dialogue de Saint-Augustin qui a aussi pour but de relever la philosophie, de nous guérir de l’étonnement. L’étonnement comme vice est un topos dans son argumentation contre la philosophie « académicienne ». Ce qui est au départ du dialogue c’est à la fois le fait que cette image d’une cause s’impose et qu’elle est tout à fait injustifiée dans ce sens qu’elle ne laisse place à aucune contrepartie. Comment se confier à une image qui n’offre aucune limite, aucune bordure ? Il est clair que Saint-Augustin est en quête de ces « véritables nécessités » dont parlent Wittgenstein.
Dans ce texte, enfin, j'y viens, il est question d’un personnage important : une souris. Elle va participer à tout cet arrière-plan sur l’attrait de la poésie, et à toute une argumentation sur la prédestination. Elle est l’agent principal de ce qui garantit au texte de Saint-Augustin son genre puisqu’elle vient réveiller tout à fait opportunément Idionisas, l’interlocuteur principal qui manquait à Saint-Augustin pour commencer vraiment ce dialogue et introduire cette question de la nécessité, de l’ordre, de la méthode. Il s’agit donc d’introduire en même temps au genre et de fait à sa dimension philosophique car il est acquis le genre du dialogue à l’époque de Saint-Augustin, du fait de l’influence du texte platonicien et de son commentaire est nécessairement un genre philosophique. Un des buts du dialogue est de détourner Idionisas (endormi, ce qui est une image de son égarement) de la poésie et de l’amener à la philosophie. (Ici, on aura en mémoire le philèbe dans lequel Socrate entraîne complaisamment Philèbe au dehors de la cité pour introduire la question de l’écriture).
Faut-il s’étonner de l’identité (mutatis mutandis) de cette souris avec celle qui apparaît dans la parabole de Wittgenstein ?
D'un clic de souris ;-) je vous envoie cette petite réflexion en m'excusant d'avoir été si long.
12. Le vendredi 11 décembre 2009, 18:58 par patrick ducray
Merci beaucoup pour cette référence à ce texte que je vais essayer de lire.