Quand je cite la traduction française d'un texte latin, il m'arrive de mettre entre parenthèses l'expression latine. C'est en général parce que la traduction en français prête à discussion. Sûr alors de l'utilité du procédé, j'ai bonne conscience. Reste qu'une note de Frédéric Nef à propos d'un texte de Derrida tiré de Glas me fait baisser les yeux. La voici :
" L'usage entre parenthèses d'un terme allemand qui est l'exact équivalent du terme français (dans le cas du texte derridien, c' était Gefühl, qu'il est usuel de traduire par sentiment) a une fonction purement rhétorique. C'est un reste (ou plus qu'un reste) de Heidegger : l'allemand est avec le grec la langue de la philosophie et il faut parsemer les textes de termes allemands, pour signifier : "c'est de la vraie philosophie". C'est un usage particulier du principe d'autorité, l'autorité venant ici non d'un auteur, ou d'un commentateur, ou d'un Livre, mais d'une langue tout entière, à laquelle on prête la vertu de philosopher naturellement." (Qu'est-ce que la métaphysique ? 2004 p.925)
Mes yeux se relèvent un peu, à réaliser que le latin n'a pas la dignité philosophique du grec ou de l'allemand. Reste que Nef, souvent amusamment iconoclaste, rappelle que la philosophie doit se délester, sinon de toute rhétorique, du moins des tics rhétoriques, sujets aux modes mais immuablement nocifs du point de la valeur de la pensée.
Précision : ce modeste billet à usage personnel, si on peut dire, n'est en rien une indirecte visant Heidegger !
Pas plus qu'il ne cautionne la thèse que toutes les langues sont identiquement capables de servir la réflexion philosophique.
Pas plus qu'il ne cautionne la thèse que toutes les langues sont identiquement capables de servir la réflexion philosophique.
05/07/10 : je découvre ces lignes dans le Journal de Jules Renard à la date du 24 Janvier 1889 :
" Dans l'ancien style on éprouvait parfois le besoin de reproduire quelques mots français en latin. L'imprimerie les rendait en lettres italiques. De nos jours nous nous demandons pourquoi. C'était en effet une pauvre manière de prouver son érudition. Les mots latins n'ajoutaient rien aux mots français. Ce n'était qu'une simple redondance parfaitement vaine. C'est ainsi qu'on lit dans le Génie du Christianisme : " On ne revient point impie des royaumes de la solitude. Regna solitudinis." Pourquoi " Regna Solitudinis " ?
Commentaires
Comme cette quête semble liée au tout premier romantisme allemand et à l'idée d'un devenir commun de la poésie et de la philosophie, j'ai trois questions pour lesquelles je n'ai pas de réponses toutes faites mais que je commence à peine à entrevoir :
1) Est-ce qu'on peut passer outre cette héritage?
2) N'aurait-il pas été mal compris ?
3) Etant donné le poids de Heidegger et de Derrida en philosophie (l'un en allemand, l'autre en français), est-ce qu'on peut faire encore de la philosophie en rejetant ce qui est effectivement un principe d'autorité (qui je trouve pèse en effet trop lourd au regard du véritable enjeu de la philosophie qui est quand même d'éclairer notre existence) ? Quelle autre philosophie pourrait nous en immuniser?
Je pense comme Stanley Cavell l'a montré que Nietzsche et d'Emerson comme ce moment privilégié auquel il faut revenir. Tous deux interrogent le langage de la même manière (donc à peu près à la même époque). On pourrait me répliquer que je joue encore sur la langue et avec une insistance trop évidente sur la distinction dans la langue anglaise justement entre "language", "speech", "tongue".
Concernant donc les héritages dont vous parlez (Heidegger, Derrida), il va de soi qu'ils ne doivent être des références obligées que si vous approuvez encore en fonction du contexte (2009) leurs raisons. Je vais être brutal : ils doivent être des références incontournables s'ils disent vrai. Si vous voulez vous immuniser contre Derrida, lisez Nef (2004) : Qu'est-ce que la métaphysique ? Je vous conseille aussi Pouivet (2008) : Philosophie contemporaine. Descombes est un bon antidote aussi.
Mais cela revient sans doute moins à s'immuniser contre une oeuvre (celle de Heidegger, celle de Derrida etc) que contre certains textes dans cette oeuvre et certains usages de certains textes. Je ne veux absolument pas encourager l'idée qu'il ne faut lire ni Heidegger, ni Derrida ; mais il doit falloir les lire avec une liberté d'esprit. C'est une banalité mais ce sont certains épigones qui par leur mimétisme ont dégoûté des maîtres qu'ils croyaient servir. En art c'est l'académisme, mais ça existe aussi en philo et il faut résister des quatre fers pour ne pas adorer un nouveau maître sur le bûcher du précédent. Bien sûr il faut adorer assez longtemps pour se donner la possibilité de comprendre bien un auteur. La difficulté , c'est qu'on ne voit pas bien la limite entre séjourner suffisamment quelque part et rester trop longtemps. C'est comme quand on visite une très grande ville. Visiblement vous vous installez dans Cavell et vous nous rendez en tout cas un grand service car il n'est pas toujours bien clair.
Un dernier mot sur les héritages philosophiques : je crains qu'ils ne soient fort contingents et dépendent des traductions, des professeurs, plus généralement des hasards de la vie. Du moins dans les premières années. Ensuite quelque chose se construit de manière plus volontariste sur cette base sans grand fondement ( "sans grand fondement" est une bien mauvaise expression car elle suggère qu'il y a de bonnes fondations ; c'est rétrospectivement que se retournant on se dit que c'était de bonnes ou de mauvaises fondations). Excusez-moi si vous me trouvez confus ou allusif.