jeudi 29 juillet 2010

Devoir de vacances !

Le chapitre II du livre second du Rouge et le Noir de Stendhal, intitulé Entrée dans le monde, est introduit en exergue par une étrange citation de Kant :
" Souvenir ridicule et touchant : le premier salon où à dix-huit ans l'on a paru seul et sans appui ! Le regard d'une femme suffisait pour m'intriguer. Plus je voulais plaire, plus je devenais gauche. Je me faisais de tout les idées les plus fausses ; ou je me livrais sans motifs, ou je voyais dans un homme un ennemi parce qu'il m'avait regardé d'un air grave. Mais alors, au milieu des affreux malheurs de ma timidité, qu'un beau jour était beau."
Question : ce texte est-il apocryphe ?

Commentaires

1. Le samedi 31 juillet 2010, 11:19 par Philalèthe
Merci beaucoup ! C'est une piste très intéressante.
2. Le mercredi 4 août 2010, 00:54 par Cédric Eyssette
Marie Parmentier écrit dans Stendhal stratège: pour une poétique de la lecture, que "les citations que contiennent les épigraphes stendhaliennes sont très rarement exactes" et prend justement comme exemple cette référence à Kant.
http://bit.ly/ceZoTa
Elle renvoie notamment à deux articles sur le statut des épigraphes chez Stendhal :
- J.J. Hamm, "Le Rouge et le Noir d'un lecteur d'épigraphes"
http://cat.inist.fr/?aModele=affich...
-M. Abrioux, " Intertitres et épigraphes chez Stendhal"
http://cat.inist.fr/?aModele=affich...
3. Le mercredi 4 août 2010, 14:40 par Philalèthe
Merci Cédric d'avoir confirmé si précisément la piste ouverte par AB.

dimanche 11 juillet 2010

Marc Aurèle, Victor Klemperer et la gloire.

Marc Aurèle écrit dans les Pensées :
" La gloriole occupe-t-elle ton esprit ? Détourne les yeux sur la rapidité avec laquelle tout s'oublie, l'abîme de l'éternité infinie dans les deux sens, la vanité de l'écho que l'on peut avoir, comment ceux qui ont l'air d'applaudir changent vite d'avis et n'ont aucun discernement, et l'étroitesse de l'espace dans lequel la renommée se limite. Toute la terre n'est qu'un point, et sur ce point un tout petit coin est habité. Et là combien d'hommes et quels hommes chanteront tes louanges ? (IV III 7-8 traduction Pierre Hadot)
Victor Klemperer écrit dans son Journal à la date du 24 Février 1934 :
" Être vieux aujourd'hui est pire qu'autrefois. Le ciel a disparu - mais la foi en la gloire aussi. Pour elle, le monde est devenu trop grand. La gloire a existé aussi longtemps que l'on disait encore l'univers (en français dans le texte) pour parler du petit bout d'Europe, aussi longtemps que l'on ne tenait pas compte des mondes étrangers, des milliers et des milliers d'années du passé et de l'avenir de la terre." ( Mes soldats de papier Journal 1933-1941 Seuil 2000 p.100 ) - cf en note le texte original -.
De loin, les deux textes se ressemblent mais, vus de plus près, ils diffèrent largement.
D'abord, Marc Aurèle argumente à des fins éthiques car il s'agit (pour lui et pour n'importe quel homme) de se détacher du souci de la renommée. Quant à Victor Klemperer, en témoin de l'histoire, il constate : la gloire n'est plus une valeur.
Ensuite, si les deux prennent en compte l'espace physique et opposent un espace local à un espace global, Klemperer prend la Terre comme espace global alors qu' elle est précisément pour Marc Aurèle l'espace local, l'espace global étant alors l'univers. C'est donc de la physique qu'il attend l'élévation éthique (Pierre Hadot a bien mis en évidence ce point dans La physique comme exercice spirituel ou pessimisme et optimisme chez Marc Aurèle (in Exercices spirituels et philosophie antique 1993). C'est l'histoire et la géographie physique auxquelles renvoie Klemperer.
Le problème posé par ces deux textes est le suivant : dans quelle mesure les connaissances dont nous disposons aujourd'hui rendent-elles désuètes, dépassées les éthiques dont les philosophies antiques sont porteuses ? Plus précisément, en se centrant sur la question de la gloire : si c'est un fait que le passage du temps a relativisé la valeur de Dieu, a-t-elle aussi relativisé la valeur de la gloire ? Cette dernière est-elle devenue une idole archaïque ? Alors faudrait-il lire les mises en garde des moralistes anciens comme des documents qui n'ont plus de prise sur les nouvelles valeurs ou sur les valeurs modifiées ?
Mais Victor Klemperer a-t-il raison de comprendre la religion de la gloire sur le modèle des religions ? Si on peut sans doute mettre en avant que l'amour de Dieu n'est pas une raison qui éclaire souvent les actions de nos contemporains, en va-t-il de même de l'amour de la gloire ? Ne résiste-t-il pas aux changements de culture et de civilisations ? Serait-il donc alors un invariant anthropologique ?
La question de la nature humaine est en effet inévitablement posée dès que l'on s'interroge sur la valeur des morales antiques. La réponse devra sans doute être cherchée entre deux extrêmes : "elles n'ont pas pris une ride" et " elles n'ont qu'une valeur historique". Mais la référence à la valeur de la gloire met bien en relief la difficulté à déterminer ce juste milieu.
  • " Altsein ist heute schlimmer als in frühern Zeiten. Der Himmel ist fort - aber der Glaube an den Ruhm auch. Für ihn ist die Welt zu gross geworden. Ruhm gab es, solange man noch von dem bissschen Europa l'univers sagte, solange man nicht mit fremden Welten, nicht mit Aberjahrtausenden einer Vergengenheit und einer Zukunft der Erde rechnete." (Tagebücher 1933-1934 p. 92)

Commentaires

1. Le mercredi 14 juillet 2010, 23:27 par Nicolas
Bonjour,
Je découvre à l'instant votre site et commence à l'explorer. Je suis stupéfait par sa qualité. Je vous laisse donc ce commentaire un peu penaud, pour vous remercier de la qualité de votre travail, et de tout ce que vous prenez le temps de nous faire partager.
Bonne continuation à vous.
2. Le lundi 19 juillet 2010, 13:11 par Philalèthe
Merci !

vendredi 9 juillet 2010

Bourdieu, Thalès et la servante ou d'une certaine ignorance double du sage.

J'ai consacré déjà plusieurs billets au couple formé par Thalès et sa servante, le premier d'entre eux se trouvant ici. Pour rafraîchir la mémoire, voici le récit qu'en fait Platon dans le Théétète :
" Thalès (...) occupé à mesurer le cours des astres (...) et regardant en l'air, était tombé dans un puits, une servante thrace fit cette plaisanterie, parfaitement dans la note et bien tournée : que dans son ardeur à savoir ce qu'il y a dans le ciel, il ignorait ce qu'il avait devant lui, même à ses pieds. Et la même plaisanterie continue d'être bonne, pour tous ceux qui passent leur vie dans la quête du savoir." (174 a-b trad. Brisson 2008)
Comme on le voit, déjà chez Platon, le personnage représente un type d'homme, à savoir le type philosophique. Pierre Bourdieu, lui aussi, l'a transformé en nom commun en l'identifiant à la disposition scolastique, qui "incite à entrer dans le monde ludique de la conjecture théorique et de l'expérimentation mentale, à poser des problèmes pour le plaisir de les résoudre, et non parce qu' ils se posent, sous la pression de l'urgence, ou à traiter le langage non comme un instrument, mais comme un objet de contemplation, de délectation, de recherche formelle ou d'analyse" (p.24). Voici le passage :
" La disposition "libre" et "pure" que favorise la skholè implique l'ignorance (active ou passive) non seulement de ce qui se passe dans le monde de la pratique (et que met en lumière l'anecdote de Thalès et de la servante Thrace), et, plus précisément, dans l'ordre de la polis et de la politique, mais aussi de ce que c'est que d'exister, tout simplement, dans le monde. Elle implique aussi et surtout l'ignorance, plus ou moins triomphante, de cette ignorance et des conditions économiques et sociales qui la rendent possible." ( Méditations pascaliennes p.26-27)
On dira que l'opposition théorie / pratique illustrée par une opposition homme / femme ou philosophe / servante a quelque chose du cliché. Peut-être mais c'est à contrebalancer avec le fait qu'ici la femme est du côté de la polis et des affaires de la cité. La servante a beau travailler au foyer, elle symbolise l'intérêt pour le monde extérieur des affaires généralement aux hommes.
Certes cette référence à Thalès est vraiment tout à fait secondaire ; je note d'ailleurs avec amusement que le nom du sage ne se trouve pas dans l'index nominum de l'ouvrage de Pierre Bourdieu. S'il s'y était trouvé, la servante sans nom en aurait été de toute façon absente et fort injustement. Sauf à me tromper, aucun des index des oeuvres de Bourdieu ne mentionne le philosophe au regard levé vers le ciel !

jeudi 8 juillet 2010

Bourdieu, lecteur approximatif d' Austin, ou contribution minuscule à la lecture des " Méditations pascaliennes ".

Au début des Méditations pascaliennes (1997), dans le premier chapitre, Pierre Bourdieu fait la "critique de la raison scolastique" : il entend par cette expression la critique des "présupposés qui sont constitutifs de la doxa génériquement associée à la skholè, au loisir, qui est la condition de l'existence de tous les champs savants." (p.22). Or, il pense trouver cet usage du mot scolastique dans un passage de Sense et Sensibilia du philosophe Austin :
" Austin parle en passant, dans Sense et Sensibilia, de "vision scolastique" (scholastic view), indiquant, à titre d'exemple, le fait de recenser et d'examiner tous les sens possibles d'un mot, en dehors de toute référence au contexte immédiat, au lieu d'appréhender ou d'utiliser simplement le sens de ce mot qui est directement compatible avec la situation."
Bourdieu critique ici une absence de sensibilité au contexte. Or, ce qu' Austin dénonce dans le passage en question, c'est certes une absence de sensibilité au contexte mais prenant une toute autre forme. Les mots sont utilisés immédiatement dans leur sens philosophique au lieu d'être examinés dans la pluralité de leurs usages contextuels :
" My general opinion about this doctrine ( Austin vise la thèse suivante : " we never directly perceive or sense, material objects (or material things), but only sense-data" ) is that it is a typically scholastic view, attributable, first, to an obsession with a few particular words, the uses of which are over-simplified, not really understood or carefully studied or correctly described ; and second, to an obsession with a few (and nearly always the same) half-studied "facts". (I say "scholastic", but I might just as well have said "philosophical" ; over-simplification, schematization, and constant obsessive repetition of the same small range of jejune "examples" are not only not peculiar to this case, but far too common to be dismissed as an occasional weakness of philosophers.)" (Oxford University Press p.3).
En un sens, Austin dans ces lignes accuse les philosophes de ne pas examiner tous les sens possibles d'un mot, certes non pas hors contexte, mais dans tous les contextes possibles - ce que Wittgenstein désignait sous le nom de die Übersicht ( qu'on traduit quelquefois par vue synoptique). Or, adopter une telle vue synoptique suppose un détachement par rapport aux urgences et à l'action qui est précisément un des traits de la disposition scolastique identifiée par Bourdieu. Austin reproche aux philosophes de ne pas adopter la disposition scolastique (au sens de Bourdieu) qui leur permettrait d'éviter d'être limité par leur vision scolastique (au sens donné par lui à cette expression).
Bourdieu a donc vraiment tort d'écrire dans la page suivante :
" Faute de dégager toutes les implications de son intuition de la "vision scolastique", Austin n'a pas su voir dans la skholè et le "jeu de langage" scolastique le principe de nombre des erreurs typiques de la pensée philosophique qu'il s'efforçait, après Wittgenstein, et avec d'autres "philosophes du langage ordinaire" d'analyser et d'exorciser." (p. 25)
On a vu en effet qu' Austin écrit noir sur blanc que la cause des erreurs philosophiques sur la question de la perception est une vue scolastique. De cette vue, une disposition scolastique, apte à embrasser panoramiquement tous les usages contextualisés, débarrasserait la philosophie.
Certes Austin n'a pas fait explicitement une genèse sociale de la vue scolastique, il l'identifie cependant à quelque chose comme une des routines du métier de philosophe. Pierre Bourdieu a-t-il donc raison d'écrire :
" Austin omet de poser la question des conditions sociales de possibilité de ce point de vue très particulier sur le monde."
En fait Austin a clairement conscience que les philosophes dont il parle ne réalisent pas qu'ils sont limités par leurs usages philosophiques dans le traitement des problèmes philosophiques.
À coup sûr , Austin comme Bourdieu ont la même fin : augmenter la rationalité de la recherche philosophique.
09/07/10 : Je note que dans leur Dictionnaire Bourdieu (2010), Stéphane Chevallier et Christiane Chauviré (éminente wittgensteinienne) reprennent dans l'article Skholè l'erreur relevée ici. Il ne faut pas faire tant confiance aux maîtres !

Commentaires

1. Le mardi 20 juillet 2010, 18:26 par Pascal
Ca veut bien dire (et le mot "contexte" n'y échappe pas) que comme le disait Wittgenstein, insistant sur 'by itself' : "every sign by itself seems dead" [investigations #432]

lundi 5 juillet 2010

Une variante de l'allégorie de la Caverne ?

Dans son Journal, à la date du 25 Juillet 1889, Jules Renard note son projet d' "écrire une série de pensées, de notes, de réflexions à l'usage de Pierre", son très jeune fils. Voici après les passages consacrés à l' amour, la littérature, la musique, la peinture, la famille, la morale, la politique, l'ultime centré sur la philosophie :
" La philosophie : fais de la philosophie. Quelle expression ! Ce n'est pas moi qui l'ai inventée. Sois mesuré, toutefois. Un amateur a risqué plusieurs ascensions en ballon. Il a vu un monde inconnu sous une perspective nouvelle. Il a ressenti une grande joie, éprouvé une grande émotion. Le ballon redescend. Il saute de la nacelle et s'en va, laissant derrière lui le ballon un peu dégonflé. Il ne se fait pas aréonaute." (p.25 Gallimard 1935)

dimanche 4 juillet 2010

"J'ai l'intention de faire x mais je ne le fais pas" ou le cynisme est-il universalisable ?

Diogène Laërce écrit à propos de Diogène le cynique :
" Il louait les gens qui, sur le point de se marier, ne se mariaient point ; qui, sur le point de faire une traversée, ne la faisaient point ; qui, sur le point de s'occuper de politique, ne s'en occupaient point et d'élever des enfants n'en élevaient point ; il louait également ceux qui s'apprêtaient à vivre dans la compagnie des princes et qui n'en approchaient point " (VI 29)
Comment comprendre ici "sur le point de (faire ceci ou cela) " ?
Une première possibilité serait de l'identifier à "à l'âge où les hommes ordinaires font ceci ou cela" ou, plus généralement et pour prendre en compte la référence à la traversée, "dans des circonstances - temporelles, spatiales etc - où les hommes ordinaires font ceci ou cela ". Vu ainsi, le comportement cynique est subversif mais cohérent : banalement, il s'oppose aux usages reçus.
Mais, s'appuyant sur la référence aux préparatifs ayant pour fin la vie dans la compagnie des princes, on peut comprendre que l'homme dont Diogène fait ici l'éloge manifeste des intentions de faire et ne les réalise pas. La conduite perd de sa cohérence (c'est illogique de s'apprêter à faire quelque chose qu'on ne va finalement pas faire) mais gagne largement en subversion puisqu'elle ruine l'idée même d'intention (une intention, comme une volonté, est identifiée par sa réalisation ; sans cette dernière, c'est une intention imaginaire). C'est dans le cadre de cette interprétation que je juge suggestif ce texte de D.Z. Phillips :
" Samuel Beckett severs the connections betweeen "willing" and "acting" in his plays to mark a breakdown in communication, or an erosion of moral expectations. In Waiting for Godot, one character says, " Let's go". Another replies, "Yes, let's". Neither moves. If we attempted to generalize this situation with respect to human behaviour, we would not have a series of perfectibly intelligible willings, which just happen not to be followed by subsequent actions of the right kind. The notion of willing itself would be breaking down. Beckett is able to make is point only by contrast with standard cases. If a person were constantly saying that he was going, but remained ; that he was going to punish someone, but rewarded him ; that he was bitterly opposed to a legislative measure, but did everything possible to support it ; and so on, we would not say that his willings are intelligible, whereas his behaviour was not. Lying and hypocrisy apart, we would not be able to understand the person at all. We would not know what to make of him. If we want to call this a severance of willing from acting, it is important to note that the person is no longer saying anything. He is babbling, not speaking. (The problem of evil and the problem of God Fortpress 2004 p.29)
Une conclusion : on ne peut être cynique qu'à deux conditions, la première, bien connue, est que les autres ne le soient pas, la deuxième, moins évidente, est qu'on le soit pas toujours (l'inaccomplissement de l'intention n'est sensée que si le cynique a une conduite intelligible pour les autres et donc caractérisée par l'accomplissement ordinaire des intentions, ce qui permettra entre autres de comprendre le sens de l'intention manifestée dans cette absence de lien entre l'intention et sa réalisation). Cela encourage la comparaison du cynisme à un style : ainsi un style littéraire n'est intelligible que sur la base de série discrète d'écarts par rapport au langage ordinaire (ce qui implique la conservation de ce langage même).

L'aveuglement philosophique.

On peut lire comme une variante de l'allégorie de la caverne l'anecdote suivante, rapportée par D.Z. Phillipps :
" One philosopher who went blind in old age denied that what had happened to him was a bad thing when others sympathised with him. He said that he had suffered from a lack of concentration, not giving himself sufficiently to the task at hand in his work. Now, in his blindness, he found he was able to do so." (Introducing philosophy. The challenge of scepticism . Blackwell 1996 p.102-103)
Ne surtout pas en conclure que D.Z. Phillips est néo-platonicien !
Discutant l'éthique des vertus, il cherche dans le passage en question à mettre en évidence qu'il est difficile de défendre que l'intégrité corporelle est un bien humain absolu.

samedi 3 juillet 2010

D.Z. Phillips : une conception contemplative de la philosophie dans la tradition de Wittgenstein ou peut-il y avoir un progrès en philosophie (de la religion ) ? ou de l’essentialisme qui unit la psychanalyse à une certaine philosophie.

Comme Christiane Chauviré et Sandra LaugierD.Z. Phillips trouve que Wittgenstein n’a pas dans la philosophie analytique la place qu’il mérite. Il en fait le constat au début de The problem of evil and the problem of God (Fortress 2005). D’abord il fait parler l’adversaire, ici Marilyn McCord Adams dans Horrendous evils and the goodness of God (1999) :
“ Recall that according to this methodology, philosophers who want to find our truths about mind and body, morals, and so on, should not go about inventing philosophical theories, but should set out to analyze the concepts of mind, body, and moral goodness, and so on, implicit in our ordinary use of language… Many, perhaps most, analytic philosophers have abandoned the ideals of ordinary language philosophy (and rightly so, in my judgment) and resumed the traditional activity of theory construction.” (p.XVIII)
Or, c’est précisément contre la philosophie comme construction de théories que D.Z. Phillips va prendre position :
“ It is odd to hear analytic philosophers say that they have abandoned philosophical movements which made the analysis of concepts central in philosophy. Nevertheless, if one wants to understand the relation of analytic philosophy of religion to Wittgenstein ‘s work, or to ordinary language philosophy, “abandonment” is the right word. It marks a contrast with “philosophical engagement”. There has been precious little philosophical engagement on the part of analytic philosophers of religion.
The twentieth-century revolution in philosophy left mainstream Anglo-American philosophy of religion untouched. By their own admission, the problems of most contemporary philosophers are still rooted in the empiricism and naturalism to be found in Locke, Hume and Reid. They write, for the most part, as though Wittgenstein had never existed. As a result, there has been little engagement with his work from the direction of analytic philosophy of religion. There is little sign of the situation changing. To speak of the “abandonment” of the ideals of ordinary language philosophy is even too strong, since there was hardly an appreciation of anything to be abandoned. “Ignored” would be a more accurate designation. In many ways this is a pity, since, as I have tried to show in my own work, engagement between these movements would raise issues of central importance in philosophy.
It is worth asking whether the reluctance to abandon theory-construction in philosophy is often an obstacle to the will, rather than an obstacle to the intellect. The latter obstacle resides in the intellectual difficulty of the point being made to one, whereas, an obstacle of the will is a refusal to give up a certain way of thinking. Does the distinction apply to the theory-construction ?” (ibid.)
D.Z. Phillips cite alors de nouveau Adams :
« Once theorizing begins, however, the hope of universal agreement in value theory is shattered, the wide-ranging extensional overlaps notwithstanding. Witness, for example, the divide in secular ethics between “consequentialists” who assert that lying can sometimes be justified if it optimizes the consequences, and “deontologists”, who contend that lying is always wrong, no matter what !” (p. XIX)
Ensuite il reprend :
“ We seem to have arrived at an odd situation. Having said that theories are essential to exploring how we should react to evil, we are now told that resorting to them shatters any hope of such agreement ! It never occurs to Adams to ask whether the trouble lies in the conception of an all-embracing theory, which is said to determine the essence of the “moral”. We see rival general theories in ethics stretch themselves out of all recognition in attempting to accommodate obvious counter-examples to the theory. Gradually, Aristotle begins to look like Kant and Kant begins to look like Aristotle. There is nothing intellectually difficult in the observation that all moral convictions, actions and situations cannot be reduced to a common form. It hardly constitutes an obstacle of the intellect. What the observation confronts is an obstacle of the will, the groundless conviction that there must be a common form to morality behind the variety.
Think of Freud ‘s theory of dreams. Freud asserted that all dreams are not simply products of wish-fulfilments, but are products of sexual wish-fulfilments. The suggestion that all dreams do not have a sexual origin, hardly constitutes an obstacle of the intellect, yet, Freud will not contemplate that possibility. If he could have been convinced of it, his reaction would have been , “Well, in that case, what are all dreams ? “ Freud would not have given up the “all”, the conviction that dreams must have an essence. That is an obstacle of the will.
What is the effect on Adams of the theoretical failure in ethics to agree on a definition of a moral act ? Instead of being rescued from essentialism, the failure to attain theoretical agreement becomes, for her, a licence for each theorist to retreat, without justification, behind the unexamined assumptions of his or her theory.” (p.XX)
L’idée d’appeler cette conception de la philosophie contemplative – que l’on doit à D.Z. Phillips lui-même – se comprend désormais : contempler s’oppose à découvrir. Le philosophe contemplerait à la différence du scientifique. Bien sûr il faut dénouer le lien platonicien entre contemplation et transcendance. C’est plutôt quelque chose comme une contemplation au sein de l’immanence. Ici le texte suivant de Wittgenstein, canonique, est bien sûr central :
« La philosophie se contente de placer toute chose devant nous, sans rien expliquer ni déduire . – Comme tout est là, offert à la vue, il n’y a rien à expliquer. Car ce qui est en quelque façon caché ne nous intéresse pas.
On pourrait aussi appeler « philosophie » ce qui est possible avant toute nouvelle découverte et invention » (Recherches philosophiques 126 trad. Dastur)

Commentaires

1. Le jeudi 8 juillet 2010, 17:35 par Philalèthe
Je ne suis pas sûr que l'horizon ne soit pas le même : Cavell et D.Z. Phillips (par l'intermédiaire de Rush Rees à Swansea ) sont des lecteurs de Wittgenstein.
2. Le mardi 13 juillet 2010, 10:26 par Pascal
Oui vous m'encouragez à tisser plus de rapports. Ma réflexion sur le pragmatisme et le perfectionnisme partait de ce rejet chez Cavell du pragmatisme (nommément à l'oeuvre chez Dewey) comme résolution des problèmes de la vie du style "Vous avez un problème dans votre vie, nous allons le résoudre". Les Américains son habitués à ce genre de psychothérapie permanente. C'est même une composante de l'american way of life qu'à l'occasion ils tournent en dérision. Voyez par exemple "The Soprano", une série américaine dans lequel le patron de la mafia passe son temps en psychothérapie où encore mieux "United States of Tara" où, là, l'explosion des personnalités multiples de l'héroïne principale semble signaler autant de problèmes qu'il y a d'étoiles sur le drapeau américain...
C'est beaucoup plus sérieux qu'il n'y paraît. En tout cas Cavell le prend au sérieux. Cette vision navrante le renvoie à sa lecture de Wittgenstein et notamment de ce qu'il appelle justement "le problème de la vie".
Voici ce que Wittgenstein écrit à ce propos et que je trouve magnifique.
" The way to solve the problem you see in life isto live in a way that will make what is problematic disappear ... The fact that life is problematic shows that the shape of your life does not fit into life's mould. So you must change the way you live and, once your life does fit into the mould, what is problematic will disappear.. But don't we have the feeling that someone who sees no problem in life is bind to something important, even the most important thing of all? Don't I feel like saying that a man like that is just living aimlessly - blindly, like a mole, and that if only he could see, he would see the problem? ... Or shouldn't I say rather: a man who lives rightly won't experience the problem as sorrow, so for him it will not be a problem, but a joy... a bright halo round his life, not a dubious background "
J'extraie cette citation d'un chapitre du livre de Bob Plant (Wittgenstein and Levinas - Ethical and religious thought) au cours duquel il fait une comparaison que vous trouverez peut-être intéressante sur la philosophie comme thérapie dans le Pyrrhonisme et chez Wittgenstein. Sur ce dernier sujet, comme vous le savez, j'ai toujours eu jusqu'à présent un peu de mal à me réjouir des lectures de Wittgenstein qui l'alignent sur les philosophes antiques en rappelant doctement la notion d'"exercice spirituel" par exemple. Mais après tout cette notion n'est pas plus ou moins mal nommée que celle de "perfectionnisme" (autre exemple) et cela donne au moins matière à réflexion aux universitaires... Et puis il y a tout de même cette phrase de Wittgenstein qui dit à peu près ceci : "Ne règle pas ta vie sur celle des autres mais sur la Nature" qui est vraiment une maxime antique admirable, n'est-ce pas?
3. Le jeudi 29 juillet 2010, 21:51 par yann
juste un petit mot sur ce post très intéressant. Je suis très sceptique sur la productivité de Phillips et plus encore sur le fait qu'il décrive. J'ai la nette impression qu'il légifère beaucoup plus qu'il ne décrit. Deux exemples :
1) sur le concept de prière (1965), Phillips considère que le croyant ne s'adresse pas à Dieu comme à un quelqu'un qui écoute et peut interagir, c'est pour lui une forme inauthentique de prière. Mais comment peut-il prétendre décrire, alors que l'on a la nette impression que les croyants croient en général s'adresser à quelqu'un qui peut interagir ? Il doit bien avoir une théorisation de ce qu'est Dieu, et de l'idéal de relation à Lui, derrière sa critique de la prière inauthentique.
2) Sur la grâce de Dieu, Phillips dit qu'il ne s'agit pas d'attribuer une attitude ou une action à Dieu mais qu'en réalité la grâce c'est Dieu même, Dieu existe reviendrait au même que la grâce de Dieu. Ce serait une paraphrase de Dieu est Amour. Ici aussi, cette réforme du langage (la grâce de Dieu => la grâce qu'est Dieu) est sûrement dépendante d'une théorie et ne relève pas de la description d'un jeu de langage chrétien, juif ou musulman (si cela existe).
Il me semble que le problème avec la philo à la Wittgenstein est qu'il faut décrire sans faire de sciences humaines et qu'il faut faire de la philo sans idéal théorétique (Voir Husserl, Krisis).
4. Le vendredi 30 juillet 2010, 22:34 par Philalèthe
Merci, Yann, de votre visite !
Je comprends vos réserves. Il m'arrive de penser que Phillips décrit un usage de la religion qui ne correspond pas à la religion réellement pratiquée mais à la religion dont il rêve (en ce sens il fixe une norme et légifère, comme vous dites). Étant essentiellement non réaliste, il mécontente alors autant le croyant que l'athée qui, généralement, sont en effet, eux, réalistes. Il est certes dans le droit fil de Wittgenstein qui, dans les Remarques mêlées, désigne du nom de superstition une croyance religieuse réaliste. Il me semble qu'on peut voir leur angle d'attaque de la religion comme une tentative de la sauver en la mettant à l'abri des connaissances scientifiques et sur la base d'une révision à la baisse des éthiques fondées rationnellement, mais le prix à payer est alors cher car les êtres auxquels la religion se rapporte courent le risque de n'avoir, dans ce contexte, pas plus de réalité que des êtres fictifs qui incarneraient des règles de bonne vie. On peut alors se demander ce qui distingue le texte religieux du texte littéraire. N'est-ce pas seulement qu'une communauté a une forme de vie réglée par le texte religieux, communauté en mesure de servir, par sa vie commune rituelle, de salut à la personne désorientée ? À la différence d'un roman, l'Évangile justifie et est justifié par des institutions.
Quant à la philo à la Wittgenstein, comme vous dites, c'est vrai qu'elle se distingue clairement de la science et donc des sciences humaines aussi. Reste qu'elle est bien guidée par un idéal mais qui se construit sur la base d'une dénonciation des illusions liées aux idéaux philosophiques traditionnels (entre autres, l'accès aux essences universelles).
5. Le mardi 24 août 2010, 11:50 par lalige
quel malheur, j'ai fait allemand, latin, grec et je ne parle pas l'anglais ... et Kant ne me console pas de ce drame ...
je vais probablement mourir idiote ...
6. Le lundi 30 août 2010, 23:04 par Philalèthe
Ne pas comprendre l'anglais aujourd'hui c'est comme ne pas comprendre le latin du temps de Descartes :-)

mercredi 30 juin 2010

Montaigne : qu'est-ce qu'une conduite adéquate ? ( suite et fin)

Les exemples que Montaigne donne de conduite inadéquate dans ces dernières lignes du chapitre IV du livre I des Essais renvoient à des personnages historiques, dans l’ordre : Xerxès, Cyrus, Caligula, « un Roy de nos voisins », César Auguste. Ça serait cependant une erreur d’en conclure que Montaigne isole ainsi une propriété qui serait spécifique aux grands. En effet, dès 1572, cette énumération de conduites, dont certaines apparaissent , on le verra, moins humaines que délirantes, est ouverte par l’exemple du joueur déçu :
« Qui n’a veu macher et engloutir les cartes, se gorger d’une bale de dets, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? »
Le lecteur contemporain est étonné autant par cette ingestion que par l’idée montanienne qu’elle est ordinaire et donc observable par quiconque. Quant à l’exemple qui ferme la liste (rajouté par l'auteur au manuscrit de 1588), en renvoyant à tout un peuple, les Thraces, il souligne clairement que la conduite inadéquate non seulement ne caractérise pas certains individus exceptionnels, mais, plus, n’est pas propre à l’individu, puisque des comportements collectifs peuvent être totalement inadéquats, comme Montaigne l’avait déjà fait comprendre à travers la mention de la forme de deuil de l’armée romaine :
« À l’exemple des Thraces qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de flesche. »
Pareils en cela à qui humanise ses animaux de compagnie, les Thraces ont, eux aussi, une croyance fausse. Elles portent sur le divin et Montaigne requiert encore Plutarque pour transmettre, par l’intermédiaire d’un « ancien poète » une thèse somme toute épicurienne :
« Point ne faut courroucer aux affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos cholères. »
Cette conduite des Thraces a beau être partagée, le nombre de ceux qui l’exemplifient n’en diminue pas aux yeux de Montaigne la gravité ; mieux, c’est la pire des conduites inadéquates car, après l’avoir mentionnée, il conclut son essai par des lignes clairement dénonciatrices où désormais il ne s’agit plus de comprendre mais de réprouver :
« Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au desreglement de nostre esprit. » (à noter que Bernard Sève dans son Montaigne. Des règles pour l’esprit -2007 – s’appuie à deux reprises sur ce passage pour justifier sa thèse que Montaigne a condamné l’esprit au nom de la raison)
Entre le joueur qui détruit en l’ingérant les instruments de sa perte et le peuple sacrilège des Thraces, Montaigne présente cinq exemples à première vue assez hétérogènes.
Dans un premier groupe, on peut inclure Xerxès et Cyrus. Leur particularité vient de ce qu’ils traitent les éléments naturels comme s’il s’agissait de personnes (mais une telle caractérisation a une pertinence faible dans un monde où la distinction entre le naturel et l’humain – l’intentionnel du moins - n’a pas l’évidence que nous lui conférons aujourd’hui):
« Xerxes foita la mer de l’Helespont, l’enforgea et lui fit dire mille villanies, et escrivit un cartel de deffi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours pour se venger de la rivière de Gyndus pour la peur qu’il avait eu en la passant »
Les sources de Montaigne ici se trouvent chez Hérodote et chez Sénèque (reprenant dans le De ira Hérodote). Il est intéressant de s’y rapporter car dans les deux cas il y est question, à des niveaux différents certes, de technique.
En premier, le texte d’Hérodote (traduction Larcher 1842) :
« Ceux que le roi avait chargés de ces ponts les commencèrent du côté d'Abydos, et les continuèrent jusqu'à cette côte, les Phéniciens en attachant des vaisseaux avec des cordages de lin, et les Égyptiens en se servant pour le même effet de cordages d'écorce de byblos. Or, depuis Abydos jusqu'à la côte opposée, il y a un trajet de sept stades. Ces ponts achevés, il s'éleva une affreuse tempête qui rompit les cordages et brisa les vaisseaux. À cette nouvelle, Xerxès, indigné, fit donner, dans sa colère, trois cents coups de fouet à l'Hellespont, et y fit jeter une paire de ceps. J'ai ouï dire qu'il avait aussi envoyé avec les exécuteurs de cet ordre des gens pour en marquer les eaux d'un fer ardent. Mais il est certain qu'il commanda qu'en les frappant à coups de fouet, on leur tint ce discours barbare et insensé : « Eau amère et salée, ton maître te punit ainsi parce que lu l'as offensé sans qu'il t'en ait donné sujet. Le roi Xerxès te passera de force ou de gré. C'est avec raison que personne ne t'offre des sacrifices, puisque tu es un fleuve trompeur et salé. » Il fit ainsi châtier la mer, et l'on coupa par son ordre la tête à ceux qui avaient présidé à la construction des ponts. » (Histoires III 34-35)
À l’origine donc de la colère du roi, un échec technique et une conduite sacrilège doublée d’une autre dont la rationalité instrumentale, bien que brutale, n’est pas, elle, douteuse. On notera aussi que la condamnation formulée par Montaigne ne fait que répéter celle d’Hérodote.
Voici maintenant le texte de Sénèque (trad, Charpentier 1860) :
“Cambyse déploya sa colère contre une nation inconnue, innocente, et qui toutefois pouvait sentir ses coups; mais Cyrus s'emporta contre un fleuve. Comme il allait assiéger Babylone, et qu'il courait à la guerre, où l'occasion est toujours décisive, il tenta de passer le Gynde, alors fortement débordé, entreprise à peine sûre quand le fleuve a souffert les chaleurs de l'été, et que ses eaux sont le plus basses. Un des chevaux blancs, qui d'ordinaire traînaient le char du prince , fut emporté par le courant, ce qui indigna vivement Cyrus. Il jura de réduire ce fleuve, assez hardi pour entraîner les coursiers du grand roi, au point que des femmes mêmes pussent le traverser et s'y promener à pied. Il transporta là tout son appareil de guerre, et persista dans son oeuvre, jusqu'à ce que, partagé en cent quatre-vingts canaux, divisés eux-mêmes en trois cent soixante ruisseaux, 1e fleuve, à force de saignées, laissât son lit entièrement à sec. De là une perte de temps, irréparable dans les grandes entreprises, l'ardeur du soldat consumée en un travail stérile; enfin l'occasion de surprendre Babylone manquée, pour faire, contre un fleuve, une guerre qu'on avait déclarée à l'ennemi. » (De la colère III 21)
Si c’est encore un échec qui justifie la colère, en revanche ce que Montaigne présente comme une vengeance passablement irrationnelle et peu compréhensible est dans le texte d’origine décrit comme une œuvre technique démesurée, bien sûr, mais rationnellement menée et surtout couronnée de succès. Certes Sénèque reconnaît que si l’assèchement est intelligemment réalisé, il n’était pas raisonnable en temps de guerre de mener à bien une telle entreprise. Reste que la conduite de Cyrus a une intelligibilité qu’elle n’est pas loin de perdre complètement dans la version elliptique donnée par Montaigne. À la différence de Xerxès qui met en évidence dans sa manière de traiter le fleuve des croyances fausses, Cyrus ne se trompe pas identiquement. Il maîtrise bel et bien l’élément sur lequel il décharge sa passion et la différence entre sa conduite et celle de Xerxès est peut-être celle qui sépare une conduite technique d’une conduite magique.
Caligula, lui, introduit dans le texte la destruction alors qu’il était jusqu’à présent question de construction (réussie ou non) : « Et Caligula ruina une tres belle maison, pour le plaisir que sa mere y avait eu. »
Il est d’usage de noter ici une faute d’impression. Montaigne aurait voulu écrire "desplaisir". La raison donnée est excellente car Sénèque a en effet écrit :
« Caligula détruisit à Herculanum une très belle villa, parce que sa mère y avait été détenue autrefois » (éd. Veyne)
Or Jean de Pernon dans sa traduction en français moderne des Essais fait à ce propos une remarque judicieuse :
« L’exemplaire de 1588 ayant appartenu à Montaigne porte clairement « plaisir » et cinq mots seulement plus loin, il a barré « receu » pour écrire au-dessus « eu ». Se fondait-il sur une autre source ? »
Mais est-ce insensé d’interpréter ce passage comme une antiphrase ironique ? Quoi qu’il en soit, on peut se demander si Caligula est aussi aveuglé que Xerxès. Détruire un lieu pour le mal qu’on y a fait est-ce se tromper d’objet ? Sénèque ne semble pas en avoir jugé ainsi car l’action convertit de fait - à dessein ? - la maison en mémorial :
« Il lui fit par ce moyen une destinée fameuse ; car lorsqu’elle était debout, on passait devant en barque sans la remarquer, maintenant on demande la cause de sa destruction. »
Dans la première édition (1572), c’est donc César Auguste qui illustre au plus haut point ce que Montaigne voit dans ces dernières lignes moins comme une réalité typiquement humaine que comme un objet de scandale et d’indignation :
« Augustus Cesar, ayant esté battu de la tampeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit oster son image du reng où elle estoit parmy les autres dieux, pour se venger de lui. En quoy il est encore moins excusable que les precedents, et moins qu’il ne fut depuis, lors qu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s’écriant : Varus, rens moy mes soldats. Car ceux là surpassent toute folie, d’autant que l’impieté y est joincte, qui s’en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle avoit des oreilles subjectes à nostre batterie. »
N’y a-t-il pas deux degrés de la folie, l’un relativement inexcusable, l’autre absolument inexcusable, la différence entre les deux étant la présence de croyances sacrilèges ? A noter que Montaigne ici identifie la conduite d’un païen insultant un dieu imaginaire à celle d’un chrétien impie. Or, on pourrait penser que la conduite de César Auguste n’est pas sacrilège pour la raison que celui auquel sa conduite est destinée n’existe pas. Mais à travers le paganisme erroné Montaigne identifie déjà « le dérèglement de l’esprit » et la condamne donc moins à cause du mal qu’il crée qu’à cause de la faiblesse qu’il révèle.
Mais de quelle faiblesse s’agit-il donc exactement ? Montaigne semble identifier deux manifestations distinctes de cette insuffisance humaine : la première mérite seule en toute rigueur le nom d’impiété et revient à accuser Dieu, par rapport auquel par définition, pourrait-on dire, aucune accusation n’est justifiée ; la deuxième revient à attribuer des intentions à ce qui en est dépourvu, la fortune. On notera d’ailleurs que ces lignes ont paradoxalement elles-mêmes quelque chose d’impie ; en effet si l’on entend « ou » au sens exclusif, alors Dieu partage son pouvoir avec quelque chose d’autre, la fortune, et ainsi son omnipotence est niée ; le sacrilège est encore bien pire si on interprète « ou » comme inclusif car alors c’est la réalité même de Dieu et son ordre providentiel qui sont mis en doute. Jean de Pernon par une note encore précieuse nous apprend que « la censure pontificale avait demandé à Montaigne de retirer précisément le mot « fortune » des Essais », ce qu’il n’a, comme on le voit, pas fait. Il est clair en tout cas que par ces lignes, Montaigne nie toute relation entre la guerre (la batterie, que Jean de Pernon traduit inexplicablement par plaintes) et Dieu, semblant donc condamner autant les malédictions adressées au divin que les actions de grâce.
Enfin, dans un ajout manuscrit à l’édition de 1588, Montaigne met en relief que la démesure des puissants n’est pas propre à l’époque antique mais a une dimension largement transhistorique :
« Le peuple disoit en ma jeunesse qu’un Roy de noz voysins, ayant receu de Dieu une bastonade, jura de s’en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu’il estoit en son auctorite, qu’on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation de quoy estoit le compte. Ce sont vices toujours conjoincts, mais telles actions tiennent, à la vérité, un peu plus encore d’outrecuidance que de bestise. »
Cette dernière anecdote est la seule à faire explicitement référence à une conduite inadéquate dans le cadre du christianisme. La fortune a laissé clairement la place à un Dieu providentiel et la démesure de la conduite humaine est aggravée par la longue portée des décisions prises. Mais on peut lire plus dans ces lignes que la condamnation d’un comportement personnel : ce qu’on peut désigner tout à fait anachroniquement comme une forme de nationalisme y est relié essentiellement au manque d’intelligence. Plus largement même, toute glorification de l’homme y est associée à une faute intellectuelle. C’est aussi le pouvoir des puissants sur le peuple, sa dureté tout autant que son irréalité, qui sont ici mis en relief. À relever aussi qu’une relation essentielle y est du même coup établie entre l’impiété d’un côté et la faiblesse de jugement de l’autre.
J’espère avoir montré la richesse, mais aussi la complexité ambiguë de cet essai (entre autres on y aura noté que Montaigne oscille entre compréhension et indignation), qui comme tous les premiers chapitres des Essais, sont, il me semble, tenus souvent pour secondaires par les commentateurs.

samedi 19 juin 2010

Montaigne : qu'est-ce qu'une conduite adéquate ? (2)

Subitement dans l’essai une femme anonyme fait son apparition, que Montaigne tutoie comme s’il avait écrit ces lignes pour elle :
« Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine, que, despite, tu bas si cruellement, qui ont perdu d’un malheureux plomb ce frère bien aimé : prens t’en ailleurs. »
À la différence du gentilhomme qui injuriait la charcuterie au lieu de se sermonner, cette jeune femme ne pourrait pas ajuster sa conduite : rien n’indique en effet que le meurtrier de son frère est à la portée de sa vengeance. Mais doit-on penser qu’elle décharge sa passion sur un objet faux ? Son cas est radicalement différent de celui de ceux qui à défaut d’humains mettent tout leur amour dans des animaux de compagnie car on peut leur attribuer la croyance que leurs animaux sont dignes de leur amour ; en revanche pas besoin de penser que la sœur se juge responsable de la mort de son frère pour expliquer les coups qu’elle se porte. Certes l’objet est faux au sens où elle ne mérite pas cette violence qu’elle se destine mais il n’est pas faux au sens où il serait pris par erreur pour l’objet qui devrait recevoir les coups. Elle ne se trompe pas, disons plutôt qu’elle exprime sa colère et sa souffrance comme elle peut, faute de mieux. Aussi Montaigne a-t-il eu raison d’introduire l’exemple de cette jeune femme en écrivant les lignes qui suivent ? :
« Quelles causes n’inventons nous des malheurs qui nous adviennent ? A quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? »
Reste qu’on ne peut pas ne pas rapprocher cet exemple de celui qui le précède, les « bestes » emportées à « se venger à belles dents sur soy mesmes du mal qu’elles sentent ». Pourtant il ne faut pas faire erreur sur cette ressemblance qui unit les animaux à la jeune femme : comme la suite le confirme, elle ne vise pas à la rabaisser.
En effet, dans l’édition de 1595, s’ajoute à ce texte (de 1572) le passage suivant :
« Livius, parlant de l’armée romaine en Espaigne apres la perte des deux freres, ses grands capitaines : « Flere omnes repente et offensare capita. » (« Tous de pleurer aussitôt et de se frapper la tête » ) C’est un usage commun. Et le philosophe Bion, de ce Roy qui de dueil s’arrachait les poils, fut il pas plaisant : Cetuy-ci pense-t-il que la pelade soulage le dueil ? »
D’une sœur, Montaigne passe donc à une armée tout entière. Il ne s’agissait visiblement pas d’un comportement isolé ou propre à une personne faible. Les guerriers se conduisent comme les jeunes femmes et les uns et les autres partagent avec les animaux certaines manières de faire, sans qu’il soit pour autant pertinent de dire que les humains sont par là même animalisés ou les animaux humanisés.
On notera aussi que cette conduite cesse d’apparaître uniquement sous le jour d’une caractéristique psychologique universelle pour devenir une coutume, Montaigne donnant alors discrètement à penser que les usages et les expressions naturelles ne s’opposent pas les uns aux autres mais que plutôt peut devenir rituel dans une société ce qui correspond à un penchant naturel.
Quant à la plaisanterie du philosophe Bion, comment l’interpréter ? Il n’est certes pas difficile de la comprendre dans son sens cynique de dénonciation des mœurs ordinaires, dont la contingence est dépréciée au profit d’une vertu supérieure et universelle. Ce qui est plus délicat, c’est de juger de la place qu’elle occupe dans ce passage de Montaigne. Ce dernier a jusqu'à présent expliqué la nécessité si clairement naturelle de ce penchant psychologique que la moquerie de Bion – qui consiste à attribuer au roi en question une croyance que bien évidemment il n’a pas – devrait être vue par Montaigne comme en fait une forme d’aveuglement concernant la réalité de la nature humaine. Il est ainsi permis de penser que Montaigne se moque de la moquerie du cynique et peut-être adopte ici l’attitude compréhensive et lucide de Spinoza, qui écrivait au début de la troisième partie de l’Ethique :
« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature » (La Pléiade p.411)
Reste que les exemples qui viendront bientôt pourraient cependant par leur excès légitimer quelque peu la perspective cynique.