samedi 31 décembre 2011

Chomsky : Russel et Wittgenstein / Derrida, Lacan, Althusser ou en faveur de la philosophie analytique mais sans idolâtrie aucune.

" Si, par exemple, je lis Russell ou la philosophie analytique, ou encore Wittgenstein, il me semble que je peux comprendre ce qu'ils disent et pourquoi cela me paraît faux, comme c'est souvent le cas. Par contre, quand je lis Derrida, Lacan, Althusser ou l'un de ceux-là, je ne les comprends pas. C'est comme si les mots défilaient sous mes yeux : je ne suis pas leurs argumentations, je ne vois pas d'arguments, tout ce ce qui ressemble à une description de faits me semble faux. Alors peut-être qu'il me manque un gène ou je ne sais quoi, c'est possible. Mais ce que je crois vraiment, c'est qu'il s'agit de charlatanisme." (Comprendre le pouvoir, volume 3, p.17-18)

Commentaires

1. Le dimanche 1 janvier 2012, 23:28 par Philemonex
Ce qui manque à Chomsky, ce n'est sûrement pas un gène ou je ne sais quoi, mais plutôt ce je-ne-sais-quoi que Pascal appelait déjà l'esprit de finesse (lui qui ne manquait pourtant d'esprit de géométrie). Tous ces "arguments" d'une très grande vulgarité contre le soi-disant "charlatanisme" d'une certaine philosophie française relèvent pour le moins d'une très grande paresse intellectuelle.
2. Le jeudi 5 janvier 2012, 21:16 par Azul
Je partage l'avis de Philemonex: l'extrait suivant, avec la citation de Göring, montre le manque de tact. Je trouve étonnant qu'un linguiste n'ait pas senti cela. J'ai parfois l'impression que, chez certains intellectuels, le désir de se distinguer peut l'emporter sur le désir de comprendre.
3. Le dimanche 8 janvier 2012, 01:18 par Elias
A propos d'Althusser, je vous livre ce petit extrait de L'esprit révolutionnaire de Leszek Kolakowski (ed. Complexe p. 185)
"Je suis loin d'être un partisan de la philosophie analytique anglo-saxonne. Cependant lorsque je lis certains philosophes dialecticiens (par exemple Althusser) il m'arrive de regretter qu'ils n'aient pas été formés par cette philosophie et qu'ils manquent de toute discipline logique. Une telle formation les aurait aidés à comprendre la simple différence entre "dire" et "prouver" quelque chose (Althusser énonce souvent une proposition général, la cite par la suite, puis s'y réfère en disant "nous avons montré" ou "il a été prouvé" )..."
4. Le dimanche 8 janvier 2012, 21:28 par Philalèthe
@ Philemonex
Certes on peut rejeter une argumentation par paresse intellectuelle alors qu'on ne s'est pas donné la peine de la comprendre mais tout rejet d'une argumentation n'implique pas nécessairement cette paresse...
@ Azul
Chomsky avait, je crois, lui l'impression que le désir de se distinguer pouvait l'emporter chez certains sur le désir de se faire comprendre.
@ Elias
Merci beaucoup pour ce texte qui va dans le sens de la méfiance de Chomsky vis-à-vis d' Althusser. De manière plus générale, c'est un défaut assez répandu de confondre affirmation d'une position avec justification d'une position, le problème étant cependant qu'on ne peut pas tout justifier et que les évidences de départ ne sont souvent pas partagées.
5. Le lundi 9 janvier 2012, 22:33 par Philemonex
Philalethe,
Merci de ne pas me prêter une généralisation que je n'ai pas faite. Je parlais de Chomsky. Celui-ci n'a pas toujours boudé la "théorie littéraire" à l'époque où il était soutenu et traduit en français par Mitsou Ronat et publié par Jean-Pierre Faye dans la revue "Change" ("adversaire" de Tel Quel). Je pense simplement que Chomsky devient un peu gâteux, si vous me permettez, et d'autre part qu'il a toujours connu un certain déficit philosophique (on le voit bien dans ses entretiens avec Foucault où, par exemple, il s'entête à soutenir l'existence d'une "nature humaine" et où il n'a pas l'air de bien comprendre les arguments pourtant forts classiques que lui oppose son interlocuteur à ce propos).
Vous (et/ou Chomsky) prêtez ensuite à "certains" philosophes un "désir de se distinguer"... C'est cela que vous appelez "argumenter" ? Pardonnez-moi, je n'y vois qu'un argument psychologique, une supposition purement gratuite et à vrai dire absurde (Althusser, Derrida, etc. auraient eu avant tout le désir de se "distinguer" ? êtes-vous sérieux ?). Vous lâchez là un "mauvais coup" ne ressemblant en rien à une argumentation. Je pourrais aussi bien vous rétorquer - ce ne serait pas plus argumentatif ni plus sérieux, mais je peux le faire - que les philosophes qui vous semblent "sérieux" (on va citer Bouveresse, par exemple, pour rester dans le contexte français) me paraissent à moi rébarbatifs, ennuyeux à mourir, écrivant comme des pieds là où les français sus-cités sont stylés et brillants (par intelligence et non pour briller ...en société, la bonne blague !) ; un peu plus loin dans ce que j'ai appelé moi-même la vulgarité, je pourrais également donner dans le psychologique et vous parler de la jalousie et de la rancoeur de Bouveresse tout spécialement à l'égard de Derrida, la rancoeur de toute une vie, tout ce qui rend ses livres "polémiques" sur l'air du temps aussi mauvais et vains, aussi visiblement mal intentionnés ; je pourrais vous parler de cela, ce serait sincère mais cela n'aurait aucune valeur.
Enfin concernant la distinction finale entre "affirmation" et "justification", là encore, comme vous allez vite en besogne ! Quand vous lisez Althusser ou Derrida, vous trouvez qu'ils n'argumentent pas, qu'ils "affirment" sans justifier ? Quelle conception étriquée de l'argumentation est donc la vôtre ?
Pardonnez le ton un peu vif... Merci de m'avoir accueilli néanmoins et merci pour votre blog.
6. Le mardi 10 janvier 2012, 14:58 par Philalèthe
@ Philemonex
1) pourquoi faudrait-il être gâteux ou insuffisant philosophiquement pour soutenir l'existence d'une nature humaine ? S'il n'y avait pas de nature humaine, qu'est-ce que la culture pourrait bien cultiver ? Le point difficile est de déterminer dans le détail les propriétés de cette nature (mais ne puis-je pas dire en toute sécurité par exemple que l'homme est par nature apte à imiter ?).
2) sans aucune mauvaise foi, j'attire votre attention sur le fait que je parle de certains qui pour se distinguer etc. Vous ajoutez à ce que j'écris : philosophes et vous déterminez encore plus étroitement en mentionnant Derrida et Althusser. J'aurais jugé injuste et ridicule de disqualifier ainsi globalement ces deux philosophes. Je souhaitais en revanche faire connaître l'avis tranché et sévère de Chomsky.
3) faut-il être stylé et brillant en philosophie pour être un bon philosophe ?
Les arguments que vous appelez vulgaires sont-ils pour autant faux ? Les arguments originaux sont-ils pour autant vrais ?
4) je vous laisse attribuer à Bouveresse jalousie et rancoeur ; mais même si c'était vrai, des arguments qu'on soutient par jalousie et rancoeur ne sont pas nécessairement faux comme ne sont pas nécessairement vrais des arguments qu'on soutient par bienveillance et générosité.
7. Le samedi 7 septembre 2013, 19:21 par Vince
Faire cours ou faire court...comme les histoires....qu'on raconte ...???...!!!
Merci pour votre accueil !
Vince

Chomsky et Göring : un point commun ! ou ne pas confondre marxisme et physique quantique.

C'est au début de Comprendre le pouvoir (3) (Aden, 2011). On demande à Chomsky ce qu'il pense de la dialectique, or il n'y entend guère :
" Je vais être honnête : je suis un peu simple d'esprit quand il s'agit de choses comme ça. Dès que j'entends un mot de quatre syllabes, je deviens sceptique, parce que je veux m'assurer qu'il est impossible de le dire en monosyllabes. Une grosse partie de l'activité des intellectuels consiste à se trouver un créneau qui leur soit propre, et si tout le monde peut comprendre ce qu'ils disent, c'est un peu un échec parce qu'alors qu'est-ce qui les rend si exceptionnels ? Ce qui les rend exceptionnels, c'est qu'ils ont dû travailler très dur pour comprendre et maîtriser un sujet alors que tous les autres n'y comprennent rien. C'est à la base de leurs privilèges et de leur pouvoir (...).
Je crois qu'il faut se montrer extrêmement sceptique quand l'intelligentsia élabore des structures non transparentes, parce qu'en vérité, nous ne comprenons pas grand-chose à la plupart des domaines de la vie. Il existe certains domaines, la physique quantique par exemple, où comme je le disais, on ne fait pas de tour de passe-passe. Mais la plupart du temps, c'est l'illusionnisme. Tout ce qui est entièrement compris devrait pouvoir décrit assez simplement. Alors quand j'entends des mots comme "dialectique" ou "herméneutique" et toutes ces sortes de choses prétendument profondes, alors, comme Goering, "je sors mon revolver"."

Commentaires

1. Le samedi 31 décembre 2011, 18:37 par Hélène
Me permettrez-vous le commentaire suivant : la dialectique est définie de façon très simple par Aristote, par exemple, comme la science des contraires. Je crois que la philosophie moderne a beaucoup compliqué ce terme …
Sur « l’illusionnisme » d'ordre intellectuel, opposé parfois un peu trop facilement à la rigueur, si l'on accepte cette contrariété dans l'interprétation des propos de l'auteur cité:
Métaphysique, α, 2, 3 – Aristote : « Nous aimons, en effet, qu’on se serve d’un langage familier, sinon, les choses ne nous paraissent plus les mêmes ; le dépaysement nous les rend moins accessibles et plus étrangères. L’accoutumance favorise la connaissance. Ce qui montre bien à quel point l’habitude est forte, ce sont les lois, où des fables et des enfantillages ont plus de puissance, par la vertu de l’habitude, que la connaissance de ces lois ; Or, les uns n’admettent qu’un langage mathématique ; d’autres ne veulent que des exemples ; d’autres veulent qu’on recoure à l’autorité de quelque poète ; d’autres, enfin, exigent pour toutes choses une démonstration rigoureuse, tandis que d’autres jugent cette rigueur excessive, soit par impuissance à suivre la chaîne du raisonnement, soit par crainte de se perdre dans des futilités. Il y a, en effet, quelque chose de cela dans l’affectation de la rigueur. Aussi quelques-uns la regardent-ils comme indigne d’un homme libre, tant dans le commerce de la vie que dans la discussion philosophique… ».
Il n’en reste pas moins vrai que ce qui se conçoit bien devrait s’exprimer clairement …
2. Le samedi 31 décembre 2011, 19:53 par Philalèthe
Merci de votre post. J'aurais dû être plus explicite, c'est à propos de la dialectique marxiste que Chomsky tient ce propos. Voici le passage précédant celui que j'ai cité :
" En passant, ce n'est pas Marx qui l'emploie mais Engels. Et si quelqu'un peut m'expliquer ce que c'est, j'en serais très heureux. J'ai lu toutes sortes de textes qui parlent de "dialectique" mais je n'ai pas la moindre idée de ce que c'est. Il semble s'agir de quelque chose à propos de la complexité, ou de positions alternatives, ou de changement ou je ne sais quoi. Je ne sais pas."
Merci aussi pour ce texte d' Aristote. Chomsky serait, je crois, assez d'accord pour dire qu'à part dans des domaines très restreints où les questions sont simples, la rigueur dans les domaines complexes (et précisément tout ce qui est objet des sciences humaines) court le risque de masquer l'ignorance dans laquelle on se trouve encore nécessairement. Chomsky applique, semble-t-il, cette conception à la partie non scientifique, c'est-à-dire non linguistique, de son oeuvre. Par exemple, à la question : "Quelles sont vos opinions su sujet de la nature humaine ?", il répond " Tout d'abord, mon opinion là-dessus ne vaut pas mieux que la vôtre : ce n'est que de l'intuition, personne ne sait vraiment ce qu'est la nature humaine. On ne connaît pas grand-chose sur les grosses molécules, alors quand on va au-delà, jusqu'à des choses comme la nature humaine, l'hypothèse des uns n'est pas meilleure que celle des autres." (Comprendre le pouvoir , volume 2, p. 198).
Non seulement il défend l'idée qu'on ne dispose pas de réponses scientifiques sur des problèmes de ce genre (cf par exemple encore en rapport avec la sociobiologie : " tout va bien quand il s'agit de fourmis ; lorsqu'on passe à l'échelle des mammifères, cela tient davantage des devinettes et quand on arrive aux êtres humains, alors vous pouvez dire tout ce qui vous passe par la tête."), mais il soutient que même au niveau de certains phénomènes physiques simples, on ne dispose pas encore de connaissances ("si vous prenez la crème qui tourbillonne dans une tasse de café, on connaît probablement toutes les lois naturelles qui agissent mais on ne peut pas résoudre les équations parce qu'elles sont trop complexes. Et il ne s'agit pas d'êtres humains, il s'agit de crème qui tourbillonne dans une tasse de café : nous sommes incapables d'exprimer ce qui se passe.")
Or, Derrida à part, Althusser et Lacan paraissent avoir eu une certaine fascination pour un discours sur l'homme des sciences humaines qui serait aussi solide que celui produit par les sciences. C'est peut-être pour avoir cru la connaissance scientifique accessible dans les domaines qu'ils traitaient qu'ils sont alors typiques de ce que la philosophie analytique dans ses moments discriminatoires juge le pire de la philosophie continentale.
À mes yeux cependant , Chomsky a tort de mettre Althusser dans le même groupe que Derrida et Lacan ; car les textes d' Althusser sont tout de même fort clairs, mais je pense que ce que Chomsky critique en lui est moins son obscurité que sa volonté de faire une théorie de quelque chose qui échappe (provisoirement ou pour toujours) à la connaissance.
Chomsky n'est pas hostile à la théorie loin de là mais dénonce l'usage intimidant qu'on en fait dans des domaines où précisément on ne dispose d'aucune : " Prenez ce qu'on appelle la "théorie littéraire". Je ne crois pas qu'on puisse parler de "théorie" littéraire, pas plus que de "théorie" culturelle ou que de "théorie" historique. Si vous lisez des livres, que vous en parlez et que vous les faites comprendre aux autres, vous pouvez être très doué comme l' a été Edmund Wilson. Mais il n'avait aucune théorie littéraire. D'un autre côté, si vous voulez briller en présence de ce physicien spécialiste des quarks, il vaut mieux que vous ayez vous aussi une théorie compliquée que personne ne comprend : si lui en a une, pourquoi pas moi ? Et si quelqu'un s'amène avec une théorie sur l'histoire, ce sera la même chose : soit ce sera un ensemble de truismes, soit quelques bonnes idées en sortiront - du genre "pourquoi ne pas se pencher sur les facteurs économiques qui se cachent derrière la Constitution ?". Quoi qu'il en soit, il n'y a rien là-dedans qu'on ne puisse formuler à l'aide de monosyllabes."
Comme exemple de gens fascinés par la Théorie, dans les années 70 en France, les maoïstes de Tel Quel, mené par Sollers... Les journalistes de la Nouvelle Critique n'étaient pas mal non plus de ce point de vue-là. Aux Cahiers du cinéma, ils avaient aussi des pairs. De quoi terriblement intimider les jeunes novices et les faire gravement errer. Sale époque pour l'acquisition d'une pensée vraiment rationnelle : les victimes ont dû être nombreuses !
3. Le dimanche 1 janvier 2012, 22:44 par Hélène
Je vous remercie beaucoup de vos explications.
Je voulais dire qu’il est parfois trop facile de critiquer des œuvres ou des théories parce que leur compréhension demande trop d' efforts : c’est alors aussi de « l’illusionnisme » que de recourir à la dialectique marxiste (superstructure de l’intelligentsia à opposer au sens et au vocabulaire familiers) pour camoufler son ignorance ; ce jugement ne concerne pas Chomsky qui me semble tout à fait honnête en faisant part simplement de ses difficultés à comprendre la dialectique.
Je rejoins tout à fait votre analyse (et celle de Chomsky) sur une ou des théorie(s) concernant l’homme, impossible(s) sur le plan scientifique. La volonté de « théoriser » l’homme (ou plutôt des parties de celui-ci dans les sciences humaines : l’homme historique, culturel, politique, religieux, littéraire, artistique, économique, juridique, social, psychique, etc.), ou de tenter de l'englober et de l'appréhender sur les seuls plans de l’entendement et du raisonnement est absurde.
L’homme n’est le « concepteur » ou le « créateur » ni de la vie ni de la nature ni de l’univers : comment pourrait-il SE conceptualiser et SE rationaliser in fine dans une sorte de « théorie unificatrice », comme le tentent les physiciens, par ailleurs sans succès ?
L’un des critères d’une théorie scientifique est la cohérence : et l’homme n’est pas un être cohérent, ni toujours rationnel !
Le mot « science » ne devrait être réservé qu’aux mathématiques, à la physique, à la chimie et à la nature et …peut être à la philosophie ! C’est un autre débat…
Si les philosophes antiques avaient été un peu mieux compris par l’Occident ou par certains philosophes, ces tentatives auraient été sans doute moins prises au sérieux.

A ce sujet, laissons à nouveau parler Aristote qui exposera bien mieux que moi ce constat sur un plan « scientifique (?) » :
Métaphysique Z, 15 : « L’individu et l’Idée ne sont pas définissables » …..
« Telle est aussi la raison pour laquelle des substances sensibles individuelles [dont l’homme] il n’y a ni définition, ni démonstration, étant donné que ces substances ont une matière dont la nature est celle de pouvoir être ou n’être pas ; aussi toutes celles des substances sensibles qui sont individuelles sont-elles corruptibles. Si donc il n’y a démonstration que du nécessaire et si la définition n’appartient qu’à la science ; si d’autre part, de même qu’il ne peut y avoir de science qui soit tantôt science et tantôt ignorance, car cette précarité est le caractère de l’opinion, il n’est pas possible non plus qu’il y ait démonstration, ou définition, de ce qui peut être autrement qu’il n’est, l’opinion seule portant sur le contingent ; dans ces conditions, il est évident que les substances sensibles individuelles ne sont l’objet ni de définition, ni de démonstration. Les êtres corruptibles, en effet, ne se manifestent plus à la connaissance quand ils disparaissent du champ de la sensation actuelle, et bien que les notions demeurent dans l’esprit, il ne subsiste cependant de ces êtres ni définition, ni démonstration. Aussi faut-il, à l’égard de telles définitions, se souvenir que la définition d’un individu est toujours précaire, et qu’en effet, une véritable définition n’est pas possible. »
Ce texte demande sans doute une réflexion approfondie sur la notion de substance, mais ce passage éclaire notre débat. L’homme individuel (et donc « général » ou susceptible d’être l’objet de théorie(s)) n’est pas définissable, ni susceptible de démonstration. Et la définition n’appartient qu’à la science…

Chomsky et Malebranche sur Platon ou contre la vénération des philosophes passés.

Malebranche :
" On ne considère pas qu' Aristote, Platon, Épicure étaient hommes comme nous et de même espèce que nous ; et de plus, qu'au temps où nous sommes, le monde est plus âgé de deux mille ans, qu'il a plus d'expérience, qu'il doit être plus éclairé ; et que c'est la vieillesse du monde, et l'expérience qui font découvrir la vérité. (...) Il ne faut pas s'imaginer, que ceux qui vieillissent sur les livres d' Aristote et de Platon, fassent beaucoup d'usage de leur esprit. Ils n'emploient ordinairement tant de temps à la lecture de ces livres, que pour tâcher d'entrer dans les sentiments de leurs auteurs ; et leur but principal est de savoir au vrai les opinions qu'ils ont tenues, sans se mettre beaucoup en peine de ce qu'il en faut tenir (...). Ainsi la science et la philosophie qu'ils apprennent, est proprement une science de mémoire, et non pas une science d'esprit. " (La recherche de la vérité II, chap.III)
Chomsky :
" (Dans les années 60), le personnel académique était traumatisé à l'idée que les étudiants se mettent soudain à poser des questions plutôt que de recopier fidèlement ce qu'ils disaient. Lorsque des gens comme Allan Bloom décrivent les années 1960 comme si les fondements de la civilisation étaient : "Je suis un grand professeur et je vous dis ce que vous devez penser, dire et écrire dans vos cahiers, et vous le répétez." Si alors vous vous leviez pour dire : " Je ne comprends pas pourquoi je devrais lire Platon, je trouve que c'est n'importe quoi ", cela détruisait les fondements de la civilisation. Alors que c'était une question parfaitement sensée - beaucoup de philosophes l'ont posée, alors pourquoi ne le serait-elle pas ? (...) L'idée qu'il existe un ensemble de "pensées profondes" que nous, les types intelligents, allons sélectionner et que vous, les imbéciles, allez apprendre - en tout cas mémoriser, parce que vous ne pouvez pas vraiment les apprendre si on vous les impose - est absurde. Si, par exemple, vous voulez lire Platon sérieusement, vous allez essayer de séparer le vrai du faux, de trouver le meilleure façon de l'aborder, ou pourquoi il écrivait ceci au lieu de cela, quelle grossière erreur de raisonnement il a commise ici et ainsi de suite. Voilà comment on lit les ouvrages complexes, tout comme en science. Mais dans le modèle que je critique, vous n'êtes pas censé le lire de cette façon, vous êtes censé le lire parce que c'est la vérité, ou parce que c'est un "grand penseur" ou que sais-je. Et c'est en quelque sorte la pire forme de théologie. (...) Prenez la philosophie, par exemple, qui est un domaine que je connais un peu : certains des meilleurs philosophes parmi les plus intéressants et les plus actifs aujourd'hui, qui ont une influence réelle, seraient incapables de distinguer Platon d'Aristote, exception faite de leurs souvenirs d'un quelconque cours de première année. Je ne dis pas que vous ne devez pas lire Platon ou Aristote : il y a des tas de choses qu' il faudrait lire mais on ne pourrait jamais lire qu'une infime fraction de ce qu'il faudrait avoir lu. Cela dit, se contenter de les lire ne sert à rien : vous n'apprenez que si ce que vous lisez est intégré d'une manière ou d'une autre à votre propre développement créatif. Dans le cas contraire, cela traverse votre esprit et disparaît. Ça n'a aucune valeur - l'effet est le même que si vous apprenez par coeur le catéchisme ou la Constitution." (Comprendre le pouvoir, volume 2, p.173, volume 3, p.24-25)

Commentaires

1. Le vendredi 10 février 2012, 02:54 par pseudo
Citez-vous ce que dit Chomsky parce que vous trouvez ce qu'il intéressant, ou parce que vous trouvez qu'il s'agit d'une preuve de plus des limites de ce penseur, par ailleurs important, il est vrai, dans le champ qu'il a véritablement travaillé, la linguistique et les sciences cognitives?
2. Le vendredi 10 février 2012, 10:57 par Philalèthe
Sur ce point-là, je le trouve intéressant. Ceci dit, vous connaissez un seul penseur qui n'ait pas de limites ?
3. Le dimanche 26 février 2012, 20:26 par Cédric Eyssette
Le texte de Malebranche me fait penser à celui de Descartes issu de la Règle 3 :
« De même, eussions-nous lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, nous n’en serons pas plus philosophes, si nous ne pouvons porter sur une question quelconque un jugement solide. Nous paraîtrions en effet avoir appris non une science, mais de l’histoire. »
4. Le dimanche 26 février 2012, 22:45 par Philalèthe
Merci Cédric de cet ajout. Mais on peut remonter encore plus loin dans le temps : par exemple, Épictète dénonce ceux qui commentent parfaitement Chrysippe mais ne sont fidèles à sa doctrine ni dans leur jugement ni dans leur conduite.
5. Le lundi 27 février 2012, 06:51 par Cédric Eyssette
Tout à fait ! D'où la distinction d'Epictète entre “digérer les principes” et “vomir les principes”…

dimanche 18 décembre 2011

Diogène cherche-t-il sur l'agora un homme (un vrai) ou bien l' Homme ?

On se rappelle sans doute de cette courte anecdote concernant Diogène de Sinope, le cynique, rapportée ici par Diogène Laërce :
" Ayant allumé une lanterne en plein jour, il dit : "Je cherche un homme"." (Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 41, éd. Goulet-Cazé, p. 718)
Ordinairement on l'interprète ainsi : les êtres humains que rencontre Diogène ne valent pas à cause de leurs vices d'être appelés des hommes, le cynique donnant une définition non biologique mais morale de l'humanité. Or, Lucien Jerphagnon lit autrement le texte :
" Chacun connaît l'histoire de Diogène parcourant Athènes avec à la main une lanterne allumée en plein midi. On lui fait dire : " Je cherche un homme ! " - ce qui laisserait à entendre que dans toute la ville, on aurait peine à en trouver un qui soit digne de ce nom. Cela irait assez avec le mépris de Diogène pour ses contemporains. Seulement, le texte grec n'emploie pas le mot anèr ; il ne dit pas : je cherche un humain empirique, un bonhomme concret. Le texte utilise anthrôpos, ce qui donne : je cherche le concept, l' Idée d'homme - celle dont si savamment parle Platon, et même en m'aidant d'une lanterne, je ne rencontrerai pas cela dans la rue, où précisément ne circulent que des individus concrets. Diogène, c'est l'anti-Platon, et ce texte pourrait bien le rappeler." (Histoire de la pensée, 2009, p.190)
Or, cette lecture ne paraît pas fondée linguistiquement (mis à part que les Idées n'étant pas sensibles, Diogène aurait bien mal connu la pensée de Platon pour en chercher une dans le monde perceptible). En effet en grec ἀνήρ s'oppose à ἄνθρωπος comme vir à homo en latin ou comme der Mann à der Mensch en allemand : d'un côté, le représentant du genre masculin, de l'autre le représentant de l'espèce humaine, qu'il soit homme ou femme. Diogène ne rencontre donc pas d'être humain, digne de ce nom (les femmes sont donc incluses dans la misanthropie cynique).
La note savante de l'édition Goulet-Cazé rédigée précisément par Marie-Odile Goulet-Cazé condamne aussi la lecture de Jerphagnon (qui reprend celle de Jean-Paul Dumont) mais n'évoque curieusement pas l'opposition vir / homo :
" Selon l'interprétation traditionnelle, Diogène ne trouve personne méritant l'appellation d' "homme", au sens d'homme véritable, digne de ce nom. J.P. Dumont, " Des paradoxes à la philodoxie", L'Âne 37, 1989, p. 44-45, donne de cette phrase une interprétation nominaliste : Diogène chercherait l' Idée d' homme, que l' Académie de Platon essaie de définir, et ne la trouverait pas. Un de ses arguments serait que Diogène, s'il avait voulu dire " Je cherche un homme ", aurait utilisé ἄνδρα et non ἄνθρωπον. Il me semble cependant que dans l'hypothèse nominaliste l'article aurait été nécessaire devant ἄνθρωπον et l'on peut par ailleurs signaler des cas où ἄνθρωπος signifie l'individu, non l'homme en tant qu'espèce (VI 56), ou encore l'homme en tant que doté des qualités dignes d'un homme (VI 40. 60, et surtout 32 où les ἄνθρωποι sont opposés aux καθάρματα, les ordures)." (p. 718-719)
J'ai donc l'impression que, si j'ai bien raison de contester l'interprétation de Jerphagnon sur ce point, néanmoins l'appel à la différence fondamentale de sens entre ἀνήρ et ἄνθρωπος ne suffit pas ici à justifier le bien-fondé de ma critique. L'avis d'un helléniste distingué serait bienvenu...

Commentaires

1. Le samedi 31 décembre 2011, 11:44 par Philalèthe
Merci beaucoup, Nicotinamide, pour ces ajouts intéressants.
2. Le mardi 17 janvier 2012, 07:37 par Baruch von Pankakes
La différence entre ἀνήρ / ἄνθρωπος est parfaitement exacte mais ne suffit pas à réfuter la lecture de Jerphagon.
Le point réellement important, se trouve, me semble-t-il, dans la note de Goulet-Cazé que vous citez. L'emploi d'un article défini est souvent attendu comme complément de l'abstraction*. “Ἄνθρωπον ζητῶ” pourrait se lire comme renvoyant à "un homme concret", voire comme visant "un homme représentatif de son genre en tant qu'il est doté des qualités qui font l'homme", mais l'Idée d'homme, non. Le grec dispose de mille ressources pour exprimer cette notion d'abstraction a maxima, il n'est donc pas nécessaire de forcer la lecture de ce passage.
* Je vous renvoie sur ce point au chapitre XII du 'classique' de Bruno Snell, Die Entdeckung des Geistes, sur la formation des concepts scientifiques (trad. française parue aux éditions de l'Éclat en 1994).
3. Le mardi 17 janvier 2012, 17:03 par Philalèthe
Merci beaucoup, BVP, pour cette clarification.
4. Le mardi 18 octobre 2016, 11:32 par Henri
L'interprétation nominaliste ne me semble pas complètement détruite par l'usage d'un article indéfini. L'homme est clairement une abstraction alors qu'un homme semble plus concret, mais cela reste à ce titre un exemplaire tangible d'un genre abstrait qui aurait telle qualité physique aussi bien que morale et non un individu, dont les noms, même le nom propre ne font que masquer les différences qui le caractérisent. Comme Bergson le dira dans le Rire, nous savons distinguer un mouton d'une vache mais quand nous voyons un mouton, nous avons tendance à ne voir qu'un exemplaire dont les singularités sont négligeables, du moment que nous ne nous intéressons qu'aux aspects utilitaires de cet être. Mais pour celui qui s'éclaire en plein jour de la lumière de l'attention désintéressée, comme l'artiste ou quelque fois le philosophe, en ayant délaissé ces auxiliaires de l'imagination que sont les mots, il n'y a pas plus de mouton que d'homme. Il n'y a que des rencontres singulières.
5. Le mercredi 3 avril 2019, 18:50 par Vincent1970
Ici, Diogène l'homme qu'il recherche c'est lui même, il tient la lanterne allumée en plein jour, il se moque, car dans son cynisme, sa misanthropie de ses contemporains c'est lui et la voie qu'il a choisi celle de l'austérité et de sa philosophie qu'il faut suivre ; la lumière c'est lui qui ouvre le chemin pour une pensée nouvelle
6. Le vendredi 5 juillet 2019, 16:57 par Fred73
L'Un et le Multiple... L'analyse de Jerphagnon sur ce thème me paraît pertinente. "Je vois le cheval, mais pas la chevalité". "Voilà l'Homme selon Platon": un poulet plumé, parce qu'il a deux pieds, une peau sans poils, des ongles plats...

samedi 17 décembre 2011

La ménagère et le cercle : où l'on apprend de Goldschmidt et de Jerphagnon autre chose que des éléments de platonisme.

Dans son Histoire de la pensée d' Homère à Jeanne d'ArcLucien Jerphagnon, en vue d'éclairer ce que sont les essences, cite un passage des Dialogues de Platon de Victor Goldschmidt :
" On imagine facilement une bonne ménagère vivant dans son univers de plats et de casseroles sans jamais s'être posé la question de savoir ce qu'est le cercle. Toutefois, le maniement journalier d'objets aussi ressemblants l'aura peut-être prédisposée à subir avec quelque succès une interrogation socratique sur l'essence du cercle. Au niveau de l'image elle exhibera telle tasse ou telle assiette qui lui paraissent particulièrement bien arrondies. Peu à peu, Socrate lui fera comprendre que ces différents ustensiles ont quelque chose de commun dont elle essaiera de rendre compte. Peut-être ne parviendra-t-elle jamais à s'en expliquer avec la précision de l'énoncé euclidien, mais elle aura au moins fait ce progrès : passer de la multiplicité des formes sensibles dans la région où l'on devine l'unité de la forme."
Et Jerphagnon d'écrire : " Bonne pédagogie, qui montre ce qu'est le platonisme ".
Certes mais révélatrice aussi de ce que deux universitaires d'une certaine époque pensaient des ménagères. Si on véhicule aujourd'hui les mêmes préjugés, au moins prend-on garde à les cacher.

Ce qu' était l'Académie platonicienne pour Lucien Jerphagnon.

" Un mixte d' École polytechnique, d' ENA et d' Opus Dei " (Histoire de la pensée d' Homère à Jeanne d' Arc, 2009, p.110).
Ce qui, réflexion faite, me paraît très généreux pour les trois institutions en question...

mardi 13 décembre 2011

La mort de Thalès : sans eau, plus d'être.

J'ai déjà consacré un billet aux morts de Thalès. Mais Lucien Jerphagnon dans son Histoire de la pensée d'Homère à Jeanne d'Arc (2009) note un point qui m'avait échappé. Selon une des versions, Thalès, philosophe de l'eau, est mort de soif. À ma décharge, je précise que même dans cette version Thalès n'est pas mort seulement de soif mais de faim et de la faiblesse due à l'âge (selon le texte de Diogène Laërce). Dans la version du Suidas, il mourut "pressé par la foule et épuisé de chaleur".

jeudi 8 décembre 2011

Une version wittgensteinienne de l'allégorie de la caverne.

Il a fallu attendre la parution chez Agone début janvier 2011 du dernier livre, très intéressant, de Jacques Bouveresse Que peut-on faire de la religion ? pour découvrir un inédit de Wittgenstein datant sans doute de 1925 et évoquant irrésistiblement comme une variante de l'allégorie platonicienne de la caverne. Voici ce texte extraordinaire (pour l'interprétation, je renvoie à l'ouvrage de Bouveresse et de Ilse Somavilla, puis, accessoirement, à ma recension à paraître bientôt. Le titre en est : l'homme dans la cloche de verre rouge.
" Si on compare l'idéal spirituel (l'idéal religieux) pur avec la lumière blanche, alors on peut comparer les idéaux des différentes cultures avec les lumières colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorés. Imagine-toi un homme qui depuis sa naissance vit toujours dans un espace où la lumière ne pénètre qu'à travers des vitres rouges. Celui-ci ne pourra peut-être pas s'imaginer qu'il y ait une autre lumière que la sienne (la rouge) ; il considérera la qualité rouge comme essentielle à la lumière ; et même, en un certain sens, il ne remarquera pas du tout la rougeur de la lumière qui l'environne. En d'autres termes, il considérera sa lumière comme la lumière et non pas comme une espèce particulière d'obscurcissement de la seule et unique lumière (ce qu'elle est pourtant en réalité). Cet homme se déplace à présent d'un endroit à un autre dans son espace, examine les objets, formule des jugements sur eux, etc. Mais, étant donné que son espace n'est pas l'espace, mais seulement une partie de l'espace - limitée par le verre rouge -, il se heurtera forcément, pour peu qu'il se déplace suffisamment loin, à la limite de cet espace. À ce moment-là, des choses différentes peuvent se produire. L'un reconnaîtra à présent l'existence d'une limite ; mais il ne peut pas pénétrer à travers le verre et il va maintenant se résigner. Il dira : " Ma lumière n'était donc sans doute quand même pas la lumière. La lumière, nous ne pouvons que la pressentir et nous devons nous satisfaire de la lumière obscurcie que nous avons." Cet homme deviendra alors ou doué d'humour ou mélancolique ou les deux alternativement. Car l'humour + la mélancolie sont des états de l'homme qui se résigne. C'est pourquoi l'homme ne les connaît pas autrement avant d'être parvenu à la limite de son espace, bien qu'il puisse naturellement aussi être joyeux + triste (mais joyeux + triste n'est pas plein d'humour + mélancolique). Un autre homme se heurtera à la limite qui circonscrit l'espace, mais n'aura pas les idées tout à fait claires sur le fait que c'est la limite et il prendra la chose comme s'il avait buté sur un corps à l'intérieur de l'espace. Pour celui-là rien ne change véritablement, il continue à vivre comme auparavant.
Un troisième enfin dit : je dois traverser pour aller dans l'espace et dans la lumière. Il passe à travers le verre et il sort de la limite qui le borne et arrive à l'air libre.
L'application : l'homme dans la cloche de verre rouge est l'humanité dans une culture particulière, par exemple dans la culture occidentale qui a commencé à peu près avec la migration des peuples et a atteint au XVIIIème un de ses sommets - son dernier, je crois. La lumière est l'idéal, et la lumière obscurcie l'idéal culturel. Celui-ci est considéré comme l'idéal tant que l'humanité n'est pas encore parvenue à la limite de cette culture. Mais tôt ou tard elle arrivera à cette limite, car toute culture n'est qu'une partie limitée de l'espace. - Avec le début du XIXème siècle (du XIXème siècle spirituel), l'humanité s'est heurtée à la limite de la culture occidentale. Et maintenant arrive l'acidité : la mélancolie + l'humour (car les deux sont acides). Et à présent on peut dire assurément : tout homme qui compte à cette époque (au XIXème siècle) est ou bien humoriste ou bien mélancolique (ou bien les deux), et l'est de façon d'autant plus intense qu'il compte davantage ; ou bien il passe à travers la barrière et devient religieux ; et là, à vrai dire, il arrive aussi que quelqu'un ait déjà mis la tête à l'air libre, mais, aveuglé par le soleil, il la retire à nouveau, et maintenant, avec mauvaise conscience, il continue de vivre dans la cloche de verre. On peut donc dire : l'homme qui compte a toujours d'une manière ou d'une autre affaire à la lumière (c'est cela qui fait de lui un homme qui compte) ; s'il vit au milieu de la culture, alors il a affaire à la lumière colorée ; s'il arrive à la limite de la culture, alors il doit s'explique avec elle et maintenant c'est cette explication, son espèce + son intensité qui nous intéressent en lui, qui nous empoignent dans son oeuvre.
( Elles nous empoignent ) d'autant plus fortement que cette intensité est plus grande, d'autant moins qu'elle est moindre. Le talent, même encore aussi extraordinaire qu'on voudra, qui a senti la limite mais se débrouille avec elle d'une façon qui n'est que superficielle + nébuleuse ne peut plus nous empoigner par ses jeux, même par les plus beaux (ils ont plutôt à proprement parler perdu l'élément essentiel de la beauté et ne nous plaisent plus que parce qu'ils nous rappellent ce qui était beau dans une époque passée) ; excepté là où les forces se rassemblent néanmoins en une explication plus profonde. C'est - je crois -le cas de Mendelssohn. La particularité - c'est-à-dire, l'originalité - même la plus prononcée n'est pas ce qui empoigne (sans quoi Wagner devrait nous empoigner plus que tous les autres) ; elle n'est pour ainsi dire que quelque chose d'animal. L'explication avec l'esprit, avec la lumière, empoigne. - C'est assez pour une fois." (traduit par Jacques Bouveresse)

samedi 3 décembre 2011

La satisfaction des désirs comme mesure du bien-être ? Rousseau puis Amartya Sen ("la sagesse des humbles")

Rousseau a expliqué dans Le Contrat Social (1762) que l'acceptation de la domination ne la justifie en rien, pour la raison que c'est précisément un des effets de la domination de causer chez les dominés le consentement :
" Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d' Ulysse leur abrutissement. S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature " ( Livre I, chapitre 2)
Or, Amartya Sen, tel qu'il est cité par Hilary Putnam dans Fait/valeur : la fin d'un dogme (2002) formule un argument du même type : le fait que quelqu'un reconnaisse que ses désirs sont satisfaits n'est pas un critère fiable de son bien-être, pour la raison que les situations de pauvreté chronique (et donc de domination) produisent une diminution des désirs et une adaptation à la pénurie :
" Le problème est particulièrement aigu là où les inégalités et les privations sont fortement implantées. Il se pourrait qu'une personne privée de tout, menant une vie très limitée, soit malencontreusement exclue des critères mentaux du désir et de son accomplissement, là où la souffrance est acceptée avec une résignation muette. Dans des situations de privation prolongée les victimes ne passent pas leur temps à se lamenter ou à se plaindre, et il n'est pas rare qu'elles entreprennent de grands efforts pour de petites satisfactions et pour réduire leur désir personnel à de modestes - "réalistes" - proportions (...) L'étendue des privations d'une personne peut parfaitement ne pas apparaître au regard des critères d'accomplissement du désir, même si elle s'avère dans l'incapacité totale de se nourrir convenablement, de se vêtir décemment, de recevoir un minimum d'éducation, et d'être correctement logée " (tiré de Repenser l'inégalité, 2002).
Rousseau par rapport à un problème politique et Sen par rapport à un problème prima facie économique relativisent largement le témoignage de la subjectivité au profit d'une prise en compte des conduites réelles des agents concernés.

jeudi 17 novembre 2011

Platon, Brentano : fonder la politique sur la science ou de la distinction entre homme politique illustre et grand homme politique.

Platon a défendu que la bonne politique, celle qui organise une société comme elle doit l'être, c'est-à-dire conformément à la justice, n'est réalisable que si elle est l'application pratique d'une connaissance vraie. Cette connaissance a comme objets les Idées (ou Essences et Formes) et précisément celle de Justice. Ainsi une politique empirique est condamnée à l'échec car lui manque la connaissance du Modèle qu'il s'agit d'appliquer ici-bas. Or, Franz Brentano dans sa Psychologie du point de vue empirique(1874) garde au fond l'optique platonicienne, même si la science-socle n'est plus la connaissance vraie des Idées, mais la psychologie - qu'il espère bien pouvoir fonder (mais empiriquement) dans son ouvrage -. En somme, il soutient que la psychologie empirique est la seule science vraie évitant une politique empirique, entendons par là une politique qui tire des leçons des faits politiques et de l'histoire. La confiance de Brentano dans la psychologie place celle-ci au rang que Platon donnait à la philosophie (mot bien sûr qu'il ne faut pas entendre dans son sens actuel car celui-ci se réfère à quelque chose qui est plus de l'ordre du résidu laissé par le développement d'une multitude de sciences qu'à la recherche fondamentale et polyvalente qu'a été la philosophie conçue par Platon). Voici les lignes où Brentano se situe dans la tradition platonicienne (fonder la politique sur la science), sans le dire explicitement, même s'il mentionne latéralement Platon :
" Il appartient en outre à la psychologie de constituer le fondement scientifique d'une pédagogie de l'individu comme de la société. À côté de l'esthétique et de la logique, l'éthique et la politique poussent, elles aussi, sur le terrain de la psychologie. Elle apparaît donc comme la condition fondamentale du progrès de l'humanité sur le plan même de ce qui constitue son essentielle dignité. Si elle ne prend appui sur la psychologie, la sollicitude du père, aussi bien que celle du chef politique, ne sera jamais qu'un maladroit tâtonnement. Et c'est précisément parce qu'on n'a jamais encore sérieusement appliqué sur le plan politique les principes psychologiques ; disons plus, c'est parce que les conducteurs de peuples sont demeurés, à peu près sans exception, dans l'ignorance absolue de ces principes, qu'on pourrait accorder à Platon et à plus d'un penseur contemporain, que, quelque gloire qu'aient acquis certains chefs politiques, l'histoire n'a jamais encore connu un seul homme d' État véritablement grand. Avant l'application systématique de la physiologie à l'art médical, les illustres médecins n'ont pas manqué non plus, qui ont su inspirer la plus grande confiance et à qui l'on attribue des guérisons surprenantes. Mais pour qui est au courant de la médecine, il demeure indéniable qu'avant ces dernières dizaines d'années il n'y a pas un seul médecin véritablement grand. Tous étaient d'aveugles empiriques, plus ou moins habiles, plus ou moins favorisés par la chance. Mais ils n'étaient point, ils ne pouvaient pas être ce que doit être un médecin instruit et éclairé. Pour le moment il faut en dire autant de nos hommes d' État. Jusqu'à quel point ils ne sont eux-mêmes que de simples empiriques, on le constate chaque fois qu'un évènement extraordinaire modifie brusquement la situation politique, et plus nettement encore quand un de ces hommes est transplanté dans un pays étranger où les conditions sont différentes. Ne pouvant plus appliquer des maximes purement empiriques, il manifeste alors une complète impuissance, un total désarroi." (p.34-35, trad. Maurice de Gandillac, Vrin, 2007).
Manifestement la problématique machiavélienne n'a pas "pris" sur Franz Brentano, resté au fond très classiquement platonicien. Et que savait-il de Marx ?