vendredi 10 mars 2017

Quand les raisons philosophiques sont-elles les bonnes raisons d'une action ?

"Même derrière toute logique et l'apparente souveraineté de ses mouvements, il y a des estimations, ou pour parler plus clairement, des exigences physiologiques qui visent à conserver un certain mode de vie." (Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal)
On lit un passage étonnant à la fin du premier chapitre du livre IV des Entretiens d'Épictète.
Avant les lignes en question, Épictète a fait encore une fois l'éloge de Diogène de Sinope, le décrivant non comme un chien mais comme un lézard, à mes yeux du moins :
" Si tu avais mis la main sur ses biens, il te les aurait abandonnés plutôt que de te suivre à cause d'eux ; si on l'avait saisi par sa jambe, il aurait abandonné sa jambe ; si on s' était emparé de son pauvre corps tout entier, c'est le corps entier qu'il aurait abandonné ; pareillement pour ses proches, ses amis, sa patrie." (traduction Robert Muller, p. 408)
En fait, mes yeux sont approximatifs car le lézard se défait d'une partie de lui-même, or, Épictète, au fond, ne se sépare pas d'une partie de lui-même, mais d'une pseudo-partie. Mieux, il ne coupe aucunement le lien avec ce dont, en dehors de lui, il dépend vraiment :
" Ses véritables ancêtres, les dieux, et sa vraie patrie, jamais il ne les aurait abandonnés, jamais il n'aurait cédé à un autre le privilège de leur montrer plus d'obéissance et de soumission, et personne d'autre n'aurait plus volontiers donné sa vie pour sa patrie." (ibid.)
C'est dans la continuité de l'éloge du cynique qu' Épictète prend sans surprise comme modèle Socrate : encore un autre homme vraiment libre. S'appuyant sur le Criton, Épictète " observe comme il parle de la mort en termes lénifiants, comme il s'en moque." (p. 411) Ma surprise, elle, vient juste après, la voici :
" S'il s'était agir de toi ou de moi, nous aurions tout de suite établi philosophiquement "qu'il faut se défendre contre les gens qui nous font du tort par des moyens identiques aux leurs", et nous aurions ajouté : " Si je suis sauf, je serai utile à beaucoup de monde ; mort, je ne serai utile à personne "; et s'il avait fallu passer par une trou de souris pour nous échapper, nous l'aurions fait !"
Première chose inattendue : à l'aune de Socrate, Épictète révise sa valeur à la baisse et se met au même niveau que son disciple. Mais ce qui m'étonne le plus, c'est l'idée du raisonnement philosophique comme rationalisation, la peur de la mort causant une conduite justifiée abusivement par le raisonnement prétendument philosophique. Émile Bréhier traduisait un peu différemment ce passage : " si c'était toi ou moi, nous aurions immédiatement émis des phrases de philosophe ". Les deux phrases ne se valent d'ailleurs pas, car si la première ne peut pas du tout être incluse dans l'ensemble des énoncés stoïciens possibles, la seconde pourrait être associée à la défense du devoir, de la fonction sociale ou politique occupée par qui la formule.
Comment donc distinguer le philosophe qui par devoir fait le choix de vivre du peureux qui invoque le devoir en vue de survivre ? Identiquement, comment ne pas confondre le stoïcien lâche qui fuit dans la mort avec le stoïcien courageux qui mantient par la mort son intégrité morale ?

Commentaires

1. Le samedi 18 mars 2017, 17:00 par Elias
"Comment donc distinguer le philosophe qui par devoir fait le choix de vivre du peureux qui invoque le devoir en vue de survivre ? "
Il y a bien un moyen de détecter les rationalisations au mauvais sens (freudien) du terme : c'est d'observer si le sujet considéré n'invoque ces raisons que lorsque ça l'arrange, et en particulier d'examiner s'il applique aux autres les mêmes critères de jugement qu'il invoque pour lui-même.
Il est vrai que ce procédé est cependant difficile à appliquer au cas qui vous occupe.
2. Le dimanche 19 mars 2017, 18:53 par Philalethe
Il me semble que la rationalisation n'implique pas la conscience d'un arrangement ; il ne semble donc pas impossible que celui qui l'utilise l'applique à autrui autant comme norme que comme raison explicative. Autre chose : sauf à supposer qu'une seule raison vaille pour toutes les actions en jeu, si le peureux change de raison quand il interprète l'action d'autrui, il peut toujours invoquer sa sensibilité au contexte, non ? Ça ne me semble donc pas si assuré de recourir au critère behavioriste que vous proposez.

jeudi 2 mars 2017

Stoïcisme ridé / stoïcisme lifté

À Sylvain C., sans qui je n'aurais pas connu le texte de Guillaume du Vair...
Guillaume du Vair a traduit en 1585 le Manuel d'Épictète, traduction publiée en 1591 et précédée d'une courte adresse au lecteur, terminée par ces lignes :
" Bien que la simple et fidèle version de ce livret, composé de belles pièces mal cousues et en termes nouveaux à notre langue, et outre particuliers à cette secte, dût sembler un peu rude, je n'y ai rien voulu changer, ayant seulement entrepris de le faire Français, et non pas éloquent. La vieillesse n'a point de plus beau fard que ses rides, ni les anciennes statues de plus précieuse couleur que le vernis de la terre d'où on les tire. Aussi que cette sorte de Philosophie-ci, qui est mâle et généreuse, cherche toute sa beauté en la force de ses nerfs et vigueur de ses muscles, et non en la délicatesse et clarté de son teint." (Plon, Paris, 1954, pp. 8-9)
Ce court texte donne en fait deux définitions distinctes de la beauté du stoïcisme. Il est beau en tant qu'il est ancien, aussi le mettre au goût du jour est-ce lui faire perdre cette beauté. Il est beau en tant qu'il est fort et non en tant qu'il est souriant ; rendre le stoïcisme sexy, c'est donc une deuxième manière de le priver de sa beauté. D'un côté la beauté de l'antique, de l'autre celle de la puissance. Il ne semble pas que ces deux beautés soient essentiellement liées : en effet, à sa naissance le stoïcisme nécessairement n'était beau que de la seconde manière.
Reste que voir le stoïcisme comme une philosophie belle par son antiquité et sa puissance ne contraint pas à une forme d'intégrisme stoïcien :
"Dans la dédicace de la Sainte Philosophie (1603), Guillaume évoque l'utilisation pour les basiliques chrétiennes de matériaux empruntés aux temples romains. Lui-même veut " transférer à l'usage et institution de nostre religion les plus beaux traits des philosophes païens ", ne cachant pas que ces modèles antiques doivent faire honte à tous ceux qui croient défendre la religion par la guerre civile et le massacre." (Maurice de Gandillac, La philosophie de la "Renaissance"Histoire de la Philosophie II, La Pléiade, 1973, p.310)
Il est clair néanmoins qu'amputée de sa (méta)physique, la statue stoïcienne est défigurée. Mais, perdant une de ses antiques parties, garde-t-elle encore sa puissance ? Certains prétendent que oui.

lundi 27 février 2017

Antisthène, réaliste moral.

" Antisthène ayant vu les Athéniens déchaîner un beau tumulte au théâtre pour le vers : " Qu'y a-t-il de honteux là où celui qui en fait usage n'en juge pas ainsi ? ", lui opposa aussitôt cet autre vers : " Ce qui est honteux est honteux, qu'on le juge tel ou non " (Plutarque, De audiendis poetis, 33b)

dimanche 26 février 2017

La post-vérité d'hier.

" La logique de l'invasion allemande était que la Pologne n'existait pas, n'avait pas existé ni ne pouvait exister en tant qu'État souverain. Les soldats faits prisonniers pouvaient être exécutés, puisque l'armée polonaise n'avait pu exister en tant que telle. La campagne terminée, ce n'est pas une occupation qui commença : dans la logique nazie, il n'existait aucune entité politique dont le territoire puisse être occupé. La Pologne était une appellation geographique désignant un territoire à prendre. Les spécialistes allemands de droit international prétendirent que la Pologne n'était pas un État, mais uniquement un territoire sans souverain légitime dont les Allemands se retrouvaient maîtres. Le droit polonais fut déclaré nul et non avenu : en fait, il n'avait jamais existé. Cet état de choses reposait sur la simple volonté du Führer (...) La véritable révolution nazie avait commencé." (Timothy Snider, Terre noire, l'Holocauste et pourquoi il peut se répéter, Gallimard, 2016, p.164)

vendredi 17 février 2017

La bêtise insiste toujours.

" Les fléaux (...) sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu'ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. Le docteur Rieux était dépourvu, comme l'étaient nos concitoyens, et c'est ainsi qu'il faut comprendre ses hésitations. C'est ainsi qu'il fut partagé entre l'inquiétude et la confiance. Quand une guerre éclate, les gens disent : " Ça ne durera pas, c'est trop bête." Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l'empêche pas de durer. La bêtise insiste toujours, on s'en apercevrait si l'on ne pensait pas toujours à soi. Nos concitoyens à cet égard étaient comme tout le monde, ils pensaient à eux-mêmes, autrement dit ils étaient humanistes: ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu'ils n'ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n'étaient pas plus coupables que d'autres, ils oubliaient d'être modestes, voilà tout, et ils pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fleáux étaient impossibles. Ils continuaient de faire des affaires, ils préparaient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l'avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu'il y aura des fléaux." (Albert Camus, La Peste, 1947)

Commentaires

1. Le lundi 20 février 2017, 23:59 par selena plagac
merci pour cette référence

mercredi 15 février 2017

Faire l'amour à la stoïcienne.

J' ai consacré il y a longtemps plusieurs billets à ce que j'ai appelé la bataille de l'amour, dit autrement le rapport sexuel décrit par Lucrèce au livre IV du Natura rerum. Voici les principaux vers de cette description clinique dans la traduction la plus récente dont je dispose, celle de Jackie Pigeaud, publiée en 2010 dans le volume de la Pléiade consacré aux Épicuriens :
" (...) dans le temps même de la possession,
flotte l'ardeur des amants en d'erratiques incertitudes,
et ils ne savent comment jouir d'abord, par les yeux ou par les mains ?
L'objet de leur désir ils le serrent étroitement, le font souffrir,
impriment souvent leurs dents dans ses lèvres,
qu'ils meurtrissent de baisers, parce que le plaisir n'est pas pur,
et il y a, par-dessous, des aiguillons qui les poussent à faire du mal à l'objet lui-même,
quel qu'il soit, d'où surgissent ces germes de rage.
Mais avec douceur Vénus brise les peines pendant l'amour,
et, caressant, se mêle aux morsures, pour les réfréner, le plaisir.
(...)
ils ne peuvent se rassasier de contempler le corps de l'être aimé en sa présence,
et ne peuvent de leurs mains rien détacher des tendres membres,
errant incertains sur le corps tout entier.
Enfin, membres accolés, quand ils jouissent de cette fleur de jeunesse, quand déjà le corps envisage des joies,
et que Vénus est au point d'ensemencer le champ de la femme,
avides ils clouent son corps, ils joignent leur salive
à la sienne, leur souffle pénètre sa bouche qu'ils pressent de leurs dents ;
en vain, puisqu'ils ne peuvent rien détacher de son corps,
le pénétrer et de leur corps aller jusqu'au tréfonds de son corps.
C'est en effet par moments ce qu'ils semblent vouloir faire et le but de leurs combat,
tant le désir les accroche aux liens de Vénus,
tandis que, par la violence du plaisir, leurs membres fondent et se liquéfient." (pp. 428-429)
Qu'on ne s'y trompe pas, le pronom personnel "ils" ne renvoient qu'à de jeunes hommes et les souffrances sont les leurs : ce que peut ressentir la femme sur le corps de laquelle ils s'acharnent, Lucrèce n'en dit pas un mot. Certes le poète nous présente une copulation mais pas un couple. Elle, à peine qualifiée, est l'aimée, eux, agresseurs mus par Vénus, sont les amants. Pas de reciprocité, ni dans les sentiments, ni dans les conduites. Mais laissons Lucrèce car c'est encore d'Épictète que je veux traiter aujourd'hui !
En effet on trouve dans les Entretiens (VI,1,143) quelques lignes qu'on peut rapprocher du texte bien connu de Lucrèce. Elles se trouvent à la fin d'un long chapitre consacré à la liberté. Comme le précise l'intertitre placé par l'éditeur, en l'occurrence Robert Muller, Épictète présente "le philosophe à l'école et en dehors de l'école". Plus exactement au lit, c'est du moins la dernière des situations choisies par Épictète pour faire comprendre que ledit philosophe ne manifeste ses compétences philosophiques qu'en situation scolaire, en situation d'examen. En effet au moment de faire l'amour, il est juste humain, trop humain aux yeux du maitre :
" J'aimerais être près d'un de ces philosophes pendant qu'il fait l'amour, pour voir le mal qu'il se donne, les mots qu'il prononce, pour voir s'il se souvient de son nom, des raisonnements qu'il entend, qu'il formule ou qu'il lit."
Manifestement, à la différence de Lucrèce, Épictète n'assiste pas en visionnaire au regard aigu , il se rêve espion plutôt, en vue de confirmer son opinion que la philosophie qu'il enseigne ne change pas les conduites mais seulement les esprits et encore, dans les limites des loisirs scolastiques... Reste que les hommes décrits par les deux philosophes ont un point commun : ils se donnent du mal alors qu'ils ne devraient pas s'en donner. Lucrèce a précisé comment le jeune homme devrait agir pour ne pas se donner de peine et récolter du coït le plaisir seul, sans la douleur qui le rend impur, il lui suffit de faire l'amour sans amour (" ce n'est pas se priver de la jouissance de Vénus que d'éviter l'amour, / mais plutôt en prendre les avantages sans rançon "). Mais comment agir pour faire l'amour stoico more ? Eh bien on ne doit pas compartimenter sa vie mais se rappeler que même au moment de l'oeuvre de chair on ne doit pas se laisser emporter.
Réservé et pudique, le philosophe stöicien participera raisonnablement à la fonction reproductive universelle et providentielle

dimanche 29 janvier 2017

Le cynisme civilisé et divin d'Épictète.

Il faut que même la poussière qui le couvre soit propre et exerce une certaine séduction." (p.344)
Dieu, Zeus, les dieux... Que ces mots reviennent souvent sous la plume d'Arrien, transmettant son souvenir des leçons orales d'Épictète.
Mais qui des hommes a un rapport privilégié avec le divin ?
C'est le Cynique tel qu' Épictète se le représente. En effet le Cynique est le messager des dieux :
" Zeus l'a envoyé aux hommes (...) avec pour mission de leur montrer qu'ils sont dans l'erreur sur le chapitre des biens et des maux, et qu'ils cherchent l'essence du bien et du mal là où elle n'est pas, mais ne pensent pas à la chercher où elle est." (Entretiens, III, 22, éd. Muller, p.333).
Venant " leur annoncer la vérité " (ibid., p.334), il est autant le thérapeute de ses concitoyens (" ce roi qui doit, à la manière d'un médecin, faire le tour de la ville et tâter les pouls " p.342) que le parent de chacun (" il le fait comme père, comme frère, et comme serviteur de Zeus, notre père commun." p.343). Aussi ne peut-il être tenu par des devoirs particuliers de père vis-à-vis de ses propres enfants ; dans la tradition du Banquet platonicien qui disqualifiait les enfants de chair au profit des oeuvres de l'esprit, Épictète met le père en-dessous du cynique, relativement au service rendu à la société :
" Ceux qui introduisent dans la société, pour les remplacer, deux ou trois enfants grognons font-ils plus de bien aux hommes que ceux qui les surveillent tous, autant qu'ils peuvent, pour savoir ce qu'ils font, comment ils mènent leur vie, ce qui leur tient à coeur et ce qu'ils négligent en manquant à leur devoir ?" (p.342)
Plus généralement, le Cynique ne doit être tenu par aucun devoir privé, il ne peut donc ni exercer une fonction sociale, ni jouer un rôle politique, car cela le contraindrait à limiter ses rapports humains à ceux impliqués par la définition de sa position étroitement particulière. Il serait aussi privé de la liberté de parole, de la παρρησία, franchise qui lui permet - au-delà des éventuels reproches que chacun est tenu de faire dans l'exercice cloisonné de sa fonction - de dire à tout homme ses quatre vérités du point de vue de la vie qu'il devrait mener. À la différence du sage engagé à respecter les règles d'un jeu social déterminé, le Cynique, sage en un sens désengagé, convainc paradoxalement chacun de respecter les devoirs impliqués par sa situation hic et nunc dans la société. Aussi un père peut-il initier au stoïcisme son enfant mais il ne peut en rien le rendre Cynique (même si les Cyniques " ne peuvent pas être Cyniques à peine sortis du sein de leur mère." p.342) : en effet le discours cynique s'adresse à quiconque et lui commande de respecter le rôle que lui a donné la Providence. Or, le père stoïcien, tenu seulement par le devoir de l'éducateur familial, n'enseignerait au fils que le respect des règles au sein de la famille.
Soldat de Dieu, le Cynique, à la fois dans et hors de la société, en réalité plus au service du monde que de telle ou telle société (" L'exil ? Et où peut-on me chasser ? Hors du monde, c'est impossible. Où que j'aille, le soleil sera là, ainsi que la lune, les astres, les songes, les présages, et la compagnie des dieux." p.333) a une fonction divine et universelle, celle de rappeler à chacun que le dieu attend de lui l'exercice vertueux de sa fonction particulière :
" Dans la situation actuelle qui ressemble à une bataille rangée, ne faut-il pas que le Cynique, tout entier au service du dieu, ne soit jamais distrait par quoi que ce soit, qu'il puisse rencontrer les gens sans être enchaîné par des devoirs privés ni impliqué dans des relations sociales, telles que, s'il les néglige, il ne sauvegardera pas son rôle d'homme de bien, et s'il les préserve, il fera périr en lui le messager, l'observateur et le héraut des dieux ? " (p.341)
Est donc clairement dit qu'il n'est pas nécessaire d'être cynique pour être homme de bien ; peut-on appeler homme de bien supérieur ce Cynique attaché à la mission de multiplier les hommes de bien ? En tout cas, si tout homme était homme de bien, à quoi servirait le Cynique ?
" Si tu me donnes une cité de sages, répondit Épictète, peut-être que personne n'en viendra aisément à embrasser la vie cynique." (p.341)
Épictète a à coeur non seulement de distinguer les hommes de bien ordinaires de cet homme de bien extraordinaire mais aussi d'opposer fermement le Cynique inspiré par Dieu (peut-on aller jusqu'à le désigner du nom d'élu ?) de tous ceux qui le singent extérieurement sans avoir aucune des qualités morales de celui qu'ils imitent. Ces pseudo-cyniques sont des bouffons mal élevés qui s'autorisent du titre prestigieux de Cynique pour casser les règles du jeu social afin de satisfaire leurs vices :
" Celui qui s'engage sans dieu dans une entreprise aussi considérable s'expose à sa colère, et ne veut rien d'autre, en fait, qu'afficher en public des manières indécentes." (p.331)
Le Cynique à la façon d'Épictète rappelle à l'ordre, social et moral à la fois, et il semble bien que cette récupération stoïcienne du cynisme laisse de côté la puissance de subversion sociale inhérente au cynisme historique et primitif.
Diogène de Sinope est donc, à son corps défendant sans doute, recruté dans l'armée stoïcienne, certes au rang illustre de lieutenant de Dieu. Reste que la vie de ces missionnaires divins est rude car, preuve par l'exemple, elle a aussi comme but de vérifier la thèse qu'on peut être heureux en étant dépourvu de tout :
" Comment est-il possible à qui n'a rien, qui est nu, sans maison ni foyer, qui est crasseux, sans esclave et sans cité, de mener une vie sereine ? Tenez, le dieu vous a envoyé l'homme qui va vous montrer dans les faits que c'est possible." (p.338)
Il est donc indispensable d'avoir l'accord de Zeus pour réussir l'entreprise. Épictète met ainsi en garde le jeune homme tenté par la vie cynique :
" Délibère plus soigneusement, connais-toi toi-même, interroge la divinité, n'entreprends rien sans dieu. S'il t'engage à tenter l'entreprise, sache qu'il veut que tu deviennes grand, ou que tu reçoives de nombreux coups." (p.339)
Sûr que le "ou" de cette dernière phrase est inclusif.

samedi 28 janvier 2017

Gare au frelon qui se fait passer pour une abeille !

" Si tu accuses les autres en tenant sous ton bras un petit gâteau, je te dirai : " Ne ferais-tu pas mieux de t'en aller dans un coin dévorer ce que tu viens de voler ? Qu'as-tu à voir avec les affaires des autres ? Qui es-tu ? Es-tu le taureau du troupeau ou la reine des abeilles ? Montre-moi les marques de reconnaissance de ton autorité, semblables à celles que la reine des abeilles tient de la nature. Mais si tu es un frelon et réclame en justice la royauté des abeilles, ne crois-tu pas que tes concitoyens vont te chasser comme les abeilles chassent les frelons ?" (Épictète, Entretiens, III, 22, édition Robert Muller, Vrin 2015, p. 346)

Indémodable Platon.

" Si je suis juste, et que je n'en donne pas l'apparence, alors je n'en tirerai aucun profit, mais plutôt des peines et des châtiments évidents, alors que si j'assortis une vie injuste d'une apparence de justice, on dira que mon existence est digne des dieux. En conséquence, puisque le paraître, comme l'expliquent les sages, vient à bout même de la vérité et se montre souverain pour le bonheur, c'est dans cette direction qu'il faut entièrement se tourner. Il convient donc de représenter en cercle tout autour de moi, comme une facade et un décor - la peinture d'un artifice de vertu - et il faudra tirer derrière moi le renard, subtil et astucieux, du très sage Archiloque. " Mais, dira-t-on, il n'est pas facile de toujours se cacher quand on est méchant." Rien d'autre de ce qui a de la valeur, dirons-nous en guise de réponse, n'est facile d'accès. Et pourtant, si nous voulons être heureux, c'est ce chemin qu'il faut prendre, comme il nous est tracé par ces discours. Pour ce qui est de nous cacher, nous nous rassemblerons dans des ligues et des hétairies, et il existe des maîtres de persuasion pour nous transmettre l'expertise du discours populaire et de la plaidoirie devant le tribunal. Puisant dans leur art, tantôt nous persuaderons, tantôt nous contraindrons par la force, dans le dessein de nous enrichir tout en évitant d'affronter la justice." (La République, II, 365 b-c, édition Brisson, Flammarion, 2008, pp. 1523-1524)

jeudi 26 janvier 2017

Comment avoir toujours la meilleure part ?

Désirer avoir la meilleure part et croire qu'on ne l'a pas est pénible. On peut supprimer cette peine de deux manières : ou on cesse de désirer avoir la meilleure part, ou on tient pour vrai qu'on a la meilleure part. Le stoïcien illustre la deuxième réduction :
" Quand tu adresses des reproches à la providence, considère les choses avec attention et tu reconnaîtras que ce qui est arrivé est conforme à la raison. " Oui, mais l'homme injuste est mieux loti que moi." En quoi ? En argent : en cette matière, il est en effet meilleur que toi, parce qu'il flatte, qu'il bannit toute pudeur, qu'il ne dort pas la nuit. Qu'y a -t-il d'étonnant ? Mais regarde s'il est mieux loti pour ce qui est de la loyauté, pour ce qui est de la réserve. Tu trouveras que non ; mais tu découvriras que là où tu es meilleur tu es mieux loti." (Épictète, Entretiens, édition Robert Muller, III, 17, p.318)
" Ce méchant riche a la meilleure part " devient ainsi " ce méchant riche a la pire part ". Mieux, il a la pire part et soufffre de l'erreur de croire qu'il a la meilleure part. Moi, stoïcien, j'ai la meilleure part et je sais que j'ai la meilleure part. Le méchant riche croit savoir et moi, stoïcien, je sais qu'il croit et je sais que je sais.
Même si la providence n'existe pas, même si le stoïcisme est faux, cette opposition entre croire savoir et savoir savoir est essentielle à toute connaissance et accompagne toute recherche de la vérité. On ne peut en faire l'économie. Si on se moque de la certitude, jugée prétentieuse alors, de qui dit savoir savoir, ce ne peut être qu'en pensant à son tour savoir (savoir) que le possesseur d'une telle certitude simplement croit savoir.