lundi 17 septembre 2018

Tournure d'esprit vaguement stoïcienne.

Le personnage d' Irène Némirovski dont il est question dans les lignes qui suivent participe en juin 1940 à l'exode :
" Malgré la fatigue, la faim, l'inquiétude, Maurice Michaud ne se sentait pas trop malheureux. il avait une tournure d'esprit singulière, il n'attachait pas beaucoup d'importance à lui-même ; il n'était pas à ses propres yeux cette créature rare et irremplaçable que chaque homme voit lorsqu'il pense à lui-même. Envers ses compagnons de souffrance, il éprouvait de la pitié, mais elle était lucide et froide. Après tout, ces grandes migrations humaines semblaient commandées par des lois naturelles, songeait-il. Sans doute des déplacements périodiques considérables de masse étaient nécessaires aux peuples comme la transhumance l'est aux troupeaux. Il y trouvait un curieux réconfort. Ces gens autour de lui croyaient que le sort s'acharnait particulièrement sur eux, sur leur misérable genération ; mais lui, il se souvenait que les exodes avaient eu lieu de tout temps. Que d'hommes tombés sur cette terre (comme sur toutes les terres du monde) en larmes de sang, fuyant l'ennemi, laissant des villes en flammes, serrant leurs enfants sur leur coeur : personne n'avait jamais pensé avec sympathie à ces morts innombrables. Pour leurs descendants, ils n'avaient pas plus d'importance que des poulets égorgés. Il imagina leurs ombres plaintives se levant sur le chemin, se penchant vers lui, murmurant à son oreille :
- Nous avons connu tout cela avant toi. Pourquoi serais-tu plus heureux que nous ?
Une grosse commère, à côté de lui, gémissait :
- On n'a jamais vu des horreurs pareilles !
- Mais si, madame, mais si, répondit-il doucement. " (Suite française, 2004)

mercredi 29 août 2018

Tirésias et la meilleure des vies ou comparaison entre les orgasmes de Jupiter et de Junon.

Peter Singer dans Practical ethics s'interroge sur la possibilité de juger objectivement la différence de valeur entre la vie humaine et une vie animale quelconque
" The difficulty of finding neutral ground is a very real practical difficulty, but I am not convinced that it presents an insoluble theoretical problem. I would frame the question we need to ask in the following manner. Imagine that I have the peculiar property of being able to turn myself into an animal, so that like Puck in A Midsummer-Night's Dream, " Sometimes a horse I'll be, sometimes a hound. " And suppose that when I am a horse, I really am a horse, with all and only the mental experiences of a horse, and when I am a human being I have all and only the mental experiences of a human being. Now let us make the additional supposition that I can enter a third state in which I remember exactly what it was like to be a horse and exactly what it was like to be a human being. What would this third state be like? In some respects - the degree of self-awareness and rationality involved, for instance - it might be more like a human existence than an equine one, but it would not be a human existence in every respect. In this third state, then, I could compare horse-existence with human-existence. Suppose that I were offered the opportunity of another life, and given the choice of life as a horse or as a human being, the lives in question being in each case about as good as horse or human lives can reasonably be expected to be on this planet. I would then be deciding, in effect, between the value of the life of a horse (to the horse) and the value of the life of a human (to the human). " (second edition, Cambridge University Press, p. 106)
Ce qui m'intéresse ici est la référence à la pièce de Shakespeare. En effet on trouve chez Ovide dans les Métamorphoses une fiction plus développée et explicitement centrée sur la question de la connaissance objective de deux expériences subjectives, dans ce cas, celle du plaisir sexuel :
" (...) il arriva que Jupiter, épanoui, dit-on, par le nectar, déposa ses lourds soucis pour se divertir sans contrainte avec Junon, elle-même exempte de tout tracas : " Assurément, lui dit-il, vous ressentez bien plus profondément la volupté que le sexe masculin." Elle le nie. Ils conviennent de consulter le docte Tirésias ; car il connaissait les plaisirs des deux sexes ; un jour que deux grands serpents s'accouplaient dans une verte forêt, ils les avait frappés d'un coup de bâton ; alors (ô prodige !) d'homme il devint femme et le resta pendant sept automnes ; au huitième il les revit : " Si les coups que vous recevez, leur dit-il, ont assez de pouvoir pour changer le sexe de celui qui vous les donne, aujourd'hui encore je vais vous frapper." Il frappe les deux serpents ; aussitôt il reprend sa forme première et son aspect naturel. Donc, pris pour arbitre dans ce joyeux débat, il confirme l'avis de Jupiter ; la fille de Saturne en ayant éprouvé, à ce qu'on assure, un dépit excessif, sans rapport avec la cause, condamna les yeux de son juge à une nuit éternelle. " (III, Folio classique, p. 116-117)
On notera que tel Pythagore accumulant dans son esprit les exacts souvenirs de ses multiples vies, Tirésias conserve la mémoire fidèle d'une identité féminine qu'il n'a plus. C'est cette permanente objectivité de surplomb qui correspond au troisième état neutre évoqué par Singer.

Commentaires

1. Le mercredi 29 août 2018, 22:07 par gerardgrig
Au moyen du mythe, l'Antiquité parlait déjà de la théorie du genre. Jupiter faisait une hiérarchisation entre les sexes, car la jouissance, censée être ressentie plus profondément par la femme, éloignait celle-ci du Logos. Pour la théorie du genre, le troisième état neutre de Singer, ou Tirésias, devrait peut-être ressembler au « Questioning », davantage qu'à l’effacement des frontières du genre.
2. Le vendredi 14 septembre 2018, 17:49 par Philalethe
Il me semble que Jupiter a plus une théorie des sexes que du genre... Je doute aussi qu'on puisse rapprocher la pensée de Singer de la théorie du genre, car cette théorie laisse-t-elle de la place pour quelque chose comme la valeur objective de la vie ? Dans cette théorie, la valeur n'est-elle pas toujours une construction sociale ?
3. Le dimanche 16 septembre 2018, 23:02 par gerardgrig
On présume que l'explication du problème de Singer est évidemment l’antispécisme. Le troisième état est tout bonnement la personne, car l'animal est aussi une personne. Qu' il y ait une hésitation, un bougé ou un tremblé entre l’homme et l'animal, ce n' est pas si grave, dans le fond. On reste dans le biologique.
Avec Ovide et ses métamorphoses, on se pose peut-être la question, plus difficile, du genre : Tirésias est-il transsexuel ou transgenre ? Le caractère magique du changement de sexe de Tirésias rend irréelle sa définition biologique. Et pourquoi Junon réagit-elle comme une féministe américaine avant l’heure ? Ovide, ironique, semble n’y voir que l'expression de la légendaire hystérie féminine, qui fait toujours un drame d'une chose futile.
La langue française ratisse large, dans la mesure où le sexe est à la fois biologique et mental. On sait que la couche mentale ne coïncide pas forcément avec la couche biologique, mais qu'elle n' a présentement aucun fondement scientifique. On ne dispose que de la culture postmoderne, pour la penser. Les Anglo-saxons préfèrent distinguer clairement le mental du biologique, en matière d'identité, avec la notion de « gender ».
Il reste qu' avec l' espèce et le genre comme états mentaux, on assiste peut-être au remariage de la philosophie avec l'anthropologie.
4. Le lundi 17 septembre 2018, 18:31 par Philalethe
Le troisième état est le point de vue neutre sur la valeur des vies, point de vue qui permettrait d'évaluer la différence objective de valeur entre deux ou plusieurs vies spécifiquement subjectives, inévitablement. C'est un état concevable mais inaccessible. Il faudrait être au moins un homme mais plus qu'un homme pour le vivre ; quant au cheval, il en est par définition incapable. De là seulement on peut tirer l'idée que l'antispécisme de Singer ne revient pas à faire des animaux des personnes, la personne ayant, entre autres, conscience de soi, de son passé, de son avenir.
Quant à Tirésias, comme vous dites justement, il réalise magiquement l'impossibilité notée par Singer : il a été femme pendant huit ans, comme on fait un métier pendant un temps déterminé, en en gardant ensuite un souvenir vrai biaisé ni par l'ancienne identité ni par l'identité première retrouvée.
Quant à la réaction de Junon, elle m'a en effet étonné. La déesse semble moins réagir comme la féministe dont vous parlez, contre une essentialisation injustifiée de la femme, que contre une accusation honteuse d'extrême disposition  au plaisir. Tout ce que j'écris ici est fragile, hypothétique... et je ne sais pas ce qu'y voit Ovide...
Oui, comme vous dites, ou on réduit la couche mentale injustement à la couche biologique, ou on l'historicise à coeur joie, la séparant de ce qui la conditionne sans à première vue l'expliquer entièrement. C'est un des problèmes de la philosophie de l'esprit.
Quant au mariage, il doit être à mes yeux à trois : neurologie, sciences sociales, philosophie...
5. Le mardi 18 septembre 2018, 18:42 par gerardgrig
Il y a aussi le cas de la théorie des mèmes (Dawkins, Dennett), qui ont comme les gènes une capacité de reproduction. Sauf qu' on ne peut leur attribuer une existence biologique prouvée, même si la neurobiologie aurait repéré la zone de l’imitation dans le cerveau, et bien que le même ressemble au gène égoïste, qui ne vise que sa seule reproduction. Les mèmes expliqueraient la réplication culturelle spontanée dans les groupes sociaux. La théorie mémétique est une théorie de l'évolution socioculturelle, qui est un analogue du darwinisme, ce qui pose des problèmes épistémiques. Comme le genre, le mème est non-génétique.
6. Le samedi 22 septembre 2018, 13:32 par Philalethe
J'ai de la méfiance vis-à-vis de l'idée d'un contenu culturel qui aurait sa propre dynamique. Pour faire vite, cette théorie ne revient-elle pas à enlever sans raison à la sociologie et à l'histoire une partie de leurs fonctions ? Les mèmes sont diffusés dans des livres, journaux, sites etc qui ont des conditions socio-historiques de formation et de développement.
7. Le mercredi 26 septembre 2018, 13:40 par gerardgrig
La philosophie s’appuie sur le spécisme revendiqué de la pensée classique. Néanmoins, la théorie de l’animal-machine de Descartes était très nuancée. Il n'en allait pas de même chez Malebranche, qui passait de la théorie à la pratique dans le domaine spéciste, selon le témoignage de Fontenelle.
Voltaire expliquait par la folie les excès de logique de Malebranche. Il se considérait plutôt comme un visionnaire. Mais il n' est pas question d'expliquer la philosophie de Malebranche par de la psychologie sommaire, ni d’en faire un fou littéraire. Pourtant, Malebranche a favorisé la création de la légende du génie consécutif à un traumatisme crânien. Les Romantiques l'ont diffusée. Vigny écrivait : "Malebranche était idiot jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Une chute le blesse à la tête, on le trépane, il devient un homme de génie." (Journal d’un poète,1842, p. 1186).
8. Le vendredi 5 octobre 2018, 15:52 par Philalethe
Descartes a une position claire sur le point suivant : l'existence de l'âme ; les animaux n'en ont pas. Ce sont des êtres sans intériorité, comme les zombies au sens philosophique du terme.
Quelle chance pour Malebranche si un traumatisme crânien a produit un tel réarrangement de ses circuits neuronaux !
Le quotidien des neurologues est en fait que les pathologies neurologiques diminuent tristement les patients.
9. Le dimanche 7 octobre 2018, 21:29 par gerardgrig
On ne lit plus vraiment les textes, car on se contente de la connaissance de troisième main des articles écrits en anglais. Néanmoins, dans ce qu' il me reste, je crois me souvenir que Descartes écrit à Morus :
"Il est plus probable de considérer que se meuvent comme des machines les vers de terre, les moucherons, les chenilles et le reste des animaux que de leur donner une âme immortelle." L'animal-machine ne serait qu'une hypothèse. D'ailleurs, les machines créées par Dieu sont infiniment plus subtiles que celle de l'horloger. Dans les "Principes de la Philosophie", Descartes ajoute :
"Cependant quoique je regarde comme une chose démontrée qu'on ne saurait prouver qu'il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu'on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, car l'esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur."
Dans les "Sixièmes Objections", Descartes semble faire une concession au vitalisme d'Aristote, qu' il condamne pourtant, quand il nie qu' il n'accorde ni sens, ni âme organique, ni vie aux bêtes. Je ne sais plus où Descartes reconnaît une fonction d'animation au sang. Le sang, c' est l'âme, et les animaux n' en sont donc pas dépourvus.
Malebranche ne faisait pas toutes ces réserves. Il ne se disait pas que si l'animal se laissait apprivoiser, c' était parce qu' il comprenait l'échange économique de base : garder la maison et le troupeau, contre avoir le gîte et le couvert. En frappant son animal pour une raison métaphysique, qu' il ne comprendrait jamais, il risquait de l'ensauvager et de lui faire mordre Fontenelle à sa prochaine visite.
10. Le dimanche 7 octobre 2018, 23:05 par Philalethe
Vous avez raison, mieux vaut une connaissance de troisième genre que de seconde main...
En fait ce que Descartes écrit à propos de l'âme des animaux appartient à la connaissance du deuxième genre. Oui, les animaux étant vivants, ils ont une "âme corporelle" (Réponses aux sixièmes objections) mais ils n'ont pas de pensée :
" (...) pour moi je n'ai pas seulement dit que dans les bêtes il n'y avait point de pensée, ainsi qu'on veut me faire accroire, mais outre cela, je l'ai prouvé par des raisons qui sont si fortes, que jusques à présent je n'ai vu personne qui ait rien opposé de considérable à l'encontre. Et ce sont plutôt ceux qui assurent que les chiens savent en veillant qu'ils courent, et même en dormant qu'ils aboient, et qui en parlent comme s'ils étaient d'intelligence avec eux, et qu'ils vissent tout ce qui se passe dans leurs coeurs, lesquels ne prouvent rien de ce qu'ils disent." (La Pléiade, p.530)
Je suis porté à penser que Malebranche a conservé purement et simplement la conception cartésienne de l'animal : l'animal est un zombie, c'est la mécanique qui explique tous ses états ; nos ordinateurs, quand ils nous parlent, lui ressemblent.
11. Le vendredi 26 octobre 2018, 23:21 par lang pecals
je croyais que Tirésias avait perdu la vue
en contemplant Athéna ( Minerve ) nue.
12. Le mercredi 31 octobre 2018, 19:10 par Philalethe
Il y a plusieurs versions, comme par exemple pour la mort de Diogène...
13. Le vendredi 14 décembre 2018, 18:33 par gerardgrig
Dans l'analyse des universaux du genre et de l'espèce, il faudrait aborder le sous-groupe de la race, dans l'espèce. Sur le plan biologique, il n'existe plus. Néanmoins, il y a eu une raciologie anti-raciste au Musée de l'Homme, notamment dans les travaux de Michel Leiris. C'est un sujet très difficile à aborder, mais on dirait qu'actuellement la race tend à rejoindre le genre, dans sa couche mentale non-génétique. On dit maintenant "racisé, comme on dit "genré", et on invoque même une intersectionnalité entre ces termes. Cela produirait l'effet secondaire d'un "racisme anti-Blanc". Inversement, on recommence à entendre parler en société de la "race blanche", avec une rhétorique de l'anticipation, qui précise que l'expression aurait un sens neutre et dépourvu de tout racisme.
14. Le jeudi 20 décembre 2018, 17:52 par Philalethe
Si on faisait correspondre au mot "race" quelque chose de réel, vu le passé il serait pertinent de changer de mot. 
Il arrive même qu'on change de mot, bien qu'il n'ait jamais cessé de se référer à une réalité. Je me suis laissé dire que, par exemple, le mot "hystérie" est avantageusement remplacé en milieu hospitalier par l'expression "troubles neurologiques fonctionnels".

lundi 20 août 2018

Œuvres ruinées pour cœurs à guérir.

Oeuvres ruinées pour coeurs à guérir.

Dans Cadavres interpellés. Fiction, mortalité, épreuve du temps chez Baudelaire publié en 1990 dans la Nouvelle revue de psychanalyse et repris dans La beauté du monde (Quarto, 2016), Jean Starobinski commente ainsi quelques lignes du Voyage d’Orient :
« Chez Nerval, comme l’a remarqué Ross Chambers, le temps est figuré de manière ambiguë : il a détruit les lieux consacrés, il a fait disparaître les glorieux édifices. Seuls subsistent quelques restes, « quelques débris de colonnes et de chapiteaux ». Et pourtant, sur un marbre, on peut encore lire une émouvante inscription : « Kardion therapia… guérison des cœurs. » (p. 480)
Et de penser à ces glorieux édifices en ruine que sont le stoïcisme et l’épicurisme, entre autres. Ils ont promis la guérison des cœurs aussi. Aujourd’hui des cœurs troublés tentent de mettre ces vieilles inscriptions au service de leur salut. Moins soucieux de reconstituer les théories du passé que de les mettre au service de l’apaisement de leurs inquiétudes, ils tentent de mettre au goût du jours les antiques credo, espérant que, pour l’essentiel, ils ne les trahissent pas inacceptablement. Mais comme c’est incertain de faire le départ dans ces systèmes entre l’essence et les accidents !
Le pire pour qui respecte les théories et leur visée du vrai serait de réduire ces philosophies à des rituels sans croyances, juste efficaces du point de vue du bien-être, ce que Starobinski appelle dans Le jour sacré et le jour profane (Diogène, 1989, nº 146) « une discipline de l’esprit indépendante de toute orthodoxie ». Paul Valéry, cité par Starobinski dans le même article, écrivait en 1936 dans ses Cahiers :
Honneurs à l’ Église
Ses inventions admirables – (en principe) et d’une valeur universelle quant à la formation d’esprits. Toute une étude « psychologique » à faire de ses inventions.
Elle a créé des exercices – un horaire mental.
Le bréviaire est une idée admirable.
La « méditation » à heure fixe.
La journée bien divisée. La nuit non abandonnée.
A compris la valeur du petit jour. (La Pléiade, t. 1, p. 1355)
Si le stoïcisme par exemple était réduit à n’être que la mise en forme de nos vies matérielles désordonnées, il ne ressusciterait en rien. En effet du point de vue des stoïciens, il était ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui la science et leur morale n’était que de la science appliquée.
Alors on réalise que la science aujourd’hui est fatale au stoïcisme en tant que théorie. Je n’entends guère en effet comment on pourrait être évolutionniste et stoïcien. Certes la « science » épicurienne résiste mieux au progrès du savoir (et encore !) mais sa psychologie est si primitive…
N’est-ce pas plus honnête alors, soit de laisser ces systèmes aux historiens de la philosophie, soit de les reprendre tels quels, contre les sciences et les convictions d’aujourd’hui ! Cela passe entre autres pour le stoïcisme par la réintroduction de la finalité dans les sciences naturelles.

Commentaires

1. Le jeudi 23 août 2018, 16:20 par gerardgrig
Quand on s'intéresse à ce qui se passe dans le milieu scientifique des sciences de la nature, on apprend avec étonnement qu'il y a des débats portant sur le retour de la finalité, sous une forme interne, depuis quelques années. Bien sûr, on passe par le filtre des médias et de la vulgarisation, mais un nouveau concept est apparu, celui d'"émergence". Il y aurait des propriétés non aléatoires de structures ordonnées produites par le hasard, par exemple les propriétés auto-programmables du cerveau humain et les propriétés auto-transformables liées à sa plasticité neuronale. Les biologistes restent également perplexes devant le fait des propriétés auto-réparatrices et auto-reproductives de la vie. Aussi aura-t-on peut-être encore besoin de la réflexion stoïcienne sur la finalité comme destin et organisation du monde. D'ailleurs, au XIXème siècle, quand les transformistes et les fixistes se sont affrontés autour de la théorie de l'organe et de la fonction, les transformistes avaient admis que si l'organe crée la fonction, la fonction en retour peut agir sur l'organe. De son côté, Darwin affirmait que l'évolution est conciliable avec la foi en Dieu, et que l'homme n'est pas le fruit du hasard.
2. Le jeudi 23 août 2018, 18:15 par Philalethe
Le concept d'émergence n'implique en rien le finalisme, mais on peut en effet avoir une conception finaliste de l'émergence.
Quant à l'évolutionnisme, il peut être concilié avec la foi si on conçoit un Dieu créant le processus évolutionnaire, mais c'est sortir de l'évolutionnisme d'expliquer le hasard par la finalité...
De toute façon, quelle que soit aujourd'hui la pertinence de la finalité dans le cadre des sciences, ce qui caractérisait le stoïcisme ancien était l'affirmation dogmatique de cette finalité, affirmation justifiant l'approbation donnée à la réalité quelle que soit son horreur (horreur du point de vue du sujet mal informé, si on peut dire).
3. Le dimanche 26 août 2018, 05:35 par calp genlasc
pourquoi ne pourrait on être évolutionniste et stoïcien ? Que la nature nous détermine n'implique en rien que nous ne soyons pas libres ni que la morale soit déterminée par la nature.
4. Le dimanche 26 août 2018, 11:31 par Philalèthe
Certes mais au coeur du stoïcisme, selon moi, il y a la croyance dans  un réel rationnel, providentiel, excellent, finalisé que l'évolutionnisme, entre autres, réfute. 
Je reconnais qu' il y a débat pour déterminer ce qui est au coeur du stoïcisme. Lawrence C. Becker dans A new stoicism défend en effet, comme vous, un stoïcisme déterministe et sans finalité naturelle. Mais si on enlève la finalité, comment justifier ce qui est au coeur de l'éthique, l'approbation calme de ce qui ne dépend pas de nous ?
Il me semble qu'en mettant un déterministe non finaliste à la place d'un déterministe finaliste, on passe en fait des Stoîciens à Spinoza.
5. Le dimanche 30 septembre 2018, 22:32 par gerardgrig
Le principal obstacle finaliste à la théorie de l'évolution est l'explosion précambrienne, marquée par l'apparition des organismes pluricellulaires et la diversification des espèces. Cela semblait sortir de nulle part, au point de nécessiter une explication finaliste. Darwin lui-même en était préoccupé.
Par contre, la théorie récente du dessein intelligent, qui se donne une apparence scientifique, avec des formules et des équations, a été largement réfutée.
Le principe anthropique, dans sa version métaphysique, pose davantage de problèmes. Il avait même séduit Stephen Hawking, sous la forme de la conjecture de protection chronologique d' un Créateur, lequel aurait prévu l'impossibilité de voyager dans le temps, afin de nous épargner le chaos de l'univers.
Quant à la crise de spiritualisme des savants américains dans les années 60, la fameuse Gnose de Princeton, elle semble avoir été un canular du post-bergsonien Raymond Ruyer, un peu comme Pierre Plantard, avec le Prieuré de Sion du "Da Vinci Code".
6. Le vendredi 5 octobre 2018, 15:59 par Philalethe
De toute façon la croyance que Dieu a créé l'évolution est inébranlable scientifiquement, dans la mesure où les explications scientifiques ne peuvent prendre place que dans le cadre spatio-temporel qu'on peut toujours croire créé par Dieu.

dimanche 19 août 2018

Prendre la douleur au sérieux : critique du déni stoïcien.

Au chapitre XIV des Essais - dont le titre est lumineux " Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l'opinion que nous en avons " -, Montaigne reprend une argumentation stoïcienne (qu'on pourrait aussi bien juger sceptique) selon laquelle les maux ordinaires (la mort, la douleur, la pauvreté etc.), c'est-à-dire les maux des gens ordinaires, ne sont pas intrinsèquement mauvais mais sont seulement pensés comme mauvais. Une fois mis en relief par cette argumentation le rôle de la représentation, le lecteur, s'il est de ceux qui craignent lesdits maux, pourra alors s'efforcer de les juger autrement. Mais l'intérêt du chapitre à mes yeux tient moins à cette argumentation archi-connue qu' à une objection très sèvère faite au stoïcisme et plus généralement à toute réduction de quelque chose au jugement porté sur cette chose. Voici les lignes de Montaigne :
" Bien, me dira l'on, vostre regle serve à la mort, mais que direz vous de l'indigence? Que direz vous encor de la douleur, que Aristippus, Hieronymus et la plupart des sages ont estimé le dernier mal; et ceux qui le nioient de parole, le confessoient par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d'une maladie aigue et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa d'avoir prins heure si importune pour l'ouyr deviser de la Philosophie: Ja à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir et d'en parler ! et se jetta sur ce mesme propos du mespris de la douleur. Mais cependant elle jouoit son rolle et le pressoit incessamment. A quoy il s'escrioit: Tu as beau faire, douleur, si ne diray-je pas que tu sois mal. Ce conte qu'ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? Il ne debat que du mot, et cependant si ces pointures ne l'esmeuvent, pourquoy en rompt-il son propos? Pourquoy pense-il faire beaucoup de ne l'appeller pas mal?
Icy tout ne consiste pas en l'imagination. Nous opinons du reste, c'est icy la certaine science, qui jouë son rolle. Nos sens mesme en sont juges,
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
Ferons nous à croire à nostre peau que les coups d'estriviere la chatouillent? Et à nostre goût que l'aloé soit du vin de graves? Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente. "(édition Villey, p.55)
L'argumentation semble être celle-ci : juger que la douleur n'est pas un mal est une négation fausse. En effet celui qui juge ainsi subit bel et bien les effets d'une douleur, qui lui fait entre autres précisément s'écrier qu'elle n'est pas un mal. C'est le mensonge à soi-même qui est ici pratiqué par Posidonius. Par cette dénonciation, l'objecteur renverse la position stoïcienne : ce qui est de l'ordre de l'opinion pour le stoïcien, c'est-à-dire l'idée que la douleur est mauvaise, est tenu pour un savoir vrai par l'objecteur - savoir sensible, comme le confirme la citation, empiriste d'esprit, de Lucrèce - ; et inversement la science stoïcienne est imaginairement rationnelle.
Manifestement l'objecteur ne donne pas au mal la même définition que le stoïcien : le seul mal pour le stoïcisme est le mauvais usage de la raison - si la raison est bien utilisée, alors on sait que la douleur est quelque chose d'indifférent en valeur, à l'égal de son contraire, le plaisir - ; pour l'objecteur, le mal est ce qui, produisant des sensations douloureuses, fait mal et pour cela empêche de réaliser nos fins.
Cependant, à première vue, l'objection est sans portée pour le stoïcien puisque pour lui précisément le mal du point de vue sensoriel n'est pas un mal, pas plus d'ailleurs que la souffrance psychologique - ce qui entre autres délivre le stoïcisme d'avoir à construire une théodicée. Néanmoins ce qui fait tout de même la force de cette critique, c'est l'idée que le jugement stoïcien n'a strictement aucune portée pratique : non seulement il est faux mais, une fois émis, il laisse celui qui le formule soumis, malgré son déni, à la force de la douleur. Si le cochon de Pyrrhon est calme, c'est parce que le naufrage menaçant le navire où il se trouve ne le fait pas souffrir : il ne faudrait pas le comparer au sage mais à un passager inconscient de la situation.
L'objection s'attaque ainsi à une conception intellectualiste de la crainte (et du désir) selon laquelle pour faire disparaître une crainte (ou un désir), il suffit de juger que la chose, crainte (ou désirée) de fait, n'est pas en réalité ni craindre ni à désirer.
En ces temps de néo-stoïcisme conquérant, ces lignes de Montaigne appellent à douter de l'aide au bonheur que peut apporter la doctrine de Zénon. L'ataraxie visée est-elle atteinte ? Ou, bien plus modestement, la conscience que le mal senti n'est pas un mal réel, métaphysiquement parlant, diminue-t-elle la douleur en question ?
Certes, si on croit dans la vérité de la métaphysique stoïcienne, alors cohabiteront chez l'homme malade par exemple, le plaisir élitiste d'avoir raison, plaisir de distinction au sens de Bourdieu, et la douleur de souffrir, ledit plaisir étant sans doute inversement proportionnel à la douleur... Mais si le stoïcisme est réduit à une technique en vue du bonheur (comme la méditation issue du bouddhisme a été transformée en technique de réduction du stress par Jon Kabat-Zinn), alors le plaisir d'avoir raison concernant le choix de la meilleure technique de bonheur résiste-t-il longtemps à l'expérience supposée de l'impuissance des formules stoïciennes vis-à-vis de la douleur ?
Concernant les consolations stoïciennes vis-à-vis des prétendus maux à venir, il me vient souvent à l'esprit la maxime de La Rochefoucauld :
" La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d'elle." (maxime 22, édition de 1678)
Certes d'aucuns penseront que cette aide n'est tout de même pas rien. En effet, mais elle se réduira vite à n'être qu'une aide servant à digérer le passé, si on peut dire, vu que le secours qu'elle apporte vis-à-vis des maux possibles vient de la confiance encore inentamée qu'on a en elle quand on l'imagine en action face aux maux présentement réels.

Commentaires

1. Le dimanche 9 septembre 2018, 17:30 par JCFondras
Montaigne reprend l’épisode de la visite de Pompée à Posidonius relaté par Cicéron. Cette anecdote édifiante sera aussi citée par Kant qui prône une « action physique de la philosophie » : «… en combattant vivement l`école épicurienne, il (Posidonius) surmonta une violente attaque de goutte, il la fit descendre aux pieds, l’empêcha d'atteindre le cœur et la tête et, ainsi il donna la preuve d`un effet physique immédiat de la philosophie, effet (la santé corporelle) que la nature vise à travers elle, en déclamant sur la thèse selon laquelle la douleur n 'a rien d'un mal ». (Projet de paix perpétuelle, AK, VIII, cité par G. Chamayou, Kant. Écrits sur le corps et l’esprit, p.37).
Ce qui est intéressant chez Kant (qui tentait lui aussi de calmer ses rhumatismes par des exercices mentaux) c’est cette expression à propos de la crise de goutte : « il la fit descendre aux pieds, l’empêcha d'atteindre le cœur et la tête ». Il y a en effet des circonstances où, dans la douleur, l’expérience émotionnelle est dissociée de l’expérience sensorielle. C’est le cas dans certaines pathologies après un traumatisme cérébral (asymbolie à la douleur ou le malade ressent une sensation forte mais non désagréable, il n’a pas « mal »). C’est aussi le cas sous hypnose (avec preuves par l’IRM fonctionnelle à l’appui) et de façon bien plus spectaculaire dans les transes ou chez certains yogis (les « fakirs »). La question est de savoir si les exercices d’endurance et les exhortations mentales des stoïciens pouvaient parvenir réellement à une telle efficacité. Avec Paul Veyne et d’autres historiens, on peut en douter.
2. Le vendredi 14 septembre 2018, 18:06 par Philalethe
Je vous remercie pour votre commentaire. Il soulève entre autres l'interrogation suivante : si l'hypnose et la transe modifient la douleur, à la différence de la réflexion stoïcienne, est-ce parce que ce sont autant des états émotifs, affectifs que des états intellectuels ?
Quant à la citation de Kant, bien intéressante, je ne la trouve pas dans le Projet de paix perpétuelle...
Autre interrogation : pour vous, est-ce un effet de l'esprit sur le corps ou un effet de l'état cérébral (corrrespondant à l'état mental) sur le corps ?
3. Le jeudi 20 septembre 2018, 10:05 par JCFondras
La source chez Kant est un opuscule datant de 1796 intitulé « Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie », (section première, A « Des causes physiques de la philosophie de l’homme », paragraphe titré « De l’action physique de la philosophie » (et non dans « De la paix perpétuelle » de 1795).
Si les exercices de ceux que les philosophes antiques appelaient les « gymnosophistes » sont plus efficaces que les exhortations stoïciennes c’est probablement parce que ces exercices mobilisent à la fois le mental et le corps (respiration, postures) et qu’ils sont répétés pendant des années.
Mon interprétation est de l’ordre d’une modification, par l’entraînement, de la modulation corticale, voire sous-corticale, de la sensation douloureuse comme tendent à le prouver les études associant l’étude de l’expérience sensorielle et émotionnelle à l’imagerie cérébrale. Donc je ne parlerai pas d’effet de l’esprit (ou de l’état mental ou cérébral) sur le corps car l’état cérébral est une partie intégrante du corps et la douleur est un état cérébral Nous avons trop tendance à reproduire un dualisme corps/cerveau à la place du dualisme corps/esprit.
4. Le jeudi 20 septembre 2018, 19:06 par Philalethe
D'abord merci pour la précision apportée à la référence kantienne.
En effet l'exercice spirituel stoïcien est seulement une modification des croyances, leur ajustement à ce qui est censé être vrai (un monde providentiel, rationnel etc). Les exercices tirés du bouddhisme par exemple ne se réduisent pas aux croyances qui les justifient, c'est d'ailleurs pour cela que Jon Kabat-Zinn a pu les laïciser et élaborer son programme de MBSR. À ce propos, quel jugement portez-vous sur l'apport de la mindfulness dans la réduction de la douleur physique ? L'effet dépasse-t-il l'effet placebo ?
Je comprends votre méfiance par rapport à un dualisme corps/cerveau. Vous seriez donc porté à soutenir que certains états cérébraux (corrélés à l'entraînement) produisent d'autres états cérébraux (diminution du ressenti douloureux). Mais alors les états de l'esprit sont de purs épiphénomènes, comme des ombres chinoises "modifiant" d'autres ombres chinoises. Si c'est vrai, nous vivons constamment dans l'illusion de la causalité mentale, illusion  indispensable pour parvenir par les neurosciences à la conclusion que la seule causalité est cérébrale...
5. Le samedi 22 septembre 2018, 15:28 par JCFondras
L'effet de la mindfulness dépasse-t-il l'effet placebo ? De nombreuses recherches visent à répondre à la question de son efficacité (124 études cliniques depuis 10 ans en se référent à la base de données PubMed), soit dans le traitement des douleurs chroniques soit en situation de douleur expérimentale. Une étude récente mettant en jeu une douleur expérimentale thermique montre une efficacité supérieure à diverses formes de placebo : crème placebo, lecture d’un livre, et même méditation-placebo c’est-à-dire exercices respiratoires sans instructions propres à la mindfulness (The Journal of Neuroscience, 2015;35(46):15307-15325). Cependant ces résultats sur des sujets d’expérimentation en bonne santé ne préjugent pas de l’effet thérapeutique en situation de douleurs chroniques. Dans ce cas, les résultats sont contrastés et une récente méta-analyse conclut à une efficacité limitée (Br J Gen Pract. 2015;65:635). Ces études cliniques sont difficiles à mener car elles posent de nombreux problèmes de méthodologie.
Sur les états cérébraux et leur corrélation aux états mentaux : je serai très prudent ne souhaitant pas atteindre immédiatement mon niveau d’incompétence. Les neurosciences font de cette corrélation un présupposé : à un état mental correspond un état fonctionnel du système nerveux central visible (grossièrement) en imagerie cérébrale Elles mettent en avant le concept de neuroplasticité ; on peut entraîner son cerveau comme ses muscles ou ses articulations. Après, sur le plan ontologique, je suis enclin à un certain scepticisme. Toutes les « solutions » (matérialisme, épiphénoménalisme, parallélisme, interactionnisme, double aspect, etc.) conduisent à des apories.
6. Le dimanche 23 septembre 2018, 19:16 par Philalethe
Merci beaucoup pour ces informations précises sur l'efficacité donc incertaine de la pleine conscience.
Quant à votre scepticisme, il est fondé : si la philosophie de l'esprit est un champ  vivant de recherches, c'est précisément parce qu'aucune solution ne met fin aux objections, même si le dualisme de type cartésien a pris un coup dans l'aile et que la théorie qui manque se cherche tout de même dans le cadre du matérialisme. Cela dit, dans la vie de tous les jours ne reste-t-on pas un dualiste cartésien ?

vendredi 29 juin 2018

Être sceptique aujourdhui : réflexions sur le livre de Stéphane Marchand " Le scepticisme. Vivre sans opinions." (Vrin, 2018)

J'ai mentionné dans le précédent billet le livre que Stéphane Marchand a publié chez Vrin sur le scepticisme. C'est un ouvrage d'histoire de la philosophie ferme et clair, qui permet de distinguer Pyrrhon et le premier pyrrhonisme (chapitre premier), le scepticisme de l'Académie platonicienne (les apports d' Arcésilas de Pitane, Carnéade, Clitomaque, Philon de Larissa et Antiochus d' Ascalon sont étudiés dans le chapitre II, bien utile aussi pour préciser l'identité philosophique de Cicéron), puis le renouveau du pyrrhonisme avec Énésidème qui revient à Pyrrhon tout en l'interprétant à sa manière (chapitre III), enfin la pensée de Sextus Empiricus, le mieux connu de tous grâce entre autres aux Esquisses pyrrhoniennes (Le Seuil, 1997) et à son traité Contre les professeurs (Le Seuil, 2002). C'est, à mes yeux, ce quatrième chapitre, qui est le centre de gravité du livre car il clarifie le problème suivant : comment peut-on être cohérent en étant un philosophe sceptique, vu que l'opinion sceptique est que toute philosophie est mise en échec par toutes les autres ? Cet ouvrage éclaire donc principalement le scepticisme antique ; reste que dans les dernières pages du livre, Stéphane Marchand s'interroge sur le scepticisme ancien aujourd'hui. Il se demande si cette philosophie est définitivement démodée. "N'ont-ils rien, en définitive, à nous apprendre ?".
Bien sûr ce sont les sciences qui, à première vue, fournissent de quoi contester le scepticisme :
" Le succès de la science moderne constitue très certainement une véritable objection au projet d'une philosophie suspensive qui remettrait en cause toutes nos connaissances, et une raison sérieuse pour chercher à dépasser l'idéal de vie sans opinion et la méthode de la suspension du jugement." (p.214)
Stéphane Marchand répond à cette objection par deux arguments ; le premier revient à mettre en évidence qu'une perspective sceptique a rendu possible cette même science, qui paradoxalement servirait à renvoyer le scepticisme au magasin des antiquités philosophiques :
" Le succès de la science moderne provient aussi, dans une certaine mesure, du renoncement à comprendre les choses mêmes et à accéder à une vérité définitive ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, la dimension phénoméniste d'un certain nombre de positions sceptiques a aussi rendu possible le développement de la science moderne."
Le deuxième argument peut être lu ainsi : le scepticisme est un remède au scentisme et aux conséquences pratiques d'une confiance excessive dans les techno-sciences :
" (...) Le doute perpétuel n'est pas seulement une méthode provisoire, mais (...) peut devenir une façon de penser et de vivre une fois que l'on a pris conscience du danger que nous fait courir un enthousiasme démesuré devant nos capacités à comprendre et à organiser le monde."
On pourrait proposer aussi l'argument suivant : la question de savoir ce qu'est la science (épistémologie générale) et ce qu'est telle science (épistémologie régionale) se formule à travers une multiplicité de problèmes qui, aux yeux des sceptiques, paraissent indécidables, puisque aucune philosophie des sciences n'a mis fin aux désaccords qui justifient ses efforts de les dépasser. Prenons par exemple l'opposition entre les conceptions réaliste et idéaliste de la science. Si on préfère se centrer sur une science particulière, réfléchissons à la physique quantique, de première importance vu qu'elle a comme objet les constituants élémentaires de la réalité physique. Si les prédictions probabilistes de la physique quantique sont objectives et donc fiables, en revanche les débats en philosophie de la physique quantique portent sur la question de l'interprétation de cette dimension probabiliste de la physique quantique (la réalité est-elle essentiellement indéterminée ou cette indétermination est-elle relative à l'observation humaine ?). Bien sûr, en toute rigueur, l'opposition en philosophie des sciences n'est pas entre deux positions mais entre des variantes multiples de ces mêmes positions : il y a des réalismes comme des idéalismes, chacun d'entre eux luttant avec les armes de la raison, contre les autres variantes et l'ennemi commun, pour le monopole de la vérité. Dit autrement, même si les vérités scientifiques ne sont pas à mettre sur le même plan que des opinions, les jugements philosophiques qui prennent ces vérités comme objets sont dans un cadre sceptique des opinions (et bien sûr un tel jugement sceptique s'identifie comme étant une opinion, ce qui l'immunise contre la réfutation et en même temps, c'est le prix à payer pour éviter la contradiction, le met au même plan que ce qu'il combat).
Stéphane Marchand prend ensuite en considération les conséquences morales du scepticisme : " le scepticisme ne propose aucune transcendance, aucune révélation, aucun idéal auquel on pourrait croire et qui pourrait bouleverser notre vie." Il ne cherche pas à cacher le côté essentiellement critique du scepticisme qui opine que ce que ce qui se présente comme rationnel ne l'est pas ou du moins pas autant qu'il prétend être. Aux yeux du scepticisme, construire une énième philosophie est vain car elle sera aussi fragile que toutes les autres :
" Prendre au sérieux cette déconstruction amène à se demander dans quelle mesure il est pertinent de vouloir tout reconstruire comme avant, au risque de se tromper à nouveau."
À quoi sert alors la raison ? Stéphane Marchand la réserve à la compréhension des désaccords : " il y a une intelligence dans la description précise des désaccords ". Il me semble qu'ici l'auteur décrit ce que peut être le scepticisme pour des philosophes professionnels déçus de ne pas avoir réussi à trouver "la bonne philosophie". Comme ils se contrediraient à croire triompher enfin du point de vue de la connaissance grâce à leur conversion au scepticisme et comme le retour à la vie ordinaire sans philosophie leur est impossible psychologiquement (en termes bourdieusiens, on ne se défait pas par une décision des habitus), ils gardent la connaissance des batailles vaines et celle des victoires illusoires.
On pourrait aussi penser que le philosophe, converti au scepticisme, garde ses opinions philosophiques (il peut donc être réaliste, idéaliste, matérialiste etc.) en prenant conscience que désormais son opinion est que, sa vie durant, il ne pourra dépasser l'opinion dans le domaine de la philosophie. Est-ce la philosophie spontanée des philosophes ? J'en doute, la croyance que ce qu'ils pensent vaut mieux dans l'absolu que ce que pensent leurs adversaires doit être ordinaire et elle motive plus la recherche et le travail persévérants que la conscience de la dimension apparemment essentiellement (si on me permet cet oxymore) doxique des engagements rationnels les plus consistants.
Dans le dernier paragraphe de son ouvrage, Stéphane Marchand esquisse ce que peuvent être la morale et la politique et la connaissance, une fois revues à la lumière du scepticisme. Le voici en entier :
" Enfin, la leçon du scepticisme ne se réduit pas au renoncement à la connaissance absolue du vrai et du bien, même si les arguments sceptiques contribuent à ruiner cette connaissance. De fait, renoncer à agir au nom du bien, ce n'est pas renoncer à agir pour le mieux, ni moralement, ni politiquement ; de même, refuser de trancher au nom du vrai la totalité de nos désaccords ne signifier pas nécessairement s'abstenir de les examiner de façon critique. Reste à penser une morale sans principes, une politique sans idéologie, une connaissance sans idées ou sans thèses... En revendiquant la vie quotidienne, Sextus Empiricus nous invite précisément à revoir nos manières de penser à partir de l'expérience vécue, et d'accepter d'apprendre à vivre dans l'incertitude."
Lisant ces lignes me vient le doute suivant : cette conclusion ne va-t-elle pas bien au-delà de ce que les maîtres du scepticisme ancien autorisent à croire ?
Ce n'est pas une morale sans principes qui est hors de portée, c'est plus radicalement une morale vraie, restent des convictions morales, de la fragilité desquelles on a conscience. Quant à la politique, il est clair que ça ne suffit pas qu'elle ne soit pas contaminée par l'idéologie (par définition, les philosophies politiques ont l'idéologie comme ennemie...) : là encore, la politique la plus construite devra être vue cum grano salis, comme ce que j'opine à partir de l'expérience des phénomènes (en se gardant de bien vouloir clarifier le rapport entre ce que j'appelle l'expérience et la réalité : pour cela le sceptique n'est pas un empiriste). Enfin qu' est-ce donc qu'une connaissance sans idées ? N'est-ce pas un couteau sans lame et sans manche ? Fidèle aux coutumes et aux institutions, on dira qu'on connaît quand au fond de soi on se dira qu'on pense connaître et qu'on croit qu'on pense connaître...
On peut finalement se demander si le scepticisme philosophique n'introduit pas une division essentielle en soi, une partie de soi condamnant ce que l'autre soutient. Il n'est pas sûr que cette dispute intérieure constante ne soit pas psychologiquement douloureuse à vivre. Il s'agit en effet moins de vivre sans opinions (qui le pourrait ?) que sans opinions tenues pour vraies (mais si je ne tiens pas pour vraie une opinion que je défends, est-ce vraiment mon opinion ?).
Peut-être que dans son prochain ouvrage, co-dirigé avec Diego Machuca, Les raisons du doute : étude sur le scepticisme antique (Garnier), Stéphane Marchand nous permettra d'aller plus loin encore dans l'exploration de la possibilité d'un néo-scepticisme contemporain.

Commentaires

1. Le samedi 30 juin 2018, 10:29 par gerardgrig
Le sceptique découvre que le scepticisme est une philosophie comme les autres. Il ne peut faire l’impasse sur une philosophie minimaliste, comme l' atomisme, ou l'empirisme de Hume, sceptique moderne. Personne n' est plus épris de la vérité que le sceptique, mais la vérité est provisoire par essence. Il y a un pluriel de vérités, et le sceptique en change périodiquement. Il a comme une addiction à consommer des vérités. Il vit l' angoisse de se retrouver sans prétendante solide à remplacer la vérité qui a eu son heure de gloire pour lui. Il sera alors en présence du fond nihiliste du scepticisme. Quel est le véritable courage ? Accepter un suicide logique, ou tenter de survivre ?
2. Le samedi 30 juin 2018, 15:44 par Philalethe
Le sceptique ne veut pas avoir une philosophie de plus, il n'a pas d'engagement ontologique (il ne peut donc pas être atomiste ou tenir pour vrai que la réalité est inconnaissable hors les expériences qu'on en a). Il est épris de vérité en effet mais a découvert qu'il ne pouvait pas légitimement en formuler une seule. Il ne croit pas que la vérité est provisoire par essence car il se contredirait vu que son opinion est que l'obscur n'est jamais éclairable. Doit-on le penser angoissé ? Dans la théorie, l'angoisse serait plutôt dans la peur de ne pas trouver la Vérité ; une fois cette Vérité tenue pour inaccessible, il est soulagé. Il évite le suicide logique en relativisant continuellement ce qu'il dit et donc aussi ses formules relativisantes (peut-être "peut-être").
3. Le dimanche 1 juillet 2018, 10:38 par gerardgrig
Si l' on met à part Fréderic Schiffter, qui est plutôt un hédoniste, Clément Rosset aura peut-être été un ultime vrai sceptique. Sur le plan universitaire, il a eu une carrière de sans-papiers, qui n' avait pas pris un passeport bergsonien, comme Deleuze ou Jankélévitch. Clément Rosset a toujours refusé les placébos pour sceptiques. L'éclectisme comme pluriel de vérités en est sûrement un, de même que le probabilisme. Rosset subissait la dépression davantage que la pensée du suicide, qui est très présente chez un Roland Jaccard. À cet égard, la psychologie est peut-être aussi un refuge pour le sceptique.
4. Le dimanche 1 juillet 2018, 11:26 par Philalethe
On peut en effet être sceptique et déprimé mais on se retient alors de juger la réalité déprimante. Vu que la psychologie a, comme toutes les sciences, un engagement ontologique, ce qu'elle dit de la dépression ne peut pas instruire le sceptique sur la dépression, il réduit même ce qu'elle dit à ce qu'il croit comprendre en ce moment de ce qu'elle dit. Je ne sais pas si ces relativisations constantes affaiblissent les symptômes de la dépression mais c'est ce dont les sceptiques ont eu l'impression. Quant à Clément Rosset, a-t-il été sceptique ? J'en doute : ce n'est pas sceptique d'affirmer que rien n'est plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité...

mercredi 27 juin 2018

Intérêt pour l'histoire de la pensée et intérêt pour la pensée.

Les Cahiers philosophiques en 2008 ont publié un numéro sur la rationalité sceptique. À cette occasion, Stéphane Marchand, dont Vrin vient de faire paraître un excellent ouvrage, Le scepticisme, interroge Jonathan Barnes. L'entretien est stimulant d'un bout à l'autre, en voici quelques lignes clarifiant les deux manières de lire les philosophes antiques, et plus généralement les philosophes :
" Je pense que quand Aristote ou Platon ont écrit, ils ne voulaient pas qu’on les lise pour qu’on se contente de les admirer, mais ils ont présenté des points de vue, des thèses, des arguments qui, en principe, énoncent des vérités sur les choses, et c’est à moi de décider de les accepter ou de ne pas les accepter. Je prends ces textes au sérieux, comme les auteurs l’ont voulu, tandis qu’en France, il me semble que parfois on ne les prend pas au sérieux, que faire l’histoire de la philosophie c’est un petit peu comme faire l’histoire de l’astrologie : voilà des idées un peu bizarres, mais je peux les cataloguer et voilà leur histoire. Fin. Je ne peux faire de l’histoire de la philosophie de la même façon. Je ne prends pas l’astrologie au sérieux. Cela ne m’intéresse pas du tout, mais cela c’est autre chose. Pour la philosophie, en tout cas, je la prends plus au sérieux. Donc je ne pense pas que vous puissiez dire que je prends de la liberté avec les textes. La deuxième chose : faut-il lire les anciens comme s’ils étaient nos contemporains ? Quand j’étais étudiant et que j’ai dû lire pour la première fois Platon ou Aristote, c’est mon professeur R.M. Hare qui m’a dit : « il faut lire ce texte de Platon comme s’il avait été écrit dans Mind il y a un an ». J’ai trouvé cela énormément libérant. Mais pourquoi dire cela ? Parce que précisément, on n’était pas en train de faire de l’histoire de la philosophie, on était en train de faire de la philosophie. Le premier essai que je devais écrire en philosophie c’était : « Quelle est la différence entre opinion et savoir ? » Pour se préparer pour cela il fallait lire des choses, j’ai lu le Ménon, un article de A.J. Ayer etc. En lisant Platon, je n’étais pas en train de faire de l’histoire de la philosophie, mais de la philosophie, comme un étudiant bien évidemment. Ce qui m’intéressait ce n’était pas ce que Platon a dit, mais le contenu de ce qu’il a dit. Alors, il faut lire les anciens comme si c’était nos contemporains ou comme si c’était quelque chose d’abstrait. Mais ceci n’est pas une mauvaise façon de faire l’histoire de la philosophie, ce n’est pas du tout une façon de faire l’histoire de la philosophie. C’est une façon – peut-être mauvaise, peut-être bonne – de faire de la philosophie. L’idée de mon professeur, une idée tout à fait courante à l’époque à Oxford, c’est que si vous voulez faire de la philosophie, vous devez commencer en lisant quelque chose parce que vous ne pouvez pas trouver tout dans votre tête. Que lire alors ? Des bons articles et des bons livres. Lesquels ? N’importe lesquels, de n’importe quelle date. Une bonne idée serait que ces articles et ces livres soient aussi divers que possibles. Donc on prend un peu de Platon, de Descartes, de Russell, de n’importe quoi, et on les traite sur le même plan, non pas parce que c’est une bonne attitude par rapport à l’histoire de la discipline, ce qui serait absurde, mais parce que c’est une façon de faire de la philosophie. Donc au début quand j’ai lu Platon pour la première fois je n’avais pas le projet de faire l’histoire de la discipline, mais j’étais en train de m’exercer dans cette discipline. En revanche, si on veut faire l’histoire de la philosophie, il serait ridicule de lire Platon comme s’il avait écrit il y a deux ans ! Mais si on veut exploiter les grands philosophes morts pour faire de la philosophie, c’est une bonne idée d’oublier qu’ils sont morts il y a deux ans."
Pour finir, ce passage sur le paradoxe français en philosophie :
" Je vais exagérer un peu mais pas tant que cela, c’est ce que j’appelle le « paradoxe français en philosophie ». La France est le pays en Europe, et sans doute dans le monde, où la philosophie a la plus grande importance. On enseigne la philosophie dans tous les lycées, même les journaux peuvent avoir en première page quelque chose sur la philosophie, cela c’est impossible à imaginer en Angleterre, en Italie, aux États-Unis. Là, la philosophie est une petite profession à part, et que l’on ne comprend pas très bien. Quand j’étais en Angleterre, on m’a demandé pour un sondage qu’elle était ma profession, j’ai répondu « professeur des universités ». En France, je réponds « philosophe ». Si je réponds cela en Angleterre, on me demandera : « C’est quoi ? C’est un peu comme théologien ? » Et c’est un peu pareil pour les livres de philosophie. Donc, d’un côté il y a une sorte de conscience philosophique très développée. De l’autre côté, il me semble qu’il y a très peu de philosophie en France. Parce que ce qu’on fait ici, c’est de l’histoire de la philosophie, une sorte de doxographie, mais pas de la philosophie. Quand j’ai enseigné à la Sorbonne, il y avait une division entre ceux qui font de la philosophie et ceux qui font de l’histoire de la philosophie. Moi j’enseignais l’histoire de la philosophie. Quelle était la différence ? Moi, je donne un cours qui s’appelle « Aristote, Métaphysique », je donne un cours sur la métaphysique en lisant Aristote. Mon collègue donne un cours de philosophie qui s’appelle « métaphysique », il donne un cours sur la métaphysique en lisant Aristote. Moi, si je donne un cours sur la métaphysique, je ne mentionne jamais Aristote, sauf dans les premières lignes, je ne commente pas les textes, je pense que faire de la philosophie, ce n’est pas une chose qui se fait comme si c’était une sorte d’histoire. En France, ce qu’on appelle « la philosophie » est normalement l’histoire de la philosophie. Je n’ai rien contre l’histoire de la philosophie, c’est ce que je fais. Mais il me semble étrange, vraiment étrange, qu’il y ait beaucoup d’historiens de la philosophie, beaucoup de gens qui s’intéressent à l’histoire de la philosophie, pour lesquels la philosophie elle-même ne semble pas être intéressante. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de mathématiciens qui ne s’intéressent pas du tout à l’histoire de leur discipline, et il y a des historiens des mathématiques qui ne sont pas de bons mathématiciens. Mais voilà deux choses différentes : les mathématiques et l’histoire des mathématiques. Il me semble que c’est la même distinction entre philosophie et histoire de la philosophie. Et en France on a beaucoup de gens qui s’intéressent à l’histoire de la pensée, et assez peu qui s’intéressent à la pensée. Tout cela est fondé sur une expérience très limitée, bien entendu."

Commentaires

1. Le vendredi 29 juin 2018, 20:57 par gerardgrig
Le mérite de Jonathan Barnes est de reconnaître qu' il est lui-même limité, quand il affirme que les Anglais pensent, quand les Français compilent. À mon avis, la réalité est plus complexe. En France, nous avons eu une pléiade d’universitaires très originaux, mais nous avons observé un phénomène curieux. La génération de jeunes chercheurs, qui les avait lus avec ardeur et passion, les a utilisés comme une simple boussole pour revisiter l’histoire de la philosophie, et maintenir exactement une tradition en lui donnant un nouveau souffle. Le bergsonisme et la phénoménologie avaient eu le même rôle, dans l' Université. En ce sens, il y a bien un habitus français.
On voit bien comment le Foucault épistémologue des sciences de l’homme a permis de reconduire des travaux d'histoire de la philosophie du XVIIIème siècle, de facture très classique, malgré leur inspiration structuraliste superficielle et dans l'air du temps.
2. Le samedi 30 juin 2018, 15:56 par Philalethe
Il me semble que le phénomène du philosophe qui fait école et dont les disciples n'ont pas le talent est très ordinaire et ne devrait pas être seulement français. C'est la même chose en art.
3. Le lundi 2 juillet 2018, 12:21 par Laurent
Si l'on rapporte la situation de l'enseignement philosophique en France à ce qui se passe en Allemagne, ne tomberait-on pas là sur l'exact inverse de la thèse soutenue dans le dernier texte ? Un critère tout simple : les concours de recrutement de professeurs de philosophie. La dissertation de philosophie à l'agrégation requiert précisément l'attitude non-doxographique, soit l'évitement de compilation de positions historiques dont l'histoire de la philosophie fait, elle, son objet. À la base de cette exigence, le préjugé typique des Lumières selon lequel il convient de former des esprits émancipés traçant dans la vie intellectuelle leur propre sillon de décision libre, et éclairée. En Allemagne, à l'inverse (sans doute sous l'influence de quelque hégélianisme transcendantal), la philosophie, aujourd'hui encore, n'est rien d'autre que l'histoire de la philosophie. Il y a là, me semble-t-il, un profond contresens, peut-être dû à un manque de connaissance historique de l'évolution idéologique (ou de la non-évolution, en l'espèce) de la formation des professeurs en France.
4. Le mercredi 4 juillet 2018, 12:59 par gerardgrig
D'un autre côté, il faudrait peut-être aussi ajouter que l'on a tellement dévalorisé l'histoire de la philosophie à la française, que des universitaires de talent ont préféré faire autre chose. Nous y avons perdu au change. Nous n'avons plus jamais retrouvé la magie des Ferdinand Alquié, Henri Gouhier ou Martial Guéroult, qui parvenaient à rendre extraordinairement vivants les textes et leurs auteurs, dans un environnement qui était pourtant très académique.
De même, dans l'école épistémologique française, les excès du logicisme ont fait fuir les fortes personnalités créatives de type bachelardien.
5. Le jeudi 5 juillet 2018, 16:17 par Philalethe
à Laurent : je soupçonne Jonathan Barnes de trouver la philosophie française contemporaine trop essayiste, littéraire et historicisante, en un mot trop continentale, pour l'appeler vraiment philosophie. Mais vous avez raison, l'enseignement en Terminale de la philosophie est un enseignement de philosophie, pas d'histoire de la philosophie. Mais c'est aux yeux de Barnes sans doute un enseignement trop continental de la philosophie pour être vraiment un enseignement de la philosophie...
À Gérard Grig : oui, en France de tels historiens de la philosophie semblent avoir disparu... La norme de la spécialisation scientifique s'applique aussi bien désormais à la philosophie ; les gens travaillent généralement sur un auteur ou sur quelques problèmes déterminés... La masse de textes à lire s'y référant est déjà si lourde... Les philosophes généralistes ont aux yeux du milieu philosophique le crédit modeste des médecins généralistes. Il semble que la tradition se poursuit au Royaume-Uni : je pense par exemple à l'histoire de la philosophie de Anthony Kenny ou au projet aux États-Unis de Peter Adamson.
Quant à la question des excès du logicisme, c'est une autre histoire : quelquefois on utilise cette expression pour déprécier à tort les argumentations rationnelles qui aboutissent à des conclusions qui ne nous plaisent pas... De manière moins polémique, "Peut-on être trop logique ?" est une question philosophique...

mardi 19 juin 2018

Aperçu inattendu sur l'amitié dans l'épicurisme.

Par l'intermédiaire d'un article de Maureen Sie dans Neuroexistentialism. Meaning, Morals, and Purpose in the Age of Neuroscience (éd. Gregg D. Caruso et Owen Flanagan, Oxford Press, 2018), je découvre un ouvrage de C.S. Lewis intitulé The Four Loves (1960) :
Se centrant sur l'amitié, Maureen Sie écrit :
" According to Lewis, friendship needs commonalities, a common focus on the world, a focus or interest that, prior to the friendship, felt as something quite unique to each individual involved in the friendship (...) Friendship is more than companionship ; it is a " meeting of minds ", where each individual can be himself or herself and feels reassured of his or her view on things by discovering that the other (others) shares (share) it. Friends come to know one another and one another's minds by sharing experiences and discovering their common outlook and way of responding to the world.
In Lewis's description, friendship is an energizing and empowering relationship; it connects like-minded individuals and combines their strengths to pursue a common goal and effect change. It is also the relationship that makes people feel good about themselves as " rational " individuals, with all kinds of ideas about the world that do not necessarily align exactly with those of others (their caregivers, educators, and those current in their culture). " (pp. 44-45)
Maureen Sie juge cette description " out of vogue ", en accord, ajoute-t-elle, avec Lewis lui-même. Sans doute. En revanche les mots de C.S. Lewis décrivent particulièrement bien à mes yeux la relation des amis dans le cadre de l'épicurisme. Y compris dans la présentation des défauts possibles de l'amitié, C.S. Lewis caractérise en termes justes mais sans le savoir, j'imagine, le groupe des amis épicuriens :
" At the core of friendship is a withdrawal from the larger community, an affirmation of each individual involved in the friendship. This can create strength and enable a group to start something new and to change something for the better (...) Furthermore, Lewis points out that friendship in itself is a selective, undemocratic, and arrogant relationship by nature. Due to mutual admiration, friendship strengthens the individuals involved, but the downside is that this makes them inclined to seek each other's opinions (...) which may easily lead to general deafness and arrogance with respect to the opinion of the broader world." (p.49)
On reconnaît ici l'apolitisme épicurien et sa défiance par rapport aux foules.
L'amitié est donc possiblement mauvaise humainement. Du point de vue de Lewis, c'est la charité chrétienne qui doit la contrôler pour la maintenir dans ses bonnes limites, comme elle doit encadrer eros ("romantic love" selon Maureen See) ou l'affection. Sans la charité, ces trois amours pourraient développer leurs mauvaises virtualités. Maureen Sie donne de la valeur à l'analyse mais déchristianise agape, en la rebaptisant du nom de kindness, soit gentillesse. Cherchant à naturaliser la morale, l'auteure voit dans ses quatre amours les quatre sources possibles de la moralité humaine. Peut-être. Mais je ne retiendrai qu'une idée vraie : les épicuriens n'étaient pas gentils avec la foule des non-épicuriens. En revanche leur amour pour leurs amis était sans limite : " Et il pourra arriver qu'il meure pour un ami " (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes antiques, X.121)

Commentaires

1. Le vendredi 22 juin 2018, 16:16 par gerardgrig
Les travaux de Maureen Sie posent le problème de l'encadrement de la philosophie par la psychologie cognitive et comportementale.
Et aussi celui du mixte étonnant de la philosophie et de la psychologie.
Ses travaux présentent l'intérêt de citer C.S. Lewis, qui osait avoir une philosophie naïve, proche du monde de l'enfance, dans l'univers analytique d'Oxford.
2. Le samedi 23 juin 2018, 12:43 par Philalèthe
La question de savoir si les connaissances scientifiques doivent être d'abord philosophiquement fondées avant d'être utilisées avec confiance par les philosophes ou si on peut avoir confiance en elles sans les fonder philosophiquement divise en effet les philosophes. La même question se pose pour les connaissances triviales comme "je sais que je suis en train de vous répondre". Une chose est sûre : la philosophie n'est pas parvenue à fonder la connaissance scientifique ou autrement dit, le projet cartésien de fonder la connaissance scientifique de la réalité sur des vérités indiscutables a échoué. Le projet sceptique de justifier l'impossibilité essentielle d'une telle fondation est lui-même objet de doutes sceptiques. Les philosophes analytiques en général prennent les connaissances scientifiques au sérieux et donc argumentent philosophiquement de manière au minimum à ne pas être en contradiction avec elles.