vendredi 29 mars 2019

Greguería n° 1

" "Ídem", buen seudónimo par un plagiario."
" "Idem", bon pseudonyme pour un plagiaire."
Il y a peu, un élève m'a demandé qui exactement était le philosophe Ibidem.
Ajout du 07/07/19 :
" Boda de primos hermanos : señores de Idem de Idem."
" Noce de cousins germains : Monsieur et Madame Idem-Idem. "

Commentaires

1. Le lundi 1 avril 2019, 09:23 par gerardgrig
A mon avis, "Idem" est peut-être différent d'une perle de cancre sur "Ibidem". Gomez de la Serna avait lu Lautréamont. "Idem" serait un bon pseudonyme pour plagiaire assumé, qui pratique le pastiche, l'intertextualité ou encore le copié-collé dans sa forme hypernumérique, comme Kenneth Goldsmith. D'ailleurs, dans le domaine des Lettres, la notion de plagiat devient de plus en plus floue. Le plagiat a des doubles très ressemblants, comme le démarquage, la citation erronée, l'auto-plagiat ou recyclage. Il y aurait même un plagiat par anticipation. En philosophie, y eut-il jamais plagiat ? Les idées sont un bien commun, depuis l'Antiquité. Dans le domaine musical, le "sampling", venu de la musique expérimentale, se généralise, malgré des querelles d'auteurs qui défendent des intérêts très personnels. Il n'y a que le travail strictement universitaire qui peut encore poser un problème de plagiat, ainsi que l'essai, qui est sa forme vulgarisé. Néanmoins, les auteurs d'écrits scientifiques se défendent en disant que la paraphrase est nuisible pour les théories, et qu'il faut recopier leur formulation telle quelle. D'autre part, peut-on se plaindre que de grands passeurs d'idées comme Jacques Attali ou Alain Minc recopient des passages de livres qui ont des idées neuves, mais que nous ignorerions sans cela ? Néanmoins, on pourra trouver surprenant que ces auteurs conquis au néolibéralisme très axé sur la propriété, utilisent ce procédé.
2. Le lundi 1 avril 2019, 11:24 par Philalèthe
Merci ! Mais, voyez, j'avais tiré seul la juste leçon de votre remarque : dès la greguería 2, je me suis fixé un silence respectueux et donc fidèle à la richesse de la citation !

samedi 16 mars 2019

Réhabilitation wazemmienne du " on ".

Dans le premier volume des Hommes de bonne volonté, paru en 1932 et intitulé Le 6 Octobre, Jules Romains présente un jeune apprenti ignorant tout des stoïciens mais que le narrateur se plaît à situer par rapport à eux, sous le prétexte que son personnage a eu une idée stoïcienne. Jules Romains a-t-il lu alors L'être et le temps, publié par Heidegger en 1927 ? En tout cas, le jeune Wazemmes, hostile au jugement personnel, fait confiance à celui du " on " mais il sait distinguer deux " on ". L'un, porteur hypocrite des normes, n'est qu'un masque trompeur, c'est l'autre, détecteur lucide des valeurs authentiques (sic) qu'il recherche. Par le " on ", Wazemmes veut savoir si ce qu'il vit vaut ou non d'être vécu (l'adolescent de 16 ans vient de perdre à demi sa virginité aux mains de ce qu'on appellerait aujourd'hui une cougar):
" Les choses qui vous arrivent, sauf exception, ne sont rien par elles-mêmes. Elles sont indifférentes ; ni bonnes, ni mauvaises. Tout dépend de l'idée que nous nous en faisons." (Bouquins, 1988, p.169)
C'est un stoïcisme bien approximatif, on en conviendra : Épictète, lui, ne ferait pas d'exception et aurait plutôt dit que l'idée que nous nous en faisons dépend de nous. Mais reprenons :
" C'est ainsi que Wazemmes, du moment où il quitte la rue Ronsard pour s'engager dans la rue Séveste, retrouve spontanément le principe fondamental de la philosophie stoïcienne. Mais son accord avec elle ne se prolonge pas. Wazemmes, du principe, ne tire pas du tout les mêmes conséquences que ses devanciers. Lui ne juge pas nécessaire de se faire une idée personnelle sur la valeur et le classement des choses."
Disons que les stoÏciens ne l'ont pas non plus jugé nécessaire, ne cherchant pas la pensée personnelle, seulement la pensée vraie.
" Non par faiblesse d'esprit, mais parce que, à la différence des stoïciens et de beaucoup d'autres, il croit qu'au moins en ce qui concerne l'art de vivre une espèce d'exercice collectif de la raison offre plus de garanties que son exercice individuel. Aux yeux de Wazemmes, celui qui s'y connaît le mieux en tout, qui est passé partout, qui sait " les règles " pour chaque cas, et l'opinion qu'il faut avoir en bien ou en mal de ce qui nous arrive ; celui qui a l'expérience, la sagesse, le discernement, ce n'est pas tel ou tel, c'est " on ". Quand Wazemmes consulte quelqu'un sur ces matières, ce n'est pas qu'il le croie plus capable que lui d'en juger personnellement, mais c'est parce que cet autre lui semble mieux au courant de ce qu' "on " peut en penser ou en dire. Et quand Wazemmes donne pour son compte un effort de réflexion ou même de subtilité, c'est le plus souvent pour essayer de deviner quelle est, quelle sera, ou quelle serait, sur tel ou tel point, la pensée du " on ". Mais pas de malentendu : il s'agit de la pensée vraie, sincère de ce " on ". Et non point de ce que " on " raconte pour les naïfs. Wazemmes n'est nullement dupe de cette comédie. " On " professe très ouvertement des opinions - celles qui se retrouvent en particulier dans les livres de classe, les admonestations des parents, les discours officiels - auxquelles " on " ne croit pas une seconde. Par exemple, " on " déclare à qui veut l'entendre qu'il est mal de compter s'enrichir sans travailler, ou qu' un jeune homme doit garder sa vertu le plus longtemps possible. Heureusement, d'ailleurs, qu'on se contredit, et trahit ainsi ce qu'il y a de mensonge dans beaucoup de ses affirmations. Lisez le même journal d'un bout à l'autre : vous verrez l'article de tête s'indigner contre la réputation de légèreté faite aux femmes françaises ; mais un conte de troisième page vous décrira une scène d'adultère parisien avec tous les airs d'approuver et d'envier ces gens qui ne s'ennuient pas. Eh bien, la nouvelle, c'est ce qu' " on " pense. L'article, c'est ce qu´"on " fait semblant de penser. Que les garçons nés malins y prennent garde.
Pour l'instant, la question qui préoccupe Wazemmes est celle-ci : l'aventure qui vient de lui arriver, si " on " y avait assisté, ou en recevait un récit fidèle, qu'en penserait-il ? Estimerait-il que Wazemmes doit être content, ou à demi content, ou un peu vexé ?"
Clairement ce " on " n'est pas n'importe qui. Loin d'être porteur de préjugés, ce " on " est la raison de tous appliquée aux succès de chacun. Certes on pourrait le prendre pour un dieu hédoniste, pratique et immanent, incarné en personne, mais dont la pensée trouverait mieux à se dire tout de même dans la bouche de certains que dans celle d'autres. Plus modestement en fait c'est la sagesse réaliste des nations avec une valeur révisée à la hausse et une seule préoccupation, le plaisir et la réussite. Cependant elle ne s'exprime pas en proverbes impersonnels car elle a le talent de juger de la vérité de chaque situation, au cas par cas.
Wazemmes, cherchant à sortir de sa caverne personnelle, pour être éclairé par le soleil du " on " est une illustration possible de ce que le philosophe anti-réaliste moral, J.P. Sartre, appellera quelques années plus tard l'homme de mauvaise foi.

Commentaires

1. Le mercredi 20 mars 2019, 17:56 par gerardgrig
Dans mes souvenirs, l'unanimisme de Jules Romains a tenté de rendre le vécu des rapports complexes de l'individu avec la société. Le personnage de Wazemmes, qui demande des lumières aux Stoïciens pour atteindre ce "on" dont il fait et ne fait pas partie, était l'une des facettes de son entreprise littéraire. Jules Romains avait une formation de philosophe et de scientifique, mais il prit très tôt le parti de la vérité littéraire et poétique. Il était profondément humaniste, mais pour lui la vérité scientifique était affaire de canular. Sartre a certainement été influencé par l'unanimisme dans son roman simultanéiste "Le Sursis", qui met en scène des personnages multiples pris dans l'engrenage de l'immédiat avant-guerre.
Pour Jules Romains, l'unanimisme n'était pas le naturalisme, ni une illustration de la sociologie de Durkheim. Son œuvre se rapprocherait plutôt de la psychologie collective de Tarde et Le Bon. Très germanophile, il lisait peut-être Heidegger. Néanmoins, en philosophie il se disait bergsonien et il citait "L'Évolution créatrice" comme source d'inspiration du continuum psychique de l'unanime, qui se rattache à un psychisme total. Je crois que la communion intense du groupe dans son roman "Les Copains" suscite à la fin l'apparition du Saint-Esprit. Le classicisme du théâtre de Jules Romains, qui faisait immédiatement penser à celui de Molière quand il faisait la satire de la médecine, s'enracinait dans la tradition par unanimisme, davantage que par académisme. C'était le bonheur très pur de ressembler à tout le monde, qui est peut-être le premier pas vers la sagesse. Cela explique un peu le mystère de ce théâtre français qui faisait volontiers, comme chez Jean Anouilh, Marcel Achard ou Jean Giraudoux, revivre le style XVIIIème comme les ébénistes du faubourg Saint-Antoine fabriquent du mobilier Louis XV.

vendredi 15 mars 2019

Destruction d'un champ scientifique.

" Réélu en avril, Viktor Orban a décidé de s’attaquer, cette fois, à l’Académie hongroise des sciences (MTA), le plus ancien et le plus grand organisme de recherches du pays. Fondée au XIXe siècle, l’Académie symbolise la renaissance nationale, à l’époque, de ce pays d’Europe centrale.
Le 12 février, des centaines d’universitaires ont manifesté pour dénoncer la reprise en main de cette institution qui est l’une des plus respectées du pays. A la fin du mois de mars, le gouvernement souverainiste de Viktor Orban devrait en effet annoncer qu’il distribuera désormais directement les crédits alloués à la recherche, privant de ce fait l’Académie et ses 5 000 salariés de l’autonomie dont ils disposaient jusqu’alors. Les sommes en jeu sont considérables : le budget annuel de l’institution atteint 40 milliards de forints (127 millions d’euros).
Dans un courrier adressé à des scientifiques qui critiquent cette réforme, le premier ministre hongrois affirme que ces changements sont justifiés par la volonté de « permettre au savoir de générer des avantages économiques directs ». « Malheureusement », ajoute le chantre de l’illibéralisme, « les classements internationaux montrent que la Hongrie est l’un des pays européens les moins performants en matière d’innovation. »" lis-je dans Le Monde du 16-03-2019.
Dans un champ scientifique, pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu, la seule finalité est la production du savoir. À cette fin, le chercheur a un intérêt personnel à produire et à aider à produire (je pense là à l' évaluateur) un savoir impersonnel. Quand l'État au plus niveau voit dans le savoir seulement un moyen de générer du profit, le démantèlement du champ scientifique est à l'oeuvre. Il ne manquera plus grand chose pour qu'on appelle savoir les idées qui rapportent...

Commentaires

1. Le mardi 19 mars 2019, 03:49 par lena galpesc
"Dans un champ scientifique, pour reprendre le concept de Pierre Bourdieu, la seule finalité est la production du savoir"
Il me semble que vous idéaliséez un peu la position de Bourdieu: le champ scientifique selon lui n' a pas cette seule finalité. Il a aussi des enjeux sociaux et politiques, associés au désir de reconnaissance. Certes Bourdieu n'est pas Latour, mais il n'est pas Merton ! cf
2. Le mardi 19 mars 2019, 21:13 par Philalèthe
Merci pour le lien.
Oui, je vous l'accorde, j'ai simplifié ! Mais le désir de reconnaissance n'est-il pas dans un champ scientifique produit comme désir de reconnaissance de l'objectivité des recherches, de l'aptitude à produire des vérités impersonnelles ? Certes existent aussi des enjeux sociaux et politiques mais le champ n'est-il pas structuré de telle manière que leurs poids maximisent la probabilité de la production de la vérité ? On me dira que je décris plus le champ scientifique tel qu'il doit être (où le déterminisme social tend à favoriser la découverte du vrai) qu'un champ scientifique réel, où les enjeux sociaux et politiques ont malheureusement aussi des effets perturbateurs épistémologiquement parlant. C'est alors comme l'idée de démocratie un idéal régulateur.
3. Le jeudi 21 mars 2019, 21:53 par lena galpesc
Le champ scientifiques est il mertonien? je ne crois pas que Bourdieu l'ait pensé.
Il n'a pas une vue cynique , mais le principe d'un champ est de viser une certaine distribution de pouvoir et de reconnaissance.Supprimez médailles, prix, argent des labos, reconnaissance académique, aurait on beaucoup de savants ? En chine on paie les scientifiques pour le nombre d'articles publiés!
4. Le vendredi 22 mars 2019, 15:26 par Philalèthe
Pas de doute : Bourdieu construit sa conception du champ scientifique, entre autres, contre Merton : aussi présente-t-il la position mertonienne dans un chapitre  de Science de la science et réflexivité intitulé Une vision enchantée. Une des critiques adressées à Merton est de transformer le champ divisé (en communauté unie) et donc de ne pas  prendre en compte les luttes internes de pouvoir et de reconnaissance. Mais ces luttes internes ne sont-elles pas une des conditions nécessaires de la découverte de la vérité ? L'important étant que médailles et titres soient réellement distribués aux meilleurs des scientifiques dans un domaine donné, ce qui implique que les critères de sélection des meilleurs soient scientifiques et non politiques, économiques etc.
Cela dit, il y a un aspect de Merton que Bourdieu reprend : je pense à ce que Bourdieu appelle lui-même le "réalisme" de Merton -  le monde social existe, la science existe (ibid. p.30) -. On pourrait ajouter : la vérité existe. 
S'il fallait choisir entre l'objectivisme de Merton et le subjectivisme de Latour, je choisirais le premier , surtout à notre époque hyper-subjectiviste et anti-réaliste, en somme pour tordre le bâton dans l'autre sens.
En tout cas, je reconnais que la fin du billet offre une lecture mertonienne et enchantée de Bourdieu, j'ai été trop bref...
5. Le dimanche 24 mars 2019, 01:31 par lena galpesc
Certes les luttes internes sont la condition de l'obtention de la vérité. Mais toute la question est : cette dernière est-elle expliquée par celles-là? Bourdieu est souvent dangereusement près de cette idée.
6. Le dimanche 24 mars 2019, 12:19 par Philalèthe
Bourdieu distingue nettement les connaissances réellement rationnelles des croyances arbitraires déguisées en rationnelles/universelles. Il ne dénonce pas les Lumières mais l'obscurantisme des Lumières, comme dans cette page des Méditations pascaliennes : 
" L'obscurantisme des Lumières peut prendre la forme d'un fétichisme de la raison et d'un fanatisme de l'universel qui restent fermés à toutes les manifestations traditionnelles decroyance et qui, comme l'atteste par exemple la violence réflexe de certaines dénonciations de l'intégrisme reigieux, ne sont pas moins obscurs et opaques à eux-mêmes que ce qu'ils dénoncent." (p.94)
Mais c'est vrai qu'il associe cet obscurantisme à une propriété intrinsèque de la raison : "la virtualité d'un abus de pouvoir", ce qui est en un sens dans la tradition kantienne. Certes on pourrait rendre compte de ces rationalisations néfastes sans pour autant en faire des effets possibles de la raison. Reste que Bourdieu croit dans la réalité d'un universel scientifique autant que moral, comme par exemple on le lit dans ce passage du même ouvrage : 
" Il faut prendre acte de l'universalité de la reconnaissance officiellement accordée aux impératifs d'universalité, sorte de "point d'honneur spiritualiste" de l'humanité : impératifs d'universalité cognitive qui imposent la négation du subjectif, du personnel, au profit du transpersonnel et de l'objectif ; impératifs d'universalité éthique qui demandent la négation de l'égoïsme et de l'intérêt particulier au profit du désintéressement et de la genérosité." (p.146)
Certes la citation de Marx au début est un peu inquiétante. Le chapitre duquel est tiré le premier texte est intitulé d'ailleurs L'ambiguïté de la raison
Sauf à me tromper, vous n'acceptez pas d'attribuer à la raison la responsabilité de son usage irrationnel. Raisonner mal n'est pas exercer d'une certaine manière la raison, c'est ne pas l'exercer.

La guerre de Troie a eu lieu et la nation n'est plus ce qu'elle était !

Dans l'entretien avec Robert Menasse publié dans Le Monde du 15-03-19, l'écrivain autrichien rappelle le danger de voir l'histoire comme un roman :
La disparition des derniers ­témoins du génocide des juifs, dont il est ­beaucoup question dans « La Capitale », ­affaiblit-elle l’idée ­européenne ?
On peut au moins en discuter. La crainte que personne ne puisse plus témoigner de ces crimes, que ces atrocités finissent par prendre, aux yeux de certains, une dimension aussi mythologique que la guerre de Troie, aussi lointaine que les guerres puniques, cette crainte est bien réelle. L’un des symptômes s’observe par la légèreté grandissante avec laquelle l’extrême droite se comporte à l’égard de cette histoire, ­considérant qu’elle ne la concerne pas, multipliant les critiques contre la prétendue « massue du fascisme » toujours brandie contre elle, etc. Elle affiche une attitude de plus en plus désinvolte et cynique face à ces événements. Autant de signes que les vérités, les enseignements, les conséquences qui en ont été tirés ne sont plus vraiment pris au sérieux. Bien sûr, cette situation est liée à la disparition des derniers témoins.''
Certes que les sciences historiques ne produisent pas de simples récits ne signifie pas que la connaissance historique n'est pas en mesure de progresser.
On trouve dans le même entretien un passage que les indépendantistes catalans devraient méditer, surtout ceux de la CUP ou de l' ERC, quand ils pensent que l'indépendance et la république en Catalogne pourraient permettre de commencer sur ce territoire une authentique politique de gauche, voire d'extrême-gauche :
On a pu croire, après la chute du mur de Berlin, à la fin prochaine de l’ère de l’Etat-nation. Or la nation jouit d’un regain de faveur tandis que l’Europe devient impopulaire. Pourquoi, selon vous ?
Dans notre monde toujours plus ­globalisé, beaucoup éprouvent la nostalgie d’une identité plus petite, notamment celle que propose l’Etat-nation. Mais l’Etat-nation crée-t-il une identité commune ? Qu’ai-je donc en commun, moi Viennois, avec un Tyrolien, bien que nous soyons tous deux autrichiens ? Pas même la langue (j’ai beaucoup de mal à comprendre l’allemand du Tyrol !). Bien sûr cela ne m’empêche nullement de nouer des liens individuels d’amitié avec des Tyroliens, mais aussi avec des habitants du Péloponnèse. Je suis avant tout un citadin et, en Autriche, Vienne est la seule ville qui vaille.
Le succès présent du nationalisme vient de la promesse de protection que la ­nation porterait. Or c’est une illusion, une fausse solution aux problèmes d’aujourd’hui, car l’Etat-nation a perdu sa fonction protectrice, même en France ou en Allemagne. La mondialisation n’est rien d’autre que le battage en brèche des souverainetés ­nationales et le marché ne se soucie nullement des frontières. Regardez l’évasion fiscale…''
C'est cette illusion nationaliste qui explique pourquoi même des anarchistes peuvent à l'intérieur de la CUP militer paradoxalement pour la naissance d'un État catalan souverain.

mardi 12 mars 2019

Une ferme défense du savoir.

Rien à redire à ces lignes extraites de l'article de François Flückiger, parues dans Le Monde du 13-03-2019 (l'auteur est un des inventeurs du web) :
" Même si elle n’est pas majoritaire, une forme d’obscurantisme rampe insidieusement dans nos consciences : 2 500 ans de réflexions philosophiques sur la nature des idées humaines semblent balayés, emportant Socrate ainsi que Kant et ses catégories de pensées. Beaucoup confondent désormais la connaissance, que j’aime définir comme le résultat transmissible et reproductible d’une expérience ou d’un raisonnement ; l’opinion, qui est une pensée basée sur l’expérience, mais avec la conscience de ses limites ; et la foi, qui est une croyance associée au sacré. Les voilà devenues interchangeables : elles sont réduites au terme générique d’« idée ». Il faut donc tenter de revenir aux définitions fondamentales et rappeler qu’une croyance est une ignorance par définition puisque, si l’on croit, c’est que l’on ne sait pas.
Pour nous scientifiques, le défi est immense : comment garder notre rigueur intellectuelle sans alimenter le discours antiscientiste ? Si on nous demande d’affirmer que l’on est certain, absolument certain à 100 %, que le boson de Higgs existe parce que nous l’avons découvert au CERN, que répondre ? La vérité ? Alors la voilà : non, nous n’en sommes pas certains à 100 % parce que, dans le monde matériel, la certitude n’existe pas. Le monde matériel est changeant et incertain : c’est sa nature. Devons-nous, en tant que scientifiques, reconnaître publiquement cette vérité que la certitude, dans le monde matériel, n’existe pas, au risque de donner du grain à moudre à l’obscurantisme ? Oui, bien sûr, mais il faut aussi se battre pour expliquer, et tenter d’inverser la tendance.
Car tout n’est pas perdu. De même que le Web a amplifié, au cours des trente dernières années, les tendances obscurantistes, il pourrait demain, si les Lumières revenaient, amplifier les progrès de la conscience et de l’intelligence de l’humanité. Nous retrouverions alors la primauté du civisme sur l’individualisme, de l’altruisme sur l’égocentrisme, du savoir sur les croyances. Le Web et l’Internet redeviendraient ce que leurs pionniers avaient imaginé : des instruments d’accélération vers la connaissance, le partage, le progrès. "
Le deuxième paragraphe est particulièrement important à mes yeux : j'ai l'impression qu'une plus grande prise en compte de l'historicité des sciences dans l'enseignement secondaire a fait perdre chez la plupart des élèves la confiance dans les sciences physico-chimiques ou biologiques. La science s'est transformée en récit arbitraire, comme l'histoire quand le professeur a trop insisté sur la multiplicité des mémoires relatives à un même événement. Difficulté de trouver le chemin du milieu, qui ne fait tomber ni dans le dogmatisme, ni dans le relativisme...
Ajoutons que la philosophie est, elle aussi, difficile à présenter : "science" dit l'élève en début d'année, "idéologie", "opinion", "vision", croit-il en fin d'année. Une petite minorité, blessée par ses notes ou condamnée par son incompréhension, osera même "bullshit". Mais si on ne va jusqu'à la bazarder à la poubelle, alors la philosophie devient affaire de goût. Au début de l'année, on se pliait crédule à ses exigences et le professeur le plus arbitraire aurait pu alors , camouflé en scientifique d'un type nouveau, faire apprendre les pires fantaisies à la plupart.
Là aussi, le chemin du milieu est difficile à suivre. Certes on pourra bien enseigner les vérités de la logique, c'est utile et rassurant mais ça sera en gros au mépris de tout contenu autre que logique et cette science n'intéressera vraiment qu'appliquée à des problèmes déjà intéressants. Face aux problèmes, l'honnêteté du professeur exigerait qu'il souligne la fragilité des prémisses, la discutabilité des points de départ, des premiers concepts même, dans leur choix et leur définition. On ne le fait pas, on n'est qu'au lycée, on n'a pas beaucoup d'heures : par ignorance des alternatives, le gros des élèves consent ; quand, par hasard, un collègue écoute, par complicité ou concession, voire par générosité, il ne dit mot.

jeudi 14 février 2019

Le dernier mot sur le stoïcisme.

" Puisque c'est le privilege de l'esprit de se r'avoir de la vieillesse, je lui conseille, autant que je puis, de le faire: qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur un arbre mort. Je crains que c'est un traistre : il s'est si estroittement affreré au corps qu'il m'abandonne à tous coups pour le suivre en sa nécessité. Je le flatte à part, je le practique pour neant. J'ai beau essayer de le destourner de cette colligeance, et lui présenter Seneque et Catulle, et les dames et les danses royales ; si son compagnon a la cholique, il semble qu'il l'ait aussi. Les operations mesmes qui luy sont particulieres et propres ne se peuvent lors souslever : elles sentent evidemment au morfondu. Il n'y a point d'allegresse en ses productions, s'il n'y en a quand et quand au corps." (Montaigne, Essais, III, V)
Chacun jugera de ce qui peut en 2019 lui tenir lieu de Sénèque, de Catulle, des dames et des danses royales...
Mais, en-deça des divisions philosophiques qui séparent en philosophie de l'esprit les dualistes (rares) et les monistes (en abondance), plus en-deça encore des divisions entre les types de dualisme ou les genres de monisme (c'est l'orgueil du philosophe de se façonner raison(s) à l'appui une nouvelle variation philosophique, peut-être minuscule de fait mais de droit impeccablement éclairée et effectivement divergente), en deça de tout cela, dis-je, qui n'a pas l'expérience, dans le meilleur des cas, de la difficulté, dans le pire, de l'impossibilité, de faire pousser le gui sur l'arbre douloureux ?
Et mon Montaigne aujourd'hui, vaut-il plus que mes Sénèque et Catulle ?
Suis-je condamné à ne pas pouvoir empêcher mon esprit de fraterniser avec mon corps ?

Commentaires

1. Le mardi 19 février 2019, 17:12 par gerardgrig
Il faudrait peut-être s'intéresser à la pensée passive de Descartes, selon Jean-Luc Marion. Ce phénoménologue chrétien abordait en premier lieu la philosophie cartésienne sous un angle déconstructiviste, avec la théologie blanche, l'ontologie grise et le prisme métaphysique de Descartes, avant de traiter de la Sixième Méditation métaphysique, qui annoncerait le concept phénoménologique de la chair. Sur la question de l'unité substantielle de l'âme et du corps, que confirme la résurrection du corps et l'union hypostatique du Christ, Descartes semblait être en défaut, ce qui lui attira la Querelle d'Utrecht. Comme Averroès, Descartes semblait dire que l'âme est unie au corps de façon accidentelle, mais l'Université faisait un contresens.
2. Le vendredi 22 février 2019, 18:19 par gerardgrig
Descartes a été un grand lecteur de Montaigne. En Hollande, l'itinéraire philosophique de Descartes a été complexe. Il a lu ou relu les philosophes de langue arabe, Avicenne et Averroès, pour penser l'union de l'âme et du corps. À cet égard, la Querelle d'Utrecht réactiva la controverse des Médiévaux sur le platonisme radical d'Averroès, accusé d'ouvrir la voie au matérialisme, un peu comme l'idéalisme solipsiste de Berkeley produira le scandale de l'empirisme. Mais Thomas d'Aquin fit le même contresens sur Averroès, que l'Université calviniste sur le cartésianisme.
Il est intéressant d'étudier le cartésianisme empirique des Hollandais au XVIIème siècle. Il apportera de l'eau au moulin des éclectiques cousiniens, pour refonder la philosophie en psychologie, à partir du Cogito cartésien compris dans un sens spiritualiste.
Outre l'averroïsme, Descartes a pratiqué l'alchimie en Hollande, grâce aux Rose-Croix (voir la Correspondance, "Les météores" de 1637 et la quatrième partie des "Principes de la philosophie"). Dans "Le Songe de Descartes", Jacques Maritain était allé très loin sur cette piste. Les Rose-Croix étaient luthériens, si bien que Descartes fut également soupçonné d'avoir versé dans le protestantisme.
À vrai dire, Descartes se mit presque tout le monde à dos, et c'est un miracle qu'il ait pu survivre !
Avec les Alchimistes, Descartes a rencontré le matérialisme stoïcien. Les Néo-stoïciens Juste Lipse et Guillaume du Vair avaient servi de passeurs entre la philosophie stoïcienne et l'alchimie. Les travaux de Bernard Joly, dans "La Rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle", montrent bien l'alchimisation de la physique stoïcienne. Le Pneuma igné des Stoïciens, ce souffle matériel de l'Âme du monde qui traverserait la matière pour l'animer, deviendra le feu ou la lumière de l'esprit du monde, pour les Alchimistes. L'Âme du monde comme Nature ouvrière, génératrice et conservatrice, intéressa également les philosophes arabes. Les Médiévaux avaient tenté de l'identifier au Saint-Esprit.

lundi 4 février 2019

Faut-il prendre le temps au sérieux ?

La vue courte et sombre de l'écrivain qui perce à jour :
" (...) et vous, vierges,
Du vice maternel traînant l'hérédité
Et toutes les hideurs de la fécondité ! " (Les Fleurs du mal, V)
La vue longue et souriante de l'écrivain indifférent :
" J'ai acheté pendant quinze ans mon journal du matin chez Mme B. Mme B. meurt, il y a de cela cinq ou six ans, je crois me souvenir qu'on me l'a écrit ; sa fille la remplace à la boutique, se marie, a un enfant, est mère une seconde fois. Dans mon esprit, Mme B. est bien morte, mais l'est seulement dans cette zone conjecturale, vouée aux relations d'incertitude, où s'inscrivent pour mon esprit distrait morts, mariages ou naissances de tout ce qui ne me touche pas de très près. Je vais acheter un matin mon journal, préoccupé de ne pas oublier, comme on vient de me le rappeler, de féliciter la fille de sa nouvelle maternité. Mme B. est là, derrière le comptoir : sa mort était donc moins sérieuse qu'on ne l'a cru : je lui trouve bonne mine, l'air rajeuni, et je sens que pour cette occasion un peu particulière, il faut tout de même lui faire un brin de conversation. " Bonjour, madame B. !" fais-je avec une chaleur de commande, et - vaguement persuadé tout au fond de moi qu'elle est pourtant morte - partagé entre l'envie de dire quelque chose d'aimable et le sentiment de m'engager sur un terrain un peu délicat, j'enchaîne rondement avec cette phrase qui m'enchante encore . " Alors, vous voilà de retour ? - Oui, oui." Les répliques sont sans chaleur, un peu incolores, je pense qu'elle me reconnaît mal après toutes ces années et poursuis encore cinq minutes la conversation, sans tirer d'elle beaucoup plus que des monosyllabes. Polie, mais froide - je trouve que pour une grand-mère elle manque d'enthousiasme. Je la quitte, et, encore sous l'impression de son rajeunissement évident, je rencontre son gendre, à qui je n'ai guère dit de ma vie autre chose que bonjour- mais je sens que pour une fois il faut faire des frais. " Ça m'a fait plaisir de revoir Mme B. Elle a bonne mine !" Il me regarde abasourdi : " Ma belle-mère ? Mais elle est morte depuis six ans." (Lettrines, Julien Gracq)
En ce début de journée, lequel de ces deux textes va donc inspirer ma manière de voir les choses changer ?

Commentaires

1. Le mercredi 6 février 2019, 16:34 par gerardgrig
Tout ne se vaut pas, mais j'aurais tendance à penser que dans les deux cas, on est schopenhauerien. Avec Baudelaire l'antiféministe, l'antinaturel, on pense, comme le maître des "Parerga et Paralipomena", que la femme incarne le vouloir-vivre, et que l'amour n'est qu'une invention de l'espèce humaine pour se reproduire. Avec Julien Gracq, on est aussi dans le bouddhisme vulgarisé, avec la relation d'incertitude de l'observateur qui exerce une influence directe sur ce qu'il observe du monde, ce dont se souviendra la science moderne. Il y a aussi la chaîne karmique des renaissances, à partir des vibrations des énergies psychiques, qui forment la chaîne continue des existences, fûssent-elles celles des boutiquiers. Dans ce passage des "Lettrines" de Gracq, il y a enfin comme un vague souvenir de la pratique sociale de l'humour loufoque, à la manière d'Alphonse Allais.
2. Le jeudi 14 février 2019, 20:04 par Philalèthe
Vouliez-vous me désespérer ?
Oui, il doit bien y avoir du pessimisme schopenhauerien dans les vers de Baudelaire mais c'est le même poète qui "aime le souvenir de ces époques nues, / Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues . / Alors l'homme et la femme en leur agilité / jouissaient sans mensonge et sans anxiété,/ et le ciel amoureux leur caressant l'échine / exerçaient la santé de leur noble machine. " Vous le savez mieux que moi, il y a tant de femmes chez Baudelaire et la nature est loin d'être toujours haïe... Il y a des "natives grandeurs", desquelles au moins on peut rêver...
Oui, si on lit le passage de Gracq avec les yeux terribles et monotones de Cioran, on y trouve aussi à l'oeuvre " le Temps qui mange la vie "...

mercredi 23 janvier 2019

Mourir le nez dans le mur.

Dans le Journal des Goncourt, les seules lignes significatives se référant à Socrate sont datées du 17 Octobre 1889, elles portent sur le Phédon :
" Ce soir, Daudet, dont la pensée est dans une continue et perpétuelle fréquentation avec la mort, disait qu'au moment de s'en aller de la terre, avant la perte de la connaissance, on devrait avoir autour de soi la réunion des esprits amis et se livrer à de hautes conversations, que ça imposerait au mourant une certaine tenue ; et, comme nécessairement , venait sous sa parole le nom de Socrate, moi je ne comprends guère la mort que le nez dans le mur, je lui disais que la conférence in extremis de Socrate me semblait bien fabuleuse , qu'en général les poisons donnaient d'affreuses coliques, vous disposant peu à fabriquer des mots et des syllogismes et qu'il y aurait vraiment à faire avec le concours des spécialistes une enquête sur les effets de l'empoisonnement par la ciguë." (III, Bouquins, p. 335)
Le 15 Juillet 1893, Edmond de Goncourt, loin alors du persiflage matérialiste, trouve un ton plus juste, sensible peut-être à ce que les morts racontées des philosophes antiques ont de mis en scène, de démonstratif :
" Le soir, Léon lit la mort de Socrate dans le PHÉDON : ça fait penser à Jésus-Christ au jardin des Oliviers. " (p. 850)
Il arrive aussi au diariste de reconnaître qu' allégorie mise à part, les épreuves peuvent littéralement ne pas se vivre le nez dans le mur. Comme dans ces lignes du 23 avril 1883, décrivant Tourgueniev au cours d'une opération :
" Un véritable homme de lettres que notre vieux Tourgueniev. On vient de lui enlever un kyste dans le ventre et il disait à Daudet, qui est allé le voir ces jours-ci : " Pendant l'opération, je pensais à nos dîners et je cherchais les mots avec lesquels je pourrais vous donner l'impression juste de l'acier entamant ma peau et entrant dans ma chair... ainsi qu'un couteau qui couperait une banane."." (II, p.1000)
La distance de l'écrivain russe, motivée par un ardent désir littéraire de décrire au plus près l'intervention chirurgicale, ne doit pourtant pas être confondue avec celle du stoïcien, théorisée par Marc-Aurèle : dans ce dernier cas, le mot juste a seulement un usage personnel, une fin cognitive et thérapeutique à la fois ; pour le disciple du Portique, il ne s'agit pas de ne pas perdre de vue au coeur de l'épreuve la relation littéraire et donc à cette fin de risquer la métaphore parlante, mais de décrire la situation avec des concepts vrais au plus près de la matière. Un tel procédé, que Sandrine Alexandre a qualifié de redescription dégradante, vaudra donc pour toute épreuve, même celle dont on sait qu'on ne la racontera pas.

Commentaires

1. Le mercredi 23 janvier 2019, 23:18 par Elias
Mais chez Tourgueniev, la "relation littéraire" est elle sans fonction cognitive ou thérapeutique ?
2. Le jeudi 24 janvier 2019, 21:28 par Philalèthe
Si je ne prends en compte que ce que le Journal dit de Tourgueniev, je ne peux apporter que ces quelques lignes à votre questionnement :
" Et comme Flaubert et moi contestons pour des lettrés l'importance de l'amour, le romancier russe s'écrie, avec un geste qui laisse tomber ses bras à terre : " Moi, ma vie est saturée de féminilités (j'ai bien écrit féminilités). Il n'y a ni livre, ni quoi que ce soit, qui ait pu me tenir place de la femme... Comment exprimer cela ? Je trouve qu'il n'y a que l'amour qui produise un certain épanouissement de l'être, que rien ne donne, hein ?" (2 mars 1872)
3. Le vendredi 25 janvier 2019, 16:06 par gerardgrig
Est-ce à dire que l'on n'est pas artiste, quand on est stoïcien ? Il est vrai que de prime abord le dépouillement et l'austérité du sage stoïcien l'écartent de tout esthétisme, et qu'il ne range certainement pas l'esthétique dans ses priorités. Néanmoins, le dieu stoïcien est la nature. Il est donc, de façon immanente, créateur, artiste et œuvre d'art, et c'est pourquoi tout est beau dans la nature, y compris la laideur, qui se manifeste particulièrement dans la vieillesse et la décrépitude du corps. La redescription n'est pas si dégradante, car le laid est une forme de beauté au fond des choses. Dans ses "Pensées" (Livre III, II), Marc-Aurèle parle de la décomposition des aliments qui leur ajoute de la saveur, de la bave de la gueule des sangliers qui leur donne un charme puissant, ou encore de la beauté secrète, proche de celle de l'enfance, qui appartient aux personnes âgées. Et Marc-Aurèle ajoute : "Mais tout le monde n'est pas fait pour pénétrer ces mystères et ces jouissances sont réservées exclusivement au sage, qui se familiarise avec la nature et avec ses œuvres." La sculpture hellénistique, qui est très réaliste dans le choix et l'âge de ses modèles, aurait une inspiration stoïcienne. Les Stoïciens avaient un intérêt, non seulement pour la sculpture, mais aussi pour la poésie. Marc-Aurèle cite Homère et Hésiode, parce qu'ils préparent à la philosophie, ou bien la confirment.
4. Le dimanche 27 janvier 2019, 18:27 par Philalèthe
Quand Marc-Aurèle décrit la réalité dans le cadre de ce que Sandrine Alexandre a qualifié de "redescription dégradante", il ne cherche pas à faire voir la laideur du monde mais à remplacer un jugement de valeur irrationnel par une observation neutre de ce qu'est la chose dans sa matérialité : c'est remettre les choses à leur place (la toge pourpre n'est que poil de brebis teinté de la couleur d'un coquillage, par exemple). La description en jeu ne dégrade pas la chose mais la représentation subjective qui va avec le comportement déraisonnable qu'on a à son égard.
Le passage que vous citez est en effet bien intéressant, mais cette aptitude à donner du prix à ce qui dans la nature pourrait être jugé en trop par les hommes non éclairés n'est pas un attachement au concret, tel celui d'un collectionneur qui voit le tout du monde dans quelques particuliers, mais la manifestation au niveau de la perception et du goût de la complète lucidité concernant la perfection du monde. C'est donc moins une fine sensibilité au beau qui se révèle ainsi qu'une acceptation sans limites de la réalité y compris dans ce qu'elle peut avoir de désagréable pour qui l'appréhende à partir de ses affects particuliers.
Que penser alors de la sculpture ? On peut bien sûr être sculpteur et stoïcien - puisque cette philosophie peut accompagner la plus grande partie des fonctions sociales -mais on ne peut pas éprouver pour une sculpture (ou une oeuvre d'art en général) par exemple l'attachement jubilatoire et effrayé que Baudelaire exprime dans Le masque, sans supprimer cette assomption indéfinie de la réalité qui est caractéristique du sage.
5. Le jeudi 7 mars 2019, 22:12 par gerardgrig
Maxwell Anderson a écrit une pièce curieuse sur la mort de Socrate, "Barefoot in Athens". Il montrait Socrate dans son intimité et sa familiarité avec une Xanthippe dépouillée de sa légende, pendant le drame philosophique qui se nouait. Socrate refusait de se raser et il allait pieds nus dans Athènes, en prenant des chemins détournés pour éviter des moqueries à ses enfants en classe. Maxwell Anderson allait plus loin, en identifiant clairement le drame de Socrate avec l'actualité, puisqu'il y avait une guerre froide entre Sparte, la communiste, et Athènes, la démocrate. Pour avoir été vu en compagnie du tyran Pausanias, venu occuper Athènes, Socrate était même accusé de sympathies communistes. Néanmoins, les critiques et le public reprochèrent à l'auteur sa redescription de Socrate, qui les empêchait de s'élever pleinement à la compréhension philosophique du drame, quand il atteignait son sommet.
6. Le dimanche 10 mars 2019, 09:24 par Philalethe
C'est tout à fait sensé en fin de compte d'interpréter politiquement le procès de Socrate, car de son temps il a été aussi une affaire politique. La lecture angélique qu'en fait la doxa philosophique est très appauvrissante en fait, la rivalité entre Sparte et Athènes, l'opposition entre adversaires et partisans de la démocratie, étant à l'arrière-plan de cet événement.
7. Le dimanche 10 mars 2019, 21:56 par gerardgrig
La pièce d'Anderson montre bien que le procès de Socrate s'étale dans la durée, parce qu'il est sous-tendu par la question fondamentale et éternelle de la valeur de la démocratie. C'est comme la mort du Christ, qui a déjà eu lieu (voir les Manuscrits de la Mer Morte), puis qui suscitera quantité de vocations à la recrucifixion. Il y a eu une première tentative de procès de Socrate, par Critias, qui avait trahi le camp de la démocratie, mais qui a échoué à cause des péripéties de la guerre avec Sparte. Ensuite, Pausanias, venu de Sparte occuper Athènes, mettra Socrate au pied du mur, pour éprouver son engagement. Il lui dira en substance : si je m'en vais, les Athéniens te feront ton procès, alors souhaites-tu le retour de la démocratie ? Socrate accepte le retour de la démocratie et il sait qu'il perdra son procès. Mais en réalité il se sacrifiera pour elle, en montrant qu'il subit une injustice, mais qu'en démocratie elle est publique et dénonçable, alors qu'en régime communiste elle passerait inaperçue.
Étrangement, lors des purges communistes, le choix de Rajk ou de Slansky d'être des victimes consentantes, pour sauver le communisme comme seule valeur, avait une résonance socratique, qu'un auteur comme Julien Benda ne verra pas.
8. Le jeudi 14 mars 2019, 19:23 par Philalethe
Le Criton de Platon entre en résonance avec ce que vous écrivez. Alors que ses amis lui proposent de s'évader et de s'exiler en corrompant les gardiens, Socrate préfère subir un châtiment qu'il juge en effet objectivement injuste. La principale raison qu'il donne est la dette qu'il a par rapport à Athènes et à ses lois, qui ont rendu possible jusqu'à présent sa vie d'homme, de mari, de père. Qu'un tribunal ait mal jugé de son cas ne l'amène pas à conclure que les lois sont mauvaises, que la cité est mauvaise et qu'il faut les fuir. Ce n'est pas un type de régime qui est défendu mais la valeur de l'ordre étatique et juridique pour le développement des personnes. En un sens, il défend qu'il est essentiellement un animal politique !

samedi 15 décembre 2018

Pour se consoler du déclin possible de l'école, écoutons Eudoxe, avatar approximatif de Descartes.

" Jamais je ne me suis mis ni ne me mettrai en tête de blâmer la méthode d'enseignement qu'on emploie dans les écoles : car c'est à elle que je dois le peu que je sais, et c'est de son secours que je me suis servi pour reconnaître l'incertitude de tout ce que j'y ai appris. Aussi, quoique mes précepteurs ne m'aient jamais rien enseigné de certain, néanmoins je leur dois des actions de grâce pour avoir appris d'eux à le reconnaître, et je leur ai plus d'obligation de ce que toutes les choses qu'ils m'ont apprises sont douteuses que si elles eussent été plus conformes à la raison, car, dans ce cas, je me serais peut-être contenté du peu de raison que j'y eusse découvert, et cela m'aurait rendu moins ardent à rechercher avec plus de soin la vérité." (La recherche de la vérité in Oeuvres philosophiques, tome 2, édition de F. Alquié, p.1125)
Certes y croire suppose avoir confiance dans l'autonomie et dans le pouvoir de la raison.

Commentaires

1. Le lundi 17 décembre 2018, 19:00 par Arnaud
Exquise ironie ?
Si Descartes a appris de ses précepteurs les vertus du doute et par suite l'exigence de certitude, c'est sans doute bien malgré eux !
C'est comme remercier ses maîtres d'avoir été à ce point médiocres qu'on s'est trouvé contraint de se mettre résolument soi-même à l'étude...
2. Le jeudi 20 décembre 2018, 16:09 par Philalethe
Oui, mais le début du passage dit aussi que ce qu'on sait (et non pas croit savoir) grâce à l'école permet de critiquer l'école :
" C'est à elle que je dois le peu que je sais, et c'est de son secours que je me suis servi pour reconnaître l'incertitude de tout ce que j'y ai appris."
Entre ironie et lucidité, en somme.
3. Le vendredi 21 décembre 2018, 17:41 par gerardgrig
On dira que ce n'est pas directement le propos de Descartes, mais il juge aussi le savoir et le personnel universitaires de son temps, d'un point de vue institutionnel. Après les grands maîtres médiévaux et les humanistes du Collège de France de la Renaissance, on cherche péniblement au XVIIème siècle un professeur qui enseigne un savoir vivant et qui attire à lui la foule des étudiants européens. On parlera de la politique des pouvoirs royaux et religieux. Néanmoins, en ce qui concerne la religion, il ne faudrait pas oublier que les savants de l'époque sont en majorité des religieux.
4. Le lundi 11 février 2019, 18:04 par gerardgrig
Descartes se souvint tout de même de l'enseignement scolastique de ses maîtres, dans sa Sixième Méditation Métaphysique, pour penser l'union de l'âme et du corps. Il trouva chez Averroès, le Commentateur d'Aristote, des lueurs sur la question de l'intellect matériel, que Descartes appelait l'esprit. Descartes constatait que l'âme était davantage que le pilote du corps, car il lui est intimement lié. Le corps est mon corps, et mon corps, c'est moi. Des contradicteurs de Descartes, dans ses controverses, lu avaient déjà objecté, que le "je pense" serait plutôt un "ça pense". Averroès allait bien plus loin. Traduit en langage moderne, son Cogito serait un "je fantasme, donc je suis" ! Voir le livre de Jean-Baptiste Brenet, "Je fantasme. Averroès et l'espace potentiel". En réalité, Descartes avait bien raison de rejeter la scolastique, qui était sans certitudes sur les thèses d'Averroès, particulièrement en ce qui concernait l'averroïsme latin. A cet égard, il faudrait lire l'étude célèbre de Renan sur l'averroïsme, même si elle ne fait plus l'unanimité. Descartes s'attira les foudres de l'Université, en Hollande, à cause de l'imprudence de son disciple Regius qui faisait du cartésianisme un matérialisme. Pour s'être compromis avec l'intellect matériel du penseur musulman de la double vérité (Raison et Foi) , Descartes fut menacé de subir le bûcher à l'instar de Vanini, par le sinistre Gisbertus Voetius.
En Hollande, il y eut néanmoins des universitaires de talent, comme les expatriés français Scaliger et Saumaise. Il faudrait également citer le cartésien flamand Arnold Geulincx.
Dans l'Université française déclinante et sclérosée, il y avait tout de même un personnage sympathique. C'était Armand-Jean de Mauvillain, l'ami de Molière, qui venait jouer les Diafoirus dans ses Dîners de cons. Molière disait au Roi qu'il demandait des remèdes à Mauvillain, pour savoir ce qu'il ne devait surtout pas prendre, s'il voulait guérir !
5. Le jeudi 14 février 2019, 20:38 par Philalethe
Oui, bien sûr, c'est avec l' héritage conceptuel de la scolastique que Descartes rompt avec elle.
Je doute qu'en cartésien, on puisse s'écrier "mon corps, c'est moi !". Cette pensée même apprend à un cartésien qu'elle est fausse (auto-réfutante). Mais "mon esprit, ce n'est pas plus moi !" Pour vous donner raison, "moi, c'est mon âme et mon corps unis !". Mais c'est une union où l'un des deux paye toujours les frais de l'action de l'autre... Certes je peux aller de l'avant mais généralement alors le corps est dans un tel cas le patient...

jeudi 13 décembre 2018

" L'imbécilité est une chose sérieuse " est un livre à prendre au sérieux.

Dans un petit ouvrage caustique, drôle et savant, rationaliste sans être pontifiant, intitulé L'imbecillità è una cosa seria et publié en 2016, Maurizio Ferraris essaye de ne pas faire un éloge imbécile de la raison. De son point de vue, l'auteur ne tente en effet pas plus que l'essai : l'imbécile, il ne sait que trop bien que c'est potentiellement lui , en tant que l'intelligence de chacun est la bêtise de soi surmontée, comme la marche est la chute rattrapée. On devine donc que les meilleurs choix philosophiques peuvent être défendus par des imbéciles ou plus aimablement dit, imbécilement. Mais je ne veux pas ici faire un compte-rendu de l'ouvrage, juste éclairer grâce à ce philosophe italien l'idée qu' Internet ne nous rend pas idiots : la raison en est qu'on ne devient pas idiot, on naît idiot (on ne fera pas ici de distinction entre idiotie et imbécillité) :
" La technique, quelle qu'elle soit, ne nous aliène pas, ni ne nous rend stupides. Simplement elle potentialise vertigineusement les occasions de nous faire connaître pour ce que nous sommes : plus présente est la technique, plus grande est l'imbécillité perçue. Nous ne sommes pas du tout plus imbéciles que nos ancêtres, et il est même hautement probable que nous soyons un peu plus intelligents qu'eux. Moins goinfres (avez-vous prêté attention à ce qu'on mange dans les romans du XIXème siècle ?), moins alcooliques (amusez-vous à compter le nombre de bières que Maigret est capable de boire en une journée), plus libéraux et moins autoritaires ou (...) moins enclins au fanatisme (les bûchers de sorcières ne sont plus une pratique courante), moyennement plus instruits et alphabétisés. Et c'est justement là le problème. Dans le monde d'Internet, nous assistons à un phénomène qui, dans son ensemble, peut être considéré comme le fruit des Lumières, celui de la capacité de penser par lui-même : les gens cherchent, se documentent, discutent. Qu'ensuite le fruit de ces pensées autonomes puisse ne pas plaire, quitte même à paraître arrogant, agressif ou simplement imbécile, c'est un fait.
À cause des caractéristiques intrinsèques du Web, aujourd'hui l'imbécillité est donc beaucoup plus documentée et plus répandue." (PUF, 2017 p.36-37)
Pour préciser les intentions de Maurizio Ferraris, il faut avoir à l'esprit sa définition de l' imbécillité " comme aveuglement, indifférence ou hostilité aux valeurs cognitives " (p.12). On aura compris qu'il ne suffit pas de dire qu'on respecte les valeurs cognitives pour ne pas être un imbécile. Il faut encore les respecter réellement. Le rationalisme fanfaron ne peut être qu'un rationalisme imbécile.
À mes yeux, Maurizio Ferraris est un homme des Lumières, mais les meilleures Lumières, aujourd'hui, sont désespérées. Je prends ici désespoir au sens technique que Sartre lui a donné : c'est la conscience lucide que l'avenir n'est jamais gagné d'avance. Comme les mauvaises herbes dans le jardin, il faut donc ne pas cesser d'arracher en soi les rejetons de l'imbécillité, en évitant de le crier sur les toits et d'accuser les autres de ne pas le faire.
Le rationalisme aujourd'hui n'est pas mort, mais il marche sur des oeufs. Très instruit par les fausses rationalités du passé, il s'entraîne à ne pas les écraser, jamais sûr d'y réussir.

Commentaires

1. Le dimanche 6 janvier 2019, 20:50 par gael clapens
En fait Ferraris ne donne sa définition qu'en passant. Il ne l'argumente pas. Il l'a prise chez quelques bons auteurs. Sa conception de la bêtise est plutôt celle d'une inadaptation au milieu et aux choses. Elle est très peu éthique.