samedi 2 avril 2005

Zénon le marcheur.

De Polémon, il me reste un dernier trait à souligner :
« On dit encore que ce n’est pas assis qu’il traitait des problèmes qui lui avaient été soumis, mais qu’il argumentait tout en marchant. » (Vies et doctrines des philosophes illustres IV, 19, trad. de Tiziano Dorandi)
Marcher en enseignant n’est pas une pratique propre à Polémon. Dans le Protagoras (314e-315ab), Platon décrit ainsi le sophiste qui donne son nom au dialogue :
« Quand nous fûmes entrés, nous trouvâmes Protagoras qui se promenait sous les portiques, accompagné et suivi dans sa promenade, d’un côté par Callias (suit la liste des disciples) Il y en avait parmi ces gens, qui suivaient par-derrière, prêtant l’oreille à ce qui se disait : pour la plupart, des étrangers, cela se voyait, que Protagoras emmène avec lui de chacune des cités par lesquelles il passe, charmant ces gens à la façon d’Orphée, par le son de la voix, et c’est à la voix qu’ils le suivent, une fois pris sous son charme ! (je fais l’hypothèse que c’est précisément ce type de voix qui est l’anti-modèle de Polémon) Mais le chœur comptait aussi quelques-uns de nos compatriotes. Quant à moi, la vue de ce chœur me causa une joie extrême, par les merveilleuses précautions qu’on y prenait pour ne jamais gêner la marche de Protagoras en se trouvant par-devant lui ; mais au contraire, dès qu’il faisait demi-tour, et, avec lui, ceux qui l’accompagnaient, c’était par une belle manœuvre, bien réglée, que ces infortunés auditeurs se séparaient sur un côté et sur l’autre, puis en exécutant leur évolution circulaire, prenaient chaque fois, avec la plus grande élégance, leur place à l’arrière. » (trad. de Léon Robin)
Etrange cortège, un peu comique, où le disciple suit au sens propre celui dont il boit les paroles et où le monologue magistral se réalise symboliquement à travers cette marche sans obstacles que « le chœur » à l’unisson aménage soigneusement. Mais, si l’on en croit Alexis, poète comique cité par Diogène Laërce en III, 27, Platon aussi déambulait de long en large et si on appelle Aristote le Péripatéticien, il se peut que ce soit aussi parce qu’il avait coutume de se promener en enseignant. C’est en tout cas cette manière de professer que Zénon va adopter, comme me l’apprend Diogène Laërce dans ce passage un peu énigmatique :
« Il donnait ses cours en allant et venant dans le Portique des peintures (…) voulant ainsi que l’endroit ne soit pas encombré d’auditeurs. Car, sous les Trente, mille quatre cents citoyens avaient été tués sous ce portique. » (VII, 5)
Richard Goulet, qui traduit ces lignes, ajoute la note suivante :
« Je ne crois pas, malgré le car, que le passage veuille dire que l’endroit a été choisi par Zénon parce qu’il était déserté par les Athéniens. C’est plutôt par son habitude de parler en déambulant que le philosophe empêchait la formation d’un cercle de badauds autour de lui. »
Si Richard Goulet a raison, Zénon donne donc à la marche un autre sens que ne le faisait Protagoras. Ce n’est plus la mise en scène dynamique de la popularité, c’est une tactique destinée à décourager celui qui veut s’attacher et se fixer au maître. Tactique en tout cas bien inefficace puisque ce Portique où marche Zénon devient si connu par le nombre de disciples que Zénon attire qu’il finit par donner son nom à la philosophie qui se constitue dans ces allers et retours (stoa signifie en effet en grec le portique). Il reste que c’est sur le lieu d’un massacre de ses concitoyens que Zénon choisit de déterminer le vrai. Robert Genaille donne un éclairage inattendu sur l’élection de cet endroit :
« Il y discourait, voulant purifier ce lieu de massacres, car, sous les Trente, on y avait tué plus de quatorze cents citoyens. »
A la différence de Richard Goulet qui annihile totalement le « car », Genaille l’explicite. Mais je sais (il y a du progrès dans les traductions et Bréhier corrobore Goulet) que Genaille a beaucoup trop fait confiance à son imagination. Il faut donc renoncer à l’idée d’une parole qui, par sa rationalité peut-être, aurait l’étonnante mission d’effacer les traces d’un déraisonnable massacre. Mais pourquoi ne pas garder l’intention d’enseigner dans un endroit déserté ? N’est-ce pas un compromis entre le refus cynique de donner des leçons et l’empressement sophistique à exhiber le succès de sa parole par la foule de ses disciples ?

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