mercredi 6 juillet 2005

Myson l'obscur.

Anacharsis n’est pas comme Socrate: il est sûr d’être sage. Mais il va pourtant vérifier auprès de la Pythie que personne d’autre n’est, de ce point de vue, plus réussi que lui. Et l’oracle désigne Myson, celui-là même que Platon dans le Protagoras mettait dans la liste des sept sages à la place de l’indigne Périandre. La prêtresse donne en plus une adresse : « Chéné sur l’Oeta » ; ce qui est certain, c’est que Myson est Grec mais originaire d’un endroit perdu. Laërce hésite entre deux localisations puis consacre plusieurs lignes à présenter d’autres hypothèses. Anacharsis, en tout cas, lui rend visite :
« Poussé par la curiosité, (Anacharsis) alla dans ce village et trouva l’homme en train d’adapter en plein été une poignée à sa charrue. Il lui dit : « Myson, ce n’est pas la saison de la charrue ». Et l’autre de dire : « C’est précisément le moment de la réparer » (I, 106)
Si Anacharsis a bien inventé l’ancre et le tour de potier, il a un point commun avec Myson : ce sont des techniciens. Certes celui-là est un innovateur alors que le second n’est qu’un réparateur, mais les deux mettent les mains à la pâte. Ces sages sont attachés aux choses et les perfectionnent, les améliorent. Comme on est loin du cynique dont le rêve sera de se priver de toute chose, à l’instar de l’animal, imaginé en relation directe avec la nature sans la médiation d’aucun artefact ! Reste que ce Myson a tout de même le côté cynique consistant à faire en hiver ce qu’on fait en été et inversement. A vrai dire, sa posture n’est que modérément déplacée : au fond, ce sage un peu fourmi n’est qu’un laboureur très prudent. Mais on ne sait pas ce que Myson, à part cultiver la terre, pensait. De lui Diogène ne cite qu’une sentence :
« Il disait qu’il ne fallait pas scruter les faits en se fondant sur les paroles, mais scruter les paroles en se fondant sur les faits. Car ce n’est pas en vue des paroles que les faits sont réalisés, mais c’est en vue des faits que les paroles sont prononcées. » (108)
J’ai l’impression que c’est une manière de mettre les actions au-dessus des mots et d’encourager à juger les paroles des hommes à la lumière de ce qu’ils font et non l’inverse. Appliquant cette manière de voir à Myson lui-même, j’en conclus que, s’il répond à Anacharsis, c’est pour éclairer ce qu’il fait. J’aurais tort de penser que, tel un cynique, il se fait voir en train de réparer l’engin dans le seul but de donner une leçon. C’est un artisan qui s’explique, pas un professeur qui joue au manuel. En remontrer n’a pas du tout intéressé Myson : c’est en effet le seul sage misanthrope. Diogène, s’appuyant sur Aristoxène, élève d’Aristote, le compare à Timon, non pas le sceptique de Phlionte, l’auteur des mordantes Silles, mais cet Athénien connu seulement pour sa haine des hommes et célébré par Shakespeare. Mais il a la misanthropie gaie :
« On le vit en tout cas à Lacédémone rire tout seul dans un endroit désert. Soudain, comme quelqu’un se présentait et lui demandait pourquoi il riait alors que personne n’était là, il dit : « C’est justement pour cette raison » (108)
Je réalise que le rire d’un sage est un fait rare, Myson n’est-il pas le premier dont Diogène rapporte le rire ? Mais celui-ci est une explosion plutôt antipathique de triomphe solitaire. Etonnant sage, sans ami ni disciple, dans le désert, comme un ermite qui n’aurait que le culte de soi. Montaigne mentionne ce rire mais lui donne, je crois, un autre sens :
« Mison l'un des sept sages, d'une humeur Timoniene et Democritiene interrogé, dequoy il rioit seul : De ce que je ris seul : respondit-il. » (Essais Livre III, VII, De l’art de conférer)
Ce rire-là est un méta-rire, un rire sur le comique du rire déplacé, mais reste l’énigme de la raison du premier rire, de celui, vite avorté en somme, dont il rit. Ce sage isolé qui passe 97 ans à fuir les autres tant il se juge différent, et je suppose meilleur, se retrouve à la fin pris pour un autre (et pas le meilleur !) tant il faut beaucoup d’autres autour de soi pour être quelqu’un de vraiment exceptionnel :
« Aristoxène dit que s’il n’était pas célèbre, c’est parce qu’il n’était pas originaire d’une ville, mais d’un village, qui plus est obscur. C’est pourquoi, à cause de son manque de célébrité, certains ont rattaché ce qui le concerne à Pisistrate le tyran, mais ce n’est pas le cas de Platon le philosophe. » (108)
Enfin être immortalisé dans un dialogue de Platon, ce n’est tout de même pas mal. Et puis ce presque inconnu des hommes a eu pour lui la reconnaissance d’Apollon. Il aurait eu peut-être eu davantage s’il avait rendu constamment publique sa détestation du genre humain, comme Cioran par exemple.

mardi 5 juillet 2005

Anacharsis, semi-Barbare, mais vraiment lucide.

Pour la première fois depuis que j'écris ce blog, la conduite d'un philosophe non seulement n'a rien de sage, mais en plus est en contradiction avec ses paroles. Pierre Larousse dans l'article qu'il consacre à Périandre est porté à juger les Grecs fort étranges ("dans tout cela rien ne montre le vrai sage et il faut que les Grecs aient eu sur la sagesse d'autres idées que nous") et trouve un peu fort de café que seules des phrases donnent une si belle réputation:
"Quelques maximes en vers, insérées dans les recueils des poëtes gnomiques et qui passent pour être de lui, auront contribué à faire voir en lui un grand philosophe, tandis qu'au contraire ni sa vie publique ni sa vie privée témoignent du moindre souci de la morale" (Tome 12, 1874)
Et que lit-on ? Pour clarifier, je vais présenter sous la forme d'un double tableau la morale périandrienne. Ce qu'il n'aime pas: a) le gain et l'argent quand ils dépassent le convenable
b) la tyrannie appuyée sur la violence, voire la tyrannie tout court
c) la précipitation, car elle est cause d'échec
d) les plaisirs, jugés corruptibles
Ce qu'il aime:
a) la tranquillité
b) la démocratie (et il a exercé quarante ans et demi la tyrannie d'après Aristote)
c) les honneurs parce qu'immortels
d) la modération dans la prospérité
e) la maîtrise de soi dans l'infortune
f) l'amitié
g) le respect des promesses
h) la conservation des secrets
i) corriger pour punir mais aussi pour prévenir
j) l'exercice ("De lui est la maxime:"Tout est dans l'exercice" I,99)
Certes sa vie n'était guère raisonnable mais comme elle était intéressante, à la différence de ces conseils sans âge et sans saveur qu'on trouverait aussi bien dans la bouche de n'importe quel autre.
Cependant je garderais de lui l'éloge de l'exercice et renverrais entre autres au néant:
1) la pensée dite profonde mais qui ne s'exerce jamais
2) les sentiments intenses mais qui ne se montrent pas
3) la morale qu'on affiche mais qu'on n'applique pas
Je jugerais donc la pratique de quoi que ce soit comme le critère de l'existence de cette chose (1). Mais l'exercice, c'est aussi ce qui permet aux pensées de se former (pour penser, il faut s'exercer à penser), aux sentiments d'exister (pour aimer, il faut ne pas cesser de se conduire de manière aimante), à la morale de devenir une disposition (pour être moral, il faut s'habituer à se conduire selon certaines règles).
Tout mettre dans l'exercice, c'est douter de la réalité de toutes ces choses jugées si intérieures qu'on pense et qu'on n'a pas besoin de les montrer et que ce n'est pas par la pratique, supposée bien trop extérieure, qu'on a pu les posséder. C'est aussi compter sur le temps et se méfier des instants.
Mais je ne crois pas une seconde que Périandre ait mis ces pensées-là dans sa maxime ! En tout cas, lue ainsi, elle porte accusation contre sa vie vu qu'il n'y exerce aucune vertu et qu'une vertu sans exercice n'est qu'un mot.
(1) Ajout du 01-12-14 : c'est une position en réalité : il faut ajouter que je ne me rapporte ici qu'à l'ensemble des choses qui se pratiquent. Or, il existe une multitude de choses qui ne se pratiquent pas. Ce sont en fait les capacités que vise cette remarque.

lundi 4 juillet 2005

Périandre, une bien maigre sagesse.

Pour la première fois depuis que j'écris ce blog, la conduite d'un philosophe non seulement n'a rien de sage, mais en plus est en contradiction avec ses paroles. Pierre Larousse dans l'article qu'il consacre à Périandre est porté à juger les Grecs fort étranges ("dans tout cela rien ne montre le vrai sage et il faut que les Grecs aient eu sur la sagesse d'autres idées que nous") et trouve un peu fort de café que seules des phrases donnent une si belle réputation:
"Quelques maximes en vers, insérées dans les recueils des poëtes gnomiques et qui passent pour être de lui, auront contribué à faire voir en lui un grand philosophe, tandis qu'au contraire ni sa vie publique ni sa vie privée témoignent du moindre souci de la morale" (Tome 12, 1874)
Et que lit-on ? Pour clarifier, je vais présenter sous la forme d'un double tableau la morale périandrienne. Ce qu'il n'aime pas: a) le gain et l'argent quand ils dépassent le convenable
b) la tyrannie appuyée sur la violence, voire la tyrannie tout court
c) la précipitation, car elle est cause d'échec
d) les plaisirs, jugés corruptibles
Ce qu'il aime:
a) la tranquillité
b) la démocratie (et il a exercé quarante ans et demi la tyrannie d'après Aristote)
c) les honneurs parce qu'immortels
d) la modération dans la prospérité
e) la maîtrise de soi dans l'infortune
f) l'amitié
g) le respect des promesses
h) la conservation des secrets
i) corriger pour punir mais aussi pour prévenir
j) l'exercice ("De lui est la maxime:"Tout est dans l'exercice" I,99)
Certes sa vie n'était guère raisonnable mais comme elle était intéressante, à la différence de ces conseils sans âge et sans saveur qu'on trouverait aussi bien dans la bouche de n'importe quel autre.
Cependant je garderais de lui l'éloge de l'exercice et renverrais entre autres au néant:
1) la pensée dite profonde mais qui ne s'exerce jamais
2) les sentiments intenses mais qui ne se montrent pas
3) la morale qu'on affiche mais qu'on n'applique pas
Je jugerais donc la pratique de quoi que ce soit comme le critère de l'existence de cette chose (1). Mais l'exercice, c'est aussi ce qui permet aux pensées de se former (pour penser, il faut s'exercer à penser), aux sentiments d'exister (pour aimer, il faut ne pas cesser de se conduire de manière aimante), à la morale de devenir une disposition (pour être moral, il faut s'habituer à se conduire selon certaines règles).
Tout mettre dans l'exercice, c'est douter de la réalité de toutes ces choses jugées si intérieures qu'on pense et qu'on n'a pas besoin de les montrer et que ce n'est pas par la pratique, supposée bien trop extérieure, qu'on a pu les posséder. C'est aussi compter sur le temps et se méfier des instants.
Mais je ne crois pas une seconde que Périandre ait mis ces pensées-là dans sa maxime ! En tout cas, lue ainsi, elle porte accusation contre sa vie vu qu'il n'y exerce aucune vertu et qu'une vertu sans exercice n'est qu'un mot.
(1) Ajout du 01-12-14 : c'est une position en réalité : il faut ajouter que je ne me rapporte ici qu'à l'ensemble des choses qui se pratiquent. Or, il existe une multitude de choses qui ne se pratiquent pas. Ce sont en fait les capacités que vise cette remarque.

vendredi 1 juillet 2005

Périandre, un sage ? (3)

Il reste deux anecdotes pour suggérer que Périandre n'a pas sa place parmi les sages. La première fait de lui un voleur:
"Ajoutons qu'Ephore (4ème siècle av.JC) raconte qu'il jura, s'il l'emportait à Olympie dans la course de chars, de consacrer une statue en or (ce tyran ambitionne d'être un athlète; à ne pas confondre avec un philosophe qui veut être l'analogue d'un sportif dans le domaine de la lutte morale). Après avoir triomphé, comme il manquait d'or (comment peut-on être vraiment sage et ne pas avoir assez d'or ?), voyant à l'occasion d'une fête locale les femmes parées (de bijoux), il mit la main sur toutes ces parures et envoya l'offrande (promise)"
En somme, s'en prendre aux hommes pour complaire aux dieux. Epicure est encore loin qui les tranquillisera en remettant les dieux à leur place. La version racontée par Hérodote est fort différente:
" Il fit aussi en un même jour dépouiller de leurs habits toutes les femmes de Corinthe, à l'occasion de la mort de Mélisse, sa femme. Il avait envoyé consulter l'oracle des morts sur les bords de l'Achéron, dans le pays des Thesprotiens, au sujet d'un dépôt qu'avait laissé un étranger. Mélisse, étant apparue, répondit qu'elle ne dirait ni n'indiquerait où était ce dépôt, parce qu'étant nue, elle avait froid ; les habits qu'on avait enterrés avec elle ne lui servant de rien, puisqu'on ne les avait pas brûlés. Et, pour prouver la vérité de ce qu'elle avançait, elle ajouta que Périandre avait déposé dans le sein de la mort le germe de la vie. Cette preuve parut d'autant plus certaine à Périandre, qu'il avait joui de sa femme après sa mort. Ses envoyés ne lui eurent pas plutôt fait part, à leur retour, de la réponse de Mélisse, qu'il fit publier par un héraut que toutes les femmes de Corinthe eussent à s'assembler dans le temple de Junon. Elles s'y rendirent comme à une fête , avec leurs plus riches parures ; mais, les femmes libres comme les suivantes, il les fit toutes dépouiller par ses gardes, qu'il avait apostés dans ce dessein. On porta ensuite par son ordre tous ces habits dans une fosse, où on les brûla, après qu'il eut adressé ses prières à Mélisse. Cela fait, l'ombre de Mélisse indiqua à celui qu'il avait envoyé pour la seconde fois le lieu où elle avait mis le dépôt " (Histoires V, 92, trad. de Larcher)
Périandre le nécrophile dépouille les femmes non pour apaiser la sienne mais afin de mettre la main sur de l'argent. Certes il fait tout ce qu'il faut pour connaître la vérité mais ses efforts n'ont comme fin qu'une possession bien commune. La deuxième anecdote concerne sa mort. Il apparaît en commanditaire de tueurs chargés entre autres de mettre fin à sa propre vie. Le dispositif, qui vise à faire de lui un mort invisible, est complexe et coûteux en vies humaines. S'il est mort de découragement, il n'a en tout cas rien perdu au moment décisif d'une certaine intelligence calculatrice et planificatrice:
"Certains disent que voulant que sa sépulture ne soit pas connue (à la différence du premier sage Thalès qui choisit l'écart pour être au centre, le dernier plus banalement s'écarte pour disparaître) il ordonna à deux jeunes gens à qui il avait indiqué un chemin, de sortir de nuit et de supprimer celui qu'ils rencontreraient, puis de l'ensevelir. Ensuite (il ordonna) à quatre autres d'aller à la poursuite des premiers, puis de les supprimer et de les ensevelir. A nouveau, il en envoya encore un plus grand nombre à la poursuite de ces derniers. Et ainsi il fut lui-même supprimé en rencontrant les premiers."(96)
Abusé par sa mère la nuit (selon Parthénius), il trompe ses meurtriers qui, abusés aussi par la nuit, l'exécutent. Je me demande néanmoins pourquoi il juge prudent de faire assassiner les quatre tueurs de tueurs. Sans doute fait-il l'hypothèse que les deux premiers sicaires, en cherchant à éviter les coups fatals, risquent de "cracher le morceau". Mais il aurait pu encore plus prudemment penser qu'un des quatre pouvait juste avant de mourir lancer quelque chose comme: "On n'a fait que tuer sur ordre de Périandre deux hommes qui nous ont dit avant de mourir qu'ils ont tué, eux aussi sur ordre de Périandre, un homme qu'ils ont enseveli à tel endroit." Au fond, Périandre, qui met ici toute sa sagesse à organiser sa fin, aurait dû, s'il avait vraiment bien fait les choses, programmer l'extermination de l'humanité entière ! Mais enfin, bien que précautionneux à moitié, Périandre réussit son plan:
"Les Corinthiens inscrivirent sur son cénotaphe: Ici la terre ancestrale de Corinthe aux golfes marins contient Périandre, qui tenait la première place par la richesse et la sagesse." (97)
Etranges vers qui remplissent d'un cadavre un cénotaphe censé être vide. C'est le passant qui cette fois sera abusé à la lecture en plein jour de ces lignes mensongères. Reste une énigme: pourquoi le même homme qui souhaite triompher à Olympie veut-il être un mort introuvable ? Diogène Laërce vient de raconter toutes les infamies de Périandre; apparemment il ne bronche pas et aligne les méfaits sans émettre le moindre doute sur la valeur de sa sagesse. Cependant, dans l'épigramme qu'il lui consacre, il se rattrape, bien que discrètement:
"Ne t'afflige pas de ne pas obtenir quelque chose, Au contraire, réjouis-toi de tous les bienfaits que Dieu t'accorde. Car le Sage Périandre s'est éteint par découragement Pour n'avoir pas obtenu une affaire qu'il désirait."
J'imagine que son découragement a disparu au moment même où la dernière affaire qu'il désirait s'est réalisée ! Je note avant tout que si Diogène n'est pas assez sage pour ne pas présenter la mort comme un mal, il est assez lucide pour déconseiller à qui le lit d'imiter Périandre. Or, un sage qui n'est pas digne d'être imité, c'est, en toute rigueur, une contradiction dans les termes.