Laërce dit de Ménédème d’ Erétrie que, s’il est devenu philosophe, c’est qu’il a été captivé par Platon. Stilpon , lui, se faisait une spécialité de captiver les disciples des autres (note du 30-03-05) . Quant à Hipparchia, la philosophe cynique, elle a été si captivée par Cratès qu’elle en est devenue la femme (note du 08-03-05). Odile Goulet-Cazé précise que ce mot grec (thérathéis), utilisé donc au moins à trois reprises par Laërce pour désigner la relation entre le novice et le philosophe confirmé est un « terme très fort ».
Je pense alors aux élèves qu’il nous arrive aussi, à nous, les modestes professeurs de philosophie, de captiver. D’ailleurs certains conserveront jusqu’à la fin de leur vie le souvenir de leur prof de philo. Certes l’amour-propre y trouve son compte et tant que captiver veut dire intéresser fortement, tout va bien. Mais là où ça se gâte, c’est quand l’élève captivé devient captif.
En effet ça ne va pas de soi que les profs de philo libèrent leurs élèves. Bien sûr c’est un stéréotype d’affirmer que la philosophie permet de dépasser les opinions communes. Ces dernières, désignées avec un brin de pédantisme sous le nom de doxa, illustreraient de manière exemplaire l’absence de pensée de Monsieur Toutlemonde. Malheur donc aux élèves qui n’auraient pas la chance d’arriver en Terminale, tant il semble que la parole du prof de philo a une fonction purificatrice décisive : aiguiser la raison et la nettoyer des préjugés qui la corrompent. On plaint alors les pays qui n’ont pas fait de la philosophie une matière obligatoire de l’enseignement secondaire...
Mais il y aurait d’abord beaucoup à dire sur cette dépréciation de la pensée quotidienne qui n’est peut-être rien d’autre qu’un des nombreux préjugés d’une certaine philosophie. A ce propos, quelques lignes de Wittgenstein pourraient aider à se défaire de l’ensorcellement platonicien :
« Le fait que Socrate soit considéré comme un grand philosophe est une chose qui m’a intrigué. Car lorsque Socrate pose une question sur la signification d’un mot et que des gens lui donnent des exemples de la façon dont le mot est utilisé, il se montre insatisfait et demande une définition unique. Or, si quelqu’un me montre comment un mot est utilisé et quels sont ses différents sens, c’est exactement le genre de réponse que j’attends » (Maurice Drury Conversations avec Wittgenstein p.110)
Wittgenstein était ainsi porté à penser que le défaut philosophique majeur était la volonté de dégager des essences et qu’à cette fin les philosophes étaient enclins à généraliser à partir d’un sens possible seulement d’un mot, appelant par exemple Amour un des phénomènes auquel correspond l’usage du mot « amour ». Il encourageait à se défaire de cette illusion essentialiste en s’habituant à prendre une vision panoramique, synoptique des usages des mots.
De cela, on ne doit pas conclure que ce qu’on a l’habitude de dire est toujours vrai mais qu’on a la mauvaise habitude de penser que c’est toujours faux.
Aussi quand captiver c’est enfermer dans une conception radicalement dépréciative du langage ordinaire, on peut légitimement mettre en doute les bienfaits d’une telle libération.
Reste à identifier par quoi est remplacée cette prétendue néfaste opinion commune. Cependant il est difficile de déterminer l’identité intellectuelle des profs de philo tant cela fait partie de leur conviction commune que la transmission à l’élève de n’importe quelle philosophie vaut mieux que le maintien des opinions qu’il a en entrant en Terminale. Alors si le professeur est parvenu à déterminer qui de tous les philosophes est le plus vrai, il se peut qu’il tienne à l’enseigner comme étant sinon la vérité, du moins un moyen respectable de s’en approcher. L’élève sera d’autant plus susceptible d’adhérer à la doctrine enseignée qu’il n’aura en général qu’un professeur de philosophie, la Philosophie se confondant alors avec les cours de philosophie de son professeur.
Il me semble donc nuisible à l’élève de faire du philosophe qu’on admire le leit-motiv obsessionnel d’une année, même si on ne peut enseigner que grâce à l’héritage de ses lectures et donc de ses goûts. Mais on voit le danger inverse : l’opinion commune est balayée par une avalanche de références hétéroclites, sans souci de l’unité. Le professeur est épicurien pour traiter le bonheur, kantien pour la morale, heideggerien pour la technique etc.
C’est pourquoi entre l’éclectisme incohérent et le systématisme trompeur, la voie d’un enseignement à la fois captivant et libérateur (et je ne crois pas que l’expression soit nécessairement contradictoire) est donc bien étroite.