dimanche 29 janvier 2006

Ménédème, l'inventeur à Érétrie du banquet spartiate.

Vous vous souvenez peut-être d’Alexinos d’Elis, ce disciple d’Euclide abandonné par ses élèves quand ils réalisent à quel point Olympie, le lieu où le maître a le projet d' installer son école, est insalubre. Eh bien, Ménédème d’Erétrie ne veut pas qu’on lui fasse le même coup :
« Il était aussi très hospitalier et, comme le climat d’Érétrie était malsain, il organisait de nombreux banquets, entre autres des réunions de poètes et de musiciens » (II, 133)
Mais n’imaginez pas que vins et victuailles vont jouer le rôle d’appeaux :
« Voici de quelle façon il organisait ses banquets. Il mangeait préalablement, en compagnie de deux ou trois personnes jusqu’à une heure tardive de la journée (ceux qui mangent avec le maître sont-ils les disciples les plus proches ?); ensuite on appelait les gens qui étaient arrivés et qui, eux aussi, avaient déjà dîné. Par conséquent, si quelqu’un était venu trop tôt, il faisait les cent pas et demandait à ceux qui sortaient (les serviteurs qui enlevaient les plats) ce qu’il y avait sur la table et où l’on en était. Si l’on en était au légume ou au poisson salé, on s’en allait ; si l’on était à la viande, on rentrait. Il y avait l’été sur les lits une natte de jonc et l’hiver une peau de mouton. La coupe qui circulait ne dépassait pas un cotyle (environ un quart de litre).Le dessert était fait de graines de lupin ou de fèves, parfois aussi de fruits de saison : poire, grenade, ers (une sorte de lentille) ou par Zeus, figues sèches. » (138)
Cette invocation de Zeus m’étonne un peu, j’ai même l’impression que c’est la première fois que je la lis sous la plume de Diogène. Robert Genaille devait encore plus surprendre son lecteur par son choix de traduction (« Que Hercule me damne ! »). Diogène manifeste-t-il ainsi l’ironie que lui inspire la frugalité du menu ? En tout cas, son compte-rendu resterait énigmatique s’il ne le complétait pas par quelques vers de Lycophron, lequel aurait écrit un drame satyrique où Ménédème était le personnage principal, sans que je sache s’il s’en moquait ou le louait. Les vers en question ne permettent d’ailleurs pas de trancher tant ils sont ambigus :
« A la suite d’un médiocre repas la modeste coupe circule avec mesure parmi les assistants ; mais pour dessert ceux qui aiment écouter reçoivent le discours de sagesse » (138)
Au fond, les plats font ici figure de « vedettes américaines », « the last but not the least », la raison d’être du banquet, le gâteau, c’est le discours. Ménédème était-il le seul à parler ? Ouvrait-il ainsi une série de prises de paroles, comme dans le Banquet de Platon ? Ce dont je ne doute pas, c’est que la parole de Ménédème devait être précieuse pour les auditeurs car, rare socratique à imiter le maître, « il ne composa aucun ouvrage de manière à éviter aussi de se fixer sur une doctrine quelconque » (136). Et moi de me demander comment on fait pour progresser dans la pensée quand on n’écrit pas ce qu’on pense, tant j’ai l’idée qu’un certain usage de l’écriture accélère la réflexion et lui évite les ratiocinations. De cette organisation du banquet qui met si ostentatoirement en évidence que le temps de la pensée et celui de l’alimentation ne doivent pas être confondus, puis-je conclure que le cercle constitué par Ménédème et ses premiers compagnons de table (des amis, dit Genaille, qu’il distingue nettement des invités) ne philosophaient pas en mangeant ? Kant dans les pages ingénieuses et drôles qu’il consacre aux repas dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798) conseille au philosophe de ne pas manger seul, tant il pense qu’un repas pris en commun avec des gens d’esprit est susceptible de ravitailler en idées le philosophé fatigué par la réflexion solitaire :
« Manger seul (solipsismus convictorii, le solipsisme du convive, l’expression est drôle pour le lecteur philosophe tant il est habitué à utiliser ce mot savant dans un autre contexte) est malsain pour le savant qui philosophe ; ce n’est point restauration mais (surtout lorsque le repas prend les dimensions d’une bombance solitaire), exhaustion (cette association de l’épuisement à la satisfaction solitaire fait penser à tout autre chose, chose que le même Kant d’ailleurs condamnait tout à fait...) ; un travail épuisant et non un jeu vivifiant des pensées. L’homme à table qui, méditant se nourrit, pendant le repas solitaire, de sa propre substance, perd peu à peu l’entrain qu’il retrouvera à l’opposé si un commensal lui fournit par la diversion de ses propos impromptus un apport vivifiant de matière qu’il ne lui a pas été donné de découvrir par lui-même » (I, III, 88, éd. de la Pléiade p. 1095-1096).
Je ne sais pas combien de convives rejoignaient Ménédème pour ces agapes épicuriennes, mais Kant, lui, pensait que, pour faire un bon repas en bonne compagnie, le nombre ne doit pas « être inférieur à celui des Grâces, ni supérieur à celui des Muses » (p.1094)
La phrase finie, Kant, en bas de page, a ajouté une note, témoin de l’intérêt de ce grand esprit pour les petites choses :
« Dix à table, l’hôte qui sert ses invités ne se comptant pas. »
Mais cette addition est finalement embarrassante, car si l’hôte crée les conditions du repas optimal sans y participer, comment pourra-t-il se recréer à la source fraîche de la conversation ?

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