lundi 6 décembre 2010

La caverne diderotienne ou l'invention de Dieu par l'homme du ressentiment.

Dans l' allégorie platonicienne de la caverne, le lieu de l'erreur est précisément la caverne. Si la sortie en plein jour coûte au prisonnier, ce dernier est néanmoins certain de découvrir dans le monde extérieur le lieu exclusif de la vérité. Entre les deux univers, c'est le jour et la nuit. Certes il y a bien quelque chose du monde à l'air libre dans le monde sous terre : en effet chaque ombre vue par les prisonniers est l'ombre d'une chose souterraine qui ressemble à une chose extérieure. Mais il n'y a rien du monde souterrain dans le monde d'en haut - le prisonnier passe de l'un à l'autre sans en exporter quoi que ce soit, même pas ses erreurs.
Or, Diderot a imaginé une caverne qui est encore le lieu de la production du faux mais d'un faux qui, diffusé à l'air libre, conquiert le monde extérieur. Ce texte curieux est une de ses Pensées philosophiques. Le voici :
" Un homme avait été trahi par ses enfants, par sa femme et par ses amis ; des associés infidèles avaient renversé sa fortune et l'avaient plongé dans la misère. Pénétré d'une haine et d'un mépris profond pour l'espèce humaine, il quitta la société et se réfugia seul dans une caverne (par rapport à Platon, il y a ici une exacte inversion : une personne dans la caverne, la société au dehors). Là, les poings appuyés sur les yeux, et méditant une vengeance proportionnée à son ressentiment (chez Platon, le dispositif à produire des illusions est installé dans la caverne, ici il est pensé à l'intérieur et réalisé à l'extérieur), il disait : " Les pervers ! Que ferais-je pour les punir de leurs injustice, et les rendre tous aussi malheureux qu'ils le méritent ? Ah ! S'il était possible d'imaginer ... de les entêter d'une grande chimère à laquelle ils missent plus d'importance qu'à leur vie, et sur laquelle ils ne pussent jamais s'entendre !..." À l'instant il s'élance de la caverne en criant : " Dieu ! Dieu !..." Des échos sans nombre répètent autour de lui : " Dieu ! Dieu ! " Ce nom redoutable est porté d'un pôle à l'autre et partout écouté avec étonnement. D'abord les hommes se prosternent, ensuite ils se relèvent, s'interrogent, disputent, s'aigrissent, s'anathématisent, se haïssent, s'entr'égorgent, et le souhait fatal du misanthrope est accompli. Car telle a été dans le temps passé, et telle sera dans le temps à venir, l'histoire d'un être toujours également important et incompréhensible " (Addition aux pensées philosophiques, p. 72, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1964)
Avant Nietzsche (Généalogie de la morale I 14), Diderot avait donc renversé ironiquement le dispositif platonicien.

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