« On m'a posé... On me pose sans arrêt la question sur le livre que j'emporterais sur une île déserte ; un lieu commun du journalisme. Au début j'ai répondu que j'emporterais une encyclopédie ; mais je ne sais si on me permettrait d'emporter dix ou douze volumes, je crois que non. Alors j'ai opté pour l'Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russell, qui serait peut-être le livre qui me suivrait dans l'île... » ( Jorge Luis Borges, Ultimes dialogues avec Osvaldo Ferrari )
Excellent choix ! À condition cependant que Borges n'ait pas, par malheur, en mains la traduction française, disponible dans un coffret de deux volumes depuis 2011 (Les Belles Lettres). En effet, à ma consternation, j'ai réalisé que cette traduction de Hélène Kern, qui correspond à la première publication en 1946 de l'ouvrage de Russell, est franchement à réviser ( je m'en suis aperçu quand, ne comprenant pas certains passages, j'ai consulté l'original anglais qui disait alors autre chose mais très clairement en tout cas ! ).
À titre d'exemple, voici deux paragraphes, d'abord dans le texte original (A) , puis dans la traduction que je dénonce (B) , enfin dans une traduction personnelle (C), certes non irréprochable mais meilleure, je l'espère :
A :
" I come now to the position of Protagoras, that man is the measure of all things, or, as it is interpreted, that each man is the measure of all things. Here it is essential to decide the level upon which the discussion is to proceed. It is obvious that, to begin with, we must distinguish between percepts and inferences. Among percepts, each man is inevitably confined to his own; what he knows of the percepts of others he knows by inference from his own percepts in hearing and reading. The percepts of dreamers and madmen, as percepts, are just as good as those of others; the only objection to them is that, as their context is unusual, they are apt to give rise to fallacious inferences.
But how about inferences? Are they equally personal and private? In a sense, we must admit that they are. What I am to believe, I must believe because of some reason that appeals to me. It is true that my reason may be some one else's assertion, but that may be a perfectly adequate reason - for instance, if I am a judge listening to evidence. And however Protagorean I may be, it is reasonable to accept the opinion of an accountant about a set of figures in preference to my own, for I may have repeatedly found that if, at first, I disagree with him, a little more care shows me that he was right. In this sense I may admit that another man is wiser than I am. The Protagorean position, rightly interpreted, does not involve the view that I never make mistakes, but only that the evidence of my mistakes must appear to me. My past self can be judged just as another person can be judged. But all this presupposes that, as regards inferences as opposed to percepts, there is some impersonal standard of correctness. If any inference that I happen to draw is just as good as any other, then the intellectual anarchy that Plato deduces from Protagoras does in fact follow. On this point, therefore, which is an important one, Plato seems to be in the right. But the empiricist would say that perceptions are the test of correctness in inference in empirical material. " (I, II, XVIII)
B :
" J'en viens maintenant à la position de Protagoras : l'homme est la mesure de toutes choses ou, comme elle est généralement interprétée : chaque homme est la mesure de toutes choses. Ici, il est essentiel de bien marquer le terrain sur lequel la discussion doit porter. Il est clair que, pour commencer, nous devions distinguer entre les perceptions et les conséquences. En ce qui concerne les perceptions, chaque homme est inévitablement limité à ses perceptions personnelles. Ce qu'il sait des perceptions des autres, il le sait par les conséquences de ses propres perceptions, en entendant et en lisant. Les perceptions de l'homme en état de rêve et celles des fous, en tant que perceptions sont tout aussi justes que celles des personnes à l'état normal. La seule objection contre elles est que leur texture étant anormale, elles sont aptes à produire des conséquences fausses.
Mais que dirons-nous des conséquences ? Sont-elles également personnelles et privées ? En un sens, nous devons admettre qu'elles le sont. Ce que je dois croire, je dois le croire pour certaines raisons qui m'apparaissent valables. Il est vrai que ma raison peut être l'affirmation de quelqu'un d'autre mais ceci peut aussi être une raison parfaitement plausible, par exemple si je suis un juge qui cherche la vérité. Tout disciple de Pythagore que je puisse être, il est raisonnable d'accepter l'opinion d'un rapporteur sur une série de faits, de préférence à la mienne, car j'ai pu faire l'expérience qu'étant, au début en désaccord avec lui, après avoir étudié la question je me suis rendu compte qu'il avait raison. Dans ce sens, je peux admettre qu'un autre homme est plus sage que moi. La position de Protagoras, lorsqu'elle est justement interprétée, n'implique pas l'idée que je me trompe jamais mais seulement que l'évidence de mes erreurs doit m'apparaître à moi-même. Mon passé personnel peut être jugé exactement comme une autre personne serait jugée. Mais tout ceci présuppose que, en ce qui concerne les conséquences opposées aux perceptions, il y a des règles impersonnelles d'exactitude. Si une conséquence quelconque que j'ai été amené à déduire se trouve être tout aussi bonne qu'une autre, alors l'anarchie intellectuelle que Platon tire de Protagoras doit nécessairement suivre. Par conséquent, sur ce point, qui est important, Platon semble être dans le vrai. Mais les empiristes diront que les perceptions sont les épreuves de l'exactitude des conséquences dans la substance empirique."
C :
" J'en viens maintenant à la position de Protagoras, selon laquelle l'homme est la mesure de toutes choses ou, comme on l'interprète, que chaque homme est la mesure de toutes choses. Il est essentiel ici de décider du niveau où la discussion doit se poursuivre. Il est évident que pour commencer nous devons distinguer entre les percepts et les inférences. En ce qui concerne les percepts, chaque homme est inévitablement limité aux siens ; ce qu'il sait des percepts des autres, il le sait par inférence à partir des percepts qu'il a en entendant et en lisant. Les percepts des rêveurs et des fous sont tout aussi bons que ceux des autres ; la seule objection qu'on peut leur faire est que, comme leur contexte est inhabituel, ils ont tendance à donner lieu à des inférences fallacieuses.
Mais qu'en est-il des inférences ? Sont-elles également personnelles et privées ? Dans un certain sens, nous devons admettre qu'elles le sont. Ce que je dois croire, je dois le croire pour une raison qui me parle. Il est vrai que ma raison peut être l'assertion de quelqu'un tout en étant une raison parfaitement adéquate - par exemple si je suis un juge écoutant une déposition. Aussi protagoréen que je puisse être, il est raisonnable d'accepter l'opinion d'un comptable sur une série de chiffres de préférence à la mienne car je peux avoir découvert à plusieurs reprises que si au départ j'étais en désaccord avec lui, un peu plus d'attention me montrait qu'il avait raison. En ce sens je peux admettre qu'un autre homme est plus sage que moi. La position protagoréenne, correctement interprétée, n'implique pas que je ne fais jamais d'erreurs, mais seulement que la preuve de mes erreurs doit m'apparaître. Mon moi passé peut être jugé tout autant qu'une autre personne peut être jugée. Mais tout ceci présuppose qu'en ce qui concerne les inférences par opposition aux percepts il y a un critère impersonnel de justesse. Si toute inférence qu'il m'arrive de tirer est aussi bonne que n'importe laquelle, alors en découle de fait l'anarchie intellectuelle que Platon déduit de Protagoras. Donc sur ce point, qui est important, Platon semble être dans le vrai. Mais l'empiriste dirait que les perceptions constituent le test déterminant l'inférence juste en matière empirique."