jeudi 27 octobre 2016

On ne peut pas demander aux capacités théoriques plus que la connaissance de la vérité.

Que peut-on attendre de la théorie ?
Dans les Entretiens (II, 24), Épictète traite du talent oratoire, "ce talent de bien dire et d'embellir le langage (...) et de l'arranger, comme fait le coiffeur pour la chevelure." (trad. Muller). Un tel talent, on le voit, a une fonction : produire "des discours en termes à la fois élégants et appropriés" grâce à "un certain style, avec une certaine variété et une certaine subtilité dans les termes." Le style est un moyen, certes indispensable, car "c'est par la parole et par une transmission verbale qu'il faut aller vers la perfection, purifier sa faculté de choix et rendre droite sa faculté d'user des représentations". Mais le style n'est qu'un moyen : dit autrement, on doit passer par lui, et non s'y arrêter ; Épictète s'adresse ainsi à qui cultive le style pour lui-même :
" Homme, tu as oublié ta destination ; tu ne devais pas te rendre à cette hôtellerie, seulement y passer. "Mais elle est bien jolie, cette hôtellerie." Il y en a tant d'autres qui le sont, tant de jolies prairies aussi - comme lieux de passage, sans plus."
La destination consiste à faire un usage pratique de la faculté de choix (proairesis) de manière à mener la meilleure des vies : la destination de la vie est pratique. Le talent oratoire ne peut pas faire plus que fournir un instrument au service de la pratique.
Or, Épictète établit discrètement et dans les dernières lignes du chapitre un parallèle entre le talent oratoire et ce que j'appellerai le talent théorique; ce parallèle est justifié d'abord parce que l'accès à la perfection passe nécessairement aussi par des principes théoriques et ensuite parce que certains s'installent dans la théorie, comme on cultive le style pour lui-même. La théorie est à leur goût, ils parviennent par exemple à " analyser les syllogismes aussi bien que Chrysippe". Mais par un tel raisonnement Épictète n'enlève pas de la valeur à la théorie, il veut juste rappeler que le talent théorique ne sert qu'à produire une connaissance théorique, tel le talent oratoire qui ne sert qu'à bien utiliser la langue. L'erreur théorique qu'il dénonce est que cultiver la théorie puisse apporter autre chose qu'une perfection cognitive : la théorie n'est pas faite pour la pratique, non la finalité de la théorie est de produire des vérités théoriques, comme la fonction des yeux est de voir. Ce que dénonce Épictète est la croyance qu'il suffit de faire de la théorie pour avoir une vie excellente. Il rappelle que la capacité pratique découle non de la théorie mais de l'effort de mise en pratique de la théorie :
" Qu'est-ce qui empêche celui qui parle comme Démosthène de subir un échec ? Qu'est-ce qui empêche un homme capable d'analyser les syllogismes aussi bien que Chrysippe d'être malheureux, de pleurer, d'éprouver de l'envie, en un mot d'être dans le trouble et la misère ? Absolument rien. Tu vois bien que c'étaient là des hôtelleries sans valeur, que le but était ailleurs. Quand je m'adresse ainsi à certains, ils croient que je dénigre l'étude de la parole ou celle des principes théoriques. Mais ce n'est pas le cas ; ce que je dénigre, c'est de ne jamais cesser de s'y adonner et d'y mettre toutes ses espérances."
La fonction de la théorie n'est pas de rendre heureux, elle est d'apporter la vérité. Mais celui qui veut être heureux devra s'appuyer sur la vérité mais sans compter sur elle seulement. Il devra plutôt compter sur le développement de ses capacités pratiques. La mise en pratique de la théorie ne veut dire ni que la théorie naît de la pratique ni qu'elle a comme finalité la pratique. Elle signifie qu'il ne faut pas compter sur la seule connaissance de la vérité pour parvenir à la meilleure des vies possibles.
De même qu'on peut diriger sa vue parfaite vers des objets qu'il serait sage de ne pas regarder, de même on peut faire un mauvais usage d'une théorie parfaite, mais elle n'en devient pas pour autant une théorie imparfaite.

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