Spinoza avait clairement opposé dans le Traité de l'autorité politique la paix apparente à la paix réelle :
" Lorsque les sujets d'une nation donnée sont trop terrorisés pour se soulever en armes, on ne devrait pas dire que la paix règne dans ce pays, mais seulement qu'il n'est point en guerre. La paix, en vérité, n'est pas une simple absence d'hostilités, mais une situation positive dont certaine force de caractère est la condition." (Oeuvres complètes, La Pléiade, p. 950)
Georges Canguilhem s'inscrivait dans cette tradition quand, dans les Libres Propos du 20 mars 1929, il écrivait dans le cadre d'une " esquisse de politique de paix " :
" La paix que nous cherchons n'est pas la paix par la peur de la guerre, mais la paix pour l'amour de la paix. C'est donc la paix en tant que telle (laquelle existe déjà depuis qu'il y a des métiers, un commerce, une culture) que nous voulons asseoir définitivement, et non la paix qui n'est qu' horreur du sang, des canons et des armées)." (Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Vrin, 2011, p. 215)
Ce qui m'intéresse précisément ici, c'est l'article 9 d'un " projet de budget de la paix " que Canguilhem élabore dans cet esprit :
" Art. 9. - Chaque année, dans chacune des provinces d'ancien régime, 1 volontaire (homme de lettres, ingénieur, professeur, instituteur, prêtre, etc.) sera pris pour aller parler dans les provinces autres que la sienne les jours de manifestations régionalistes, félibréennes, autonomistes, etc., etc. Le conférencier devra célébrer l'excellence des moeurs et traditions dans la province d'où il est originaire. Salaire assuré égal soit au traitement, soit au revenu de la profession que le conférencier devra interrompre. Déplacements payés. Assurance en cas d'accidents et assurance sur la vie." (ibid. pp. 214-215)
Dans le texte suivant immédiatement les premières lignes citées, Canguilhem écrit :
" Ce qui fait la paix c'est la reconnaissance et l'acceptation des différences, et, par la conciliation de ces différences, leur négation. Nous voulons que les hommes se connaissent comme le pays et la coutume les font. Mais nous voulons leur apprendre aussi que la coutume n'est rien parce qu'on prend très bien d'autres coutumes. Nous voulons qu'un fondeur de Grenoble sache comment des hommes différents fondent à Vierzon ; qu'un mineur de Carmaux sache comment on descend dans les mines de Lens ; et qu'un instituteur de Lorient sache comment on apprend à lire dans les Cévennes. Afin qu'ils sachent tous que si les actions ou le vocabulaire changent, la façon d'ordonner des moyens en vu d'une fin et de donner sens à un mot par le contexte est universelle.
Nous voulons apprendre aux gens le désaccord et la discorde, afin qu'ils s'en réjouissent. Si le conférencier venu parler des moeurs flamandes et des combats de coqs aux Martigues, pays des cigales et des taureaux, s'en retournait avec l'oeil droit poché et le chapeau emporté comme une cocarde, nous le regretterions ; mais ayant payé le pharmacien et le chapelier, nous enverrions l'année suivante, aux Martigues, un Breton authentique ou M. Henri Pourrat. Ce que nous voulons atteindre, par le dépaysement obligatoire, mais qu'on le remarque, dans les limites de la profession, c'est un genre d'universalité qui tue l'égoîsme sans faire renier aux hommes rien de leur position sur terre. Nous voulons apprendre aux gens le point de vue des autres en leur demandant de garder le leur, puisqu'il n'y a jamais pour chacun qu'un point de vue qui est le bon." (ibid. pp. 215-216)
Il me semble que ce projet, exprimé dans un ton qui a quelque chose de hégélien et qui consiste à relativiser les cultures et à mettre en valeur ce qu'il y a d'universellement humain dans toutes, gagnerait aujourd'hui à être repris à l'échelle non d'un État donné (même si les catalanistes, entre autres, devraient méditer ces lignes !) mais à celle de l'Europe. En effet ce qui semble bien se porter aujourd'hui est plutôt une forme de régionalisme, voire de nationalisme, qui n'est en fin de compte qu'un ethnocentrisme déguisé sous les voiles du politiquement correct. Bien sûr, la volonté de Canguilhem de partir des différences culturelles dans les métiers devrait, sauf à rester dans les dimensions étroites de l'artisanat, s'ajuster aujourd'hui à la mondialisation des précédures professionnelles. Mais l'idée de donner un prix relatif aux contingences culturelles (et non un prix absolu en vue de fonder sur elles une politique) n'a rien perdu de sa valeur.
Pour finir, on pourrait faire un rapprochement avec la distinction que Jacques Bouveresse a faite entre " le croyant éclairé " et " le croyant naïf ". Ce dernier identifie sa religion à LA religion et à La morale. Le premier, bien qu'attaché à la religion qu'il pratique, sait que dans ce que Bouveresse appelle l'espace de la spiritualité, il y a non seulement les fidèles de son Église mais aussi des athées et des fidèles d'autres Églises. Bien sûr dans les deux cas, le risque est que culture et religion auparavant chéries soient réduites à rien de plus qu'à des héritages historiques contingents et faussement importants donc.
Mais ce risque est à prendre et même avec enthousiasme car il ne faudrait pas en effet que les cultures, qui devraient au fond mettre en évidence ce que notre identité personnelle doit aux hasards, soient la justification erronnée de l'attribution aux hommes de propriétés vues à tort par eux comme essentielles et donc légitimant potentiellement les frontières et les séparations.
En un mot, que les guerres de cultures ne viennent pas soit aggraver, soit remplacer les guerres de religions !