lundi 11 mai 2020

Le temps du confinement.

Un passage du chapitre 8 de L'homme sans qualités éclaire la valeur largement illusoire qu'on a pu donner au temps du confinement, pensé quelquefois aussi bénéfique qu'une retraite (Musil n'emploie pas ce mot mais par sa dimension religieuse il me paraît bienvenu). L'écrivain autrichien vient d'évoquer "  une espèce de ville hyper-américaine, où tout marche et s'arrête au chronomètre ". Les hommes y sont heureux car les buts qu' ils s'y proposent  sont " à courte distance " et faciles à atteindre. À ce sujet, Musil soutient ce que Jonathan Haidt a confirmé bien plus tard dans The Happiness Hypothesis. Finding modern truth in ancient wisdom (2006), il écrit en effet :

" Pour le bonheur, ce qui compte n'est pas ce que l'on veut ; mais d'atteindre ce que l'on veut."

Mais cette ville n'existe pas encore dans la réalité. " Dieu sait ce qui réellement se produira ". Musil décrit alors comment nous sommes " embarqués " (l'expression n'est pas de lui) dans un processus que nous ne maîtrisons pas, processus qu'il appelle la chose (die Sache), sans doute parce que toute désignation moins vague signalerait qu'au moins on le domine intellectuellement par la connaissance vraie qu'on aurait de lui. En insistant sur " la chose ", Musil très explicitement se moque de toutes les représentations héroïques, volontaristes, optimistes du rapport des hommes avec leur histoire (11 ans plus tôt, en 1945, Sartre en avait donné un exemple radical dans L'existentialisme est un humanisme) :

" On serait tenté de croire que nous avons à chaque minute le commencement en main, et que nous devrions tirer des plans pour l'humanité. Si la chimère de la vitesse nous déplaît, créons-en une autre, par exemple très lente, un bonheur mystérieux comme le serpent de mer, flottant comme des voiles, et ce profond regard de vache dont les Grecs déjà s'engouèrent ! Mais il n'en va nullement ainsi. C'est la chose qui nous a en main. Jour et nuit, on voyage en elle, et l'on en fait bien d'autres : on s'y rase, on y mange, on y aime, on y lit des livres, on y exerce sa profession  comme si les quatre murs étaient immobiles, mais l'inquiétant, c'est que les murs bougent sans qu'on s'en aperçoive et qu'ils projettent leurs rails en avant d'eux-mêmes comme de longs fils qui se recourbent en tâtonnant sans qu'on sache jamais où ils vont ! Et par-dessus le marché, on voudrait encore, si possible, être l'une des forces qui déterminent le train du temps ! Voilà un rôle bien équivoque, et il arrive que le paysage, si l'on regarde au-dehors après un intervalle suffisant, ait changé ; ce qui file devant nos yeux file parce qu'il n'en peut être autrement ; mais, si résigné que l'on soit, on ne peut faire  qu'un sentiment désagréable ne prenne de plus en plus de force, comme si l'on avait dépassé le but ou que l'on se fût trompé de voie."

On note que l'ignorance de la chose produit deux illusions et donc deux déceptions : on a vu l'illusion de commander l'histoire, et donc la déception ou de n'avoir pas atteint le but désiré ou celui de ne pas l'avoir atteint tel qu'on se le représentait (Musil envisage un excès de résultats mais on pourrait, je crois, aussi bien penser  à un trop-peu) ; mais on découvre aussi l'illusion de vivre dans un temps  sans histoire, quand on a conscience de ne pas lui commander et surtout quand on s'y sent bien. Va de pair avec cette illusion la déception de réaliser que " le train du temps " ne s'arrête jamais et n'en fait qu'à sa tête. C'est alors pour échapper à la souffrance de ces deux désillusionnements qu'on va tomber dans une troisième illusion :

" Un beau jour, en tempête, un besoin vous envahit : descendre !  sauter du train ! Nostalgie d'être arrêté, de ne pas se développer, de rester immobile ou de revenir au point qui précédait le mauvais embranchement ! "

Il me semble que le confinement s'est vu accorder une de ces deux valeurs ou les deux à la fois : tantôt on l'a vu comme un ressourcement, tantôt comme un nouveau départ. Les deux tiennent peut-être de ce que Musil appelait dans le chapitre 4 " les odieuses chimères " (müßige Hirngespiste).




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