dimanche 10 mai 2020

Sens des réalités possibles et sens des possibilités réelles.

La pandémie est l'occasion de penser à un autre monde possible, après.
Or, le chapitre 4 de L'homme sans qualités de Robert Musil éclaire les différents sens de l'expression " penser à un autre monde possible ".

L'écrivain oppose dans ce chapitre " le sens du possible " au " sens du réel ". Penser à un autre monde possible suppose ne pas seulement avoir le sens du réel. Mais " les hommes du possible " ne sont pas toujours très prometteurs : en effet Musil distingue '' les rêves des neurasthéniques " des " desseins encore en sommeil de Dieu (die noch nicht erwachten Absichten Gottes) ". Bien sûr, si Dieu est bon, ce sont ces derniers qui nous intéressent, même si Musil laisse dans le vague leur identité.  On reste tout de même assez optimiste quand on lit les lignes suivantes :

" (ils) contiennent, selon leurs partisans du moins, quelque chose de très divin, un feu, une envolée de bâtir, une utopie consciente qui, loin de redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une invention perpétuelles. La terre n'est pas si vieille, après tout, et jamais, semble-t-il, elle ne fut dans un état aussi intéressant (in gesegneten Umständen)."

Mais il ne suffit pas d' héberger dans son esprit des possibles divins pour qu'ils se réalisent (sont-ils d'ailleurs réellement divins ou seulement apparaissent-t-ils divins à ceux qui se les représentent ?) :

" Comme ses idées, dans la mesure où elles ne constituent pas simplement d'oiseuses chimères, ne sont que des réalités non encore nées, il faut, naturellement qu'il (l'homme du possible) ait le sens des réalités ; mais c'est un sens des réalités possibles, lequel atteint beaucoup plus lentement son but que le sens qu'ont la plupart des hommes de leurs possibilités réelles. L'un poursuit la forêt, si l'on peut ainsi parler ; l'autre les arbres ; et la forêt est une entité malaisément exprimable, alors que des arbres représentent tant et tant de mètres cubes de telle ou telle qualité."

L' homme précieux n' est donc pas celui qui est apte à calculer comment exploiter au mieux la part de réalité dont il dispose, car si l'on compte seulement sur son sens des possibles, " dans l'ensemble et en moyenne, ce seront toujours les mêmes possibilités qui se répéteront ". C'est celui qui, éclairé par la réalité, saura en actualiser des potentialités heureuses et peu probables : " un homme pour qui une chose réelle n'a pas plus d'importance qu'une chose pensée. C'est celui-là qui, pour la première fois, donne aux possibilités leur sens et leur destination, c'est celui-là qui les éveille. "
Clairement Musil fait reposer la tâche de rendre un autre monde possible sur un être d'élite, dont la survenue est elle-même peu probable et en tout cas aucunement productible. En plus, cet étrange pêcheur " qui traîne une ligne dans l'eau sans du tout savoir s'il y a une amorce au bout " court le risque de " sombrer dans une activité toute spleenétique ".
Mais surtout Musil ne dépeint pas du tout son action comme en mesure de transformer un collectif. Cet homme " non pratique (...) peu sûr et indéchiffrable " modifie d'ailleurs moins ce qu'il fait dans le monde que ce qu'il voit d' un monde  fait par d'autres.  Ses idées sont exceptionnelles mais son comportement peut rester conformiste et ordinaire. Face aux torts qu'il subit, il commence d'abord par les interpréter d'une manière auparavant impossible mais il mettra du temps, si il arrive un jour, à se conduire d'une manière auparavant impossible :

" Ainsi se peut-il fort bien qu'un crime dont un autre que lui se trouve pâtir ne lui semble qu'une erreur sociale dont le responsable n'est pas le criminel, mais l'organisation de la société. En revanche, il n'est pas certain, s'il reçoit une gifle, qu'il la subisse comme un affront de la société ou ne serait-ce qu'une offense aussi impersonnelle que la morsure d'un chien ; il est plus probable qu'il commencera par la rendre ; après seulement,  il admettra qu'il n'aurait pas dû le faire. Enfin, si on lui vole sa maîtresse, il est douteux qu'il puisse faire totalement abstraction de la réalité de cet incident et s'en dédommage par la surprise d'un sentiment nouveau. Cette évolution n'en est encore qu'à ses débuts et représente, pour l'individu (für den einzelnen Menschen), une force autant qu'une faiblesse."

La faiblesse en question paraît moins être l'incohérence entre la pensée et la conduite que le fait de se retrouver isolé dans un monde qui globalement répète les mêmes possibilités.

Penser à un autre monde possible peut donc autant vouloir dire prendre ses désirs pour des réalités, imaginer par exemple un monde sans conflits, que tirer des réalités présentes le meilleur profit possible pour soi (et ceux de son groupe, de sa classe, diraient certains). Mais Musil nous apprend aussi que ça peut être imaginer une nouvelle forêt et pas seulement mieux rentabiliser l'arbre qu'on possède. Cependant cet autre monde n'a pas de conditions politiques ou plus largement institutionnelles, du moins directes et anticipables.
Ce monde plus divin que l'ancien n'est ni déterminé à venir par la force des choses, ni réalisé, tel un miracle, par un Sauveur. Il se peut certes qu'il aboutisse à la modification de la vie de la plupart, mais il est d'abord en germe, chez quelques-uns,  au cœur d' une lucidité rare, celle de voir les meilleures potentialités dans le médiocre ou le pire du réel. 

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