mardi 12 avril 2005

Cléanthe ou l'héroïque corvéable.

C’est du successeur de Zénon à la tête de l’école stoïcienne que je vais parler aujourd’hui. Il s’appelait Cléanthe mais on le surnommait Phréantle (le puiseur d’eau), car la nuit il se livrait à cette activité « dans les jardins, tandis que durant le jour il s’exerçait dans les raisonnements. » (VII, 168). Richard Goulet écrit à son propos : « il exécutait la nuit des « petits boulots » qui lui permettaient d’étudier durant le jour ». Certes on peut voir les choses comme ça. Portrait de Cléanthe en étudiant fauché. Mais n’est-ce pas petit et faux ? C’est vrai certes qu’il multiplie les activités manuelles : il creuse la terre, arrose, fait cuire des grains. Il a plusieurs employeurs : au moins un propriétaire de jardin et une marchande de farine. Il s’échine, ce Cléanthe. Mais je le soupçonne d’en faire un peu trop. Un autre à sa place se tuerait à travailler tant, mais lui non :
« On dit aussi qu’il fut conduit devant le tribunal pour expliquer comment il réussissait à rester en aussi bonne forme en vivant ainsi. Il fut ensuite acquitté après avoir présenté comme témoins le propriétaire du jardin où il puisait de l’eau et la marchande de farine chez qui il faisait cuire les grains » (ibid.)
Quel singulier procès ! Quelle charge a bien pu peser sur Cléanthe ? En tout cas, c’est manifeste qu’il travaillait dur, au vu et au su de tous. Mais pourquoi donc ? Pour vivre d’abord :
« Il fut célèbre pour son acharnement au travail, lui qui, étant d’une extrême pauvreté, s’efforça de gagner sa vie. » (ibid.)
En effet « on dit qu’il écrivait sur des tessons et des omoplates de bœufs ce qu’il entendait de la part de Zénon, parce qu’il n’avait pas d’argent pour acheter du papyrus. » (VII, 174)
Mais aussi pour payer les leçons du professeur :
« On dit également qu’Antigone, alors qu’il était son auditeur (Cléanthe sue la nuit et enseigne donc le jour), lui demanda pourquoi il puisait de l’eau. Il aurait répondu : « Ne fais-je que puiser de l’eau ? Eh quoi ? Est-ce que je ne creuse pas la terre ? Quoi ? Est-ce que je n’arrose pas et ne fais pas toutes sortes de corvées en vue de la philosophie ? Zénon en effet qui l’entraînait dans ce sens lui ordonnait de lui rapporter une obole sur ses gages » (VII, 169)
Comme il est prompt à souligner la multiplicité et la diversité des travaux auxquels il se livre ! Il ne peut pas être fier de travailler pour gagner de l’argent, c’est si ordinaire. D’ailleurs, sur ordre de Zénon, il refuse l’argent qu’on veut lui donner pour le récompenser :
« On dit que les membres de l’Aréopage l’approuvèrent et votèrent pour que dix mines lui soient allouées, mais que Zénon lui interdit de les prendre. On dit de même qu’Antigone lui aurait donné trois mille drachmes (ici, pas de trace de refus mais sa vie de labeur ne change pas : Laërce ne dit pas s’il est riche mais, quoi qu’il en soit, il n’en continue pas moins de suer sang et eau) » (ibid.)
L’argent n’est pas la fin qu’il vise. Il fait juste une démonstration ou plutôt c’est le couple Zénon/Cléanthe qui sous leurs faux airs de maître/disciple, de maître très rude et de disciple très discipliné, se partage les rôles d’une petite leçon de philosophie appliquée :
« Un jour Zénon apporta au milieu de ses disciples la petite monnaie qu’il avait rassemblée (entendez bien: les oboles données par Cléanthe) et dit : « Cléanthe pourrait nourrir un autre Cléanthe, s’il le voulait ; mais ceux qui possèdent de quoi se nourrir cherchent auprès des autres ce qui leur est nécessaire, bien qu’ils s’adonnent sans contrainte à la philosophie. » (VII, 170)
Je traduis : Cléanthe travaille beaucoup plus qu’il n’est nécessaire pour vivre mais s’il le fait, c’est pour illustrer la valeur de l’indépendance et en même temps ridiculiser ceux qui se prétendent philosophes du seul fait d’aimer la philosophie sans vivre en philosophes. En fin de compte, ce que voulait Cléanthe, c’est changer de surnom :
« Aussi appelait-on également Cléanthe un second Héraclès. » (ibid.)
A ce prix, rien d’étonnant à ce qu’il apprécie sa propre vie :
« Préférant sa vie à celle des riches, il disait que pendant qu’eux jouaient à la balle il travaillait, en la creusant, même la terre infertile. » (VII, 171)
Peu importe que la terre soit infertile, il creuse pour exhiber la valeur de l’effort. Ce qui compte donc ce n’est pas que le sol soit fécond, c’est seulement que les regards soient attirés par sa persévérance et sa ténacité. Au fait, vous voulez connaître la profession qu’il pratiquait avant de se convertir à la vie zénonienne ? C’est sans surprise : il était boxeur.

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