C’est désormais la figure de Pascal inquiet qu’il faut introduire en perdant peut-être l’espoir de contribuer ainsi à placer un des derniers morceaux d’un portrait-puzzle. Il ne faudrait pas hésiter à reconnaître qu' à propos de Pascal, comme à propos d’autres sujets, Nietzsche a formulé des thèses strictement incompatibles : dans ces conditions vouloir à tout prix leur trouver une cohérence me semble en réalité bien peu fidèle à l’œuvre elle-même. Il n'est même pas certain, concernant Pascal, qu'on puisse les faire correspondre à une évolution de la pensée de Nietzsche. Mais voyons d'abord de plus près comment se manifeste le trouble pascalien :
« La probité de Dieu : (…) Personne n’a été plus éloquent que Pascal pour parler du « Dieu caché » et des raisons qu’il a de se tenir si caché et de ne dire jamais les choses qu’à demi, marque que Pascal n’a jamais pu se tranquilliser à ce sujet ; mais il parle avec tant de confiance que l’on pourrait croire qu’il s’est trouvé par hasard dans les coulisses. Il soupçonnait une immoralité dans le « deus absconditus » mais il aurait eu honte et il aurait craint de se l’avouer : c’est pourquoi il parlait aussi haut qu’il pouvait, comme quelqu’un qui a peur. » (Aurore 91 T.I p. 1021)
Immédiatement je pense à Freud, précisément à Inhibition, symptôme, angoisse (1926): le philosophe (entendons par là n'importe quel philosophe) ressemble à "ce voyageur qui chante dans l'obscurité" afin de nier son anxiété, mais qui "n'en voit pas plus clair pour autant". Mais le rappochement n'est pas exact: la confiance de Pascal ne masque pas une ignorance mais un soupçon, comme si la raison, pas tout à fait suicidée, doutait de la bonté ou de l'omnipotence d'un Dieu tellement silencieux. Pascal de mauvaise foi, à la raison divisée, trop rigoureux pour croire à la version chrétienne de Dieu mais trop victime de la religion pour le reconnaître ouvertement. Mais sur la souffrance pascalienne, Nietzsche ne tient pas non plus un seul discours. Ainsi dans Aurore, avant cette réflexion sur ce dieu dont l'extrême discrétion fait douter, Nietzsche a clairement identifié sa souffrance à rien de plus qu’à un christianisme intériorisé avec succès :
« Les interprètes chrétiens du corps. Tout ce qui peut provenir de l’estomac, des intestins, des battements du cœur, des nerfs, de la bile, de la semence – toutes ces indispositions, ces affaiblissements, ces irritations, tous les hasards de la machine, qui nous est si peu connue- tout cela, un chrétien, comme Pascal, le considère comme un phénomène moral et religieux, et il se demande si c’est Dieu ou le diable, le bien ou le mal, le salut ou la damnation qui en sont cause. Hélas ! Quel interprète malheureux ! Comme il lui faut tourner, retourner et se torturer lui-même pour garder raison. » (86 p.1019)
Ici Pascal, devenu à nouveau la personnalisation du chrétien lambda, est complètement égaré: intoxiqué par le christianisme, il cherche des raisons surnaturelles là où il n'y a que des causes, et des plus physiques. Dressé à tort à se référer à une transcendance, quand il faudrait en rester à l'immanence du vivant, il ne peut même pas en tirer du confort mental. La souffrance ici ne dérive plus d'un reste de lucidité, le vers de la raison, coriace, gigotant encore, mais de la volonté d' appliquer une grille herméneutique essentiellement inadaptée à ce qu'elle prétend comprendre.
Mais Nietzsche peut aller jusqu'à définir comme quasi caractérielle l'insatisfaction pascalienne, comme dans ce passage du Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe au marteau (1888):
"Tout le domaine de la morale et de la religion doit être rattaché à cette idée des causes imaginaires. (…) « Explication » des sentiments généraux agréables – (…) Ils dépendent de l’heureuse issue de certaines entreprises (erreur naïve de raisonnement, car l’heureuse issue d’une entreprise ne procure nullement des sentiments généraux agréables à un hypocondriaque ou à un Pascal)" (Les quatre grandes erreurs 6 T.II p.979)
Pascal, dont le nom propre, sous la plume d'un Nietzsche qui mime l'aliéniste, signifie presque une catégorie psychiatrique, n'est plus qu'un cas médical dont on va donc jusqu'à douter de la singularité.
Quelle différence avec le fragment 480 de Aurore où Nietzsche oppose l’absence d’âme de Kant (« un cerveau ») et de Schopenhauer (« un caractère "immuable"») à la vie spirituellement riche de Pascal !
« Deux allemands. Si l'on compare Kant et Schopenhauer avec Platon, Spinoza, Pascal, Rousseau, Goethe, sous le rapport de l'âme et non de l'esprit: on s'apercevra que les deux premiers penseurs sont en posture désavantageuse: leurs idées ne représentent pas l’histoire passionnée d’une âme, il n’y a point là de roman à deviner, point de crises, de catastrophes et d’heures d’angoisse, leur pensée n’est pas en même temps l’involontaire biographie d’une âme (…) (Kant) n'a pas tellement vécu et sa façon de travailler lui prend le temps qu'il lui faudrait pour vivre quelque chose, - je ne veux pas parler, comme il se doit, de grossiers "événements" venus du dehors mais des destins et des convulsions, à quoi la vie la plus solitaire est sujette, lorsqu’elle a des loisirs et qu’elle se consume dans la passion de la méditation. » (481 p. 1175)
Loin d'être presque pathologisée, l'inquiétude pascalienne est ici consubstantiellement liée à l'écriture d'une oeuvre. L'âme n'est pas le nom fantasmatique donné à la méconnaissance de l'évolution du corps mais un supplément psychique donné à certains (Kant en effet n'en a pas !) et rendant possible des découvertes inacessibles à l'esprit pur.
Plus tard, dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche fera l’hypothèse que seul un homme pieux est en mesure de comprendre la religion et, s’il nomme Pascal cette fois, ce n’est pas en tant que token du type « avorton sublime » mais en tant qu’admirable modèle :
« Pour deviner et déterminer ce qu’a été jusqu’à nos jours l’histoire du problème de la science et de la conscience dans l’âme des homines religiosi, peut-être faudrait-il être soi-même aussi profond, aussi blessé, aussi extraordinaire que le fut la conscience intellectuelle d’un Pascal. » (III 45 T.II p. 599)
Il semble ici que Nietzsche a renoncé à l'approche scientiste mais, à vrai dire, les lignes suivantes dessinent le portrait complet du philosophe apte à rendre comptement exactement du phénomène religieux. Il serait certes fait en partie d'un Pascal mais aussi d'un philosophe des Lumières (pourquoi pas de La Mettrie par exemple ?) apte à donner une forme scientifique à la matière vécue du premier ?
"Et même alors il faudrait déployer au-dessus d’elle un ciel de claire et maligne spiritualité, qui lui permettrait d’embrasser d’en haut tout ce foisonnement de dangereuses et douloureuses expériences intérieures, d’y mettre de l’ordre et de le réduire en formules."
Il n'est donc pas insensé de soutenir que Nietzsche, en niant la possibilité d'une connaissance extérieure de la religion, identifie Pascal à un modèle pour lui-même, comme si devenir Pascal, ou plus exactement développer le Pascal qu'il est virtuellement, était une des deux conditions de la connaissance philosophique exacte de la valeur de la religion.
Certes Pascal, dans Aurore, est identifié de manière plus attendue à l'adversaire:
"Désirer des adversaires parfaits : on ne saurait contester aux Français qu’ils ont été le peuple le plus chrétien de la terre : non point qu’en France la dévotion des masses ait été plus grande qu’ailleurs, mais parce que les formes les plus difficiles à réaliser de l’idéal chrétien s’y sont incarnées en des hommes et n’y sont point demeurées à l’état de représentation, d’intention d’ébauche imparfaite. Voici Pascal, dans l’union de la ferveur, de l’esprit et de la loyauté, le plus grand de tous les chrétiens, et que l’on songe à tout ce qu’il s’agissait d’allier ici !" (192 T.II p.1081)
Malgré l'identification explicite de Pascal à celui contre lequel Nietzsche doit constituer sa pensée, je ne vois là pas de contradiction avec le texte précédent. Ce dernier faisait de l'identification à Pascal non le but de Nietzsche mais seulement le moyen de sa fin qui restait le dépassement du christianisme. Nietzsche, dans ces textes-là, loin d'adopter une ironie caricaturale vis-à-vis de la religion, a le souci de lui rendre justice. Je ne peux identifier ici toutes les raisons d'un tel souci mais l'une d'entre elles est clairement donnée dans la suite de ce texte: ce n'est qu'en s'affrontant aux représentants les plus élevés (éthiquement, spirituellement, intellectuellement) du christianisme qu'on peut espérer le surpasser.
En voilà donc de multiples Pascal ! Est-il permis de penser sous forme d'évolution ces variations de perspective ? Il semble que l'ambivalence de Nietzsche vis-à-vis de Pascal est présente dès le début de l'oeuvre. En effet trois pages après avoir qualifié de sénile l'idée du "moi haïssable", Nietzsche clôt les Opinions et sentences mêlées par ce texte:
"La descente aux Enfers : Moi aussi, j'ai été aux Enfers comme Ulysse et j'y serai souvent encore; et pour pouvoir parler à quelques morts, j'ai non seulement sacrifié des béliers, je n'ai pas non plus ménagé mon propre sang. Quatre couple d’hommes ne se sont pas refusés à moi qui sacrifiais : Epicure et Montaigne, Goethe et Spinoza, Platon et Rousseau, Pascal et Schopenhauer. C’est avec eux qu’il faut que je m’explique, lorsque j’ai longtemps cheminé solitaire, c’est par eux que je veux me faire donner tort et raison, et je les écouterai lorsque devant moi ils se donneront tort et raison les uns aux autres. Quoi que je dise, quoi que je décide, quoi que j’imagine pour moi et les autres : c’est sur ces huit que je fixe les yeux et je vois les leurs fixés sur moi. Que les vivants me pardonnent s'ils m'apparaissent parfois comme des ombres, tellement ils sont pâles et attristés, inquiets, et, hélas ! tellement avides de vivre: tandis que ceux-là m'apparaissent alors si vivants, comme si, après être morts , ils ne pouvaient plus jamais être las de vivre. Or, ce qui importe, c'est bien cette vivace pérennité: que nous fait la "vie éternelle", et, en général, la vie !» (T.I p.826)
Il faudrait rappeler ce texte à quiconque identifie l'entreprise nietzschéenne à un renversement du platonisme. Je ne veux pas dire que la formule rend mal compte de sa philosophie mais elle ne rend pas justice de son fréquent (sinon constant) souci de rendre justice aux philosophes avec lesquels et contre lesquels il pense. Parmi eux il faut donc inclure Pascal.
Reste qu'au fil de l'oeuvre (précisément à partir de La Généalogie de la morale ? Il faudrait pour l'assurer ne pas prendre en compte seulement les oeuvres publiées) la caractérisation de Pascal paraît devenir plus sévère, comme si le sublime s'éclipsait au profit de l'avorton. Il n'en est pas moins vrai que dans Ecce homo le passage déjà cité (hommage à la culture française) sur l'assassinat de Pascal par le christianisme commençait par:
"Si non seulement je lis mais j'aime Pascal (c'est Nietzsche qui a souligné), comme la victime etc"
Cet amour demande à être interprété. Est-ce en tant que victime que Pascal est aimé ? Est-ce en tant que sa raison christianisée reste exceptionnellement vigoureuse ? Est-ce dans la mesure où Nietzsche s'identifie à Pascal ?
Ernst Bertram dans Nietzsche, essai de mythologie (1918) cite un texte tiré des "observations critiques et personnelles qui datent des années de Zarathoustra" (je laisse à un aimable lecteur le soin de me fournir, s'il dispose des oeuvres complètes de Nietzsche publiées chez Gallimard, la référence exacte !). Ce texte, Bertram l'interprète comme manifestation de la "conscience d'un lignage mystique par filiation d'intelligences". Le voici:
"Quand je parle de Platon, Pascal, Spinoza et Goethe, je sais que leur sang roule dans le mien - je suis fier quand je dis d'eux la vérité - la famille est assez bonne pour n'avoir pas besoin de poétiser ou de dissimuler; et telle est mon attitude devant tout ce qui fut; je suis fier d'être homme, et fier précisément dans la complète véracité." (p.81 Editions du Félin)
Bertram, dans la logique de ce texte, va jusqu'à écrire:
" L'impulsion foncière qui meut l'âme de Nietzsche s'apparente plus profondément à celle qui meut Pascal et Angelus Silesius qu'aux vues "supra-chrétiennes" de Léonard ou de Frédéric II de Hohenstaufen; avec sa passion de Dieu qui donne à l'idée de vie le pas sur le concept de connaissance, elle est, tout bien pesé, infiniment plus voisin de l'intériorité franciscaine que de "l'Araignée sceptique", des lumières de son vénéré Voltaire. (...) Dans sa sévérité contre elle-même et tous ceux qui "l'intéressent pour une raison ou une autre" l'éthique de Nietzche se montre l'héritière directe et la petite-fille de l'ascèse chrétienne, de la victoire chrétienne sur moi-même, voire de la torture volontaire gothique, du Moi haïssable pascalien, le Moi conçu comme Rien-que-moi, comme corps, comme "maladie", comme "Non-Dieu" chrétien; mieux encore: la métaphysique de Nietzsche, la philosophie du Retour éternel, son mythe, à lui, de la Vie éternelle sont, en dernier ressort, une forme de cette ascèse, de cette torture volontaire et de triomphe sur soi: ils sont le martyre par lui-même d'un Moi qui, égoïstement, préférerait se dire "non" et qui, chrétiennement, se force à un perpétuel "oui" comme à l'extrême sacrifice, à l'extrême martyre dont il soit capable. Le "oui" extrême dionysiaque, que la doctrine du Retour lance à la vie, suppose des antécédents, non pas grecs, mais pascaliens: c'est le "oui" que dit le chrétien à la suprême et la plus difficile ascèse - une épreuve prolongée et sublimée à l'infini, une victoire sur soi constamment renouvelée"(p.107 et p.190)
Je ne suis pas en mesure de reprendre à mon compte une telle interprétation, c'est juste une pièce que j'ajoute au dossier, je ne terminerai donc pas ce billet par un provocant: "Nietzsche est Pascal".