dimanche 16 septembre 2007

Protagoras (8): le mythe (2)

Le mythe raconté par Protagoras marque fortement la distinction entre les hommes et les animaux. Alors que ceux-ci sont privés de raison et ne font chacun qu’exemplifier les propriétés de leur espèce, les hommes reçoivent pour compenser leur déficit naturel (Epiméthée ayant distribué aux animaux toutes les propriétés naturelles avantageuses pour leur survie) la technique du feu et toutes les autres techniques. En somme l’animal a tandis que l’homme fait.
Mais ce n’est pas seulement une différence factuelle, c’est aussi une différence de valeur qui est pointée ici. En effet l’origine des techniques est divine (Prométhée les a volées à Hèphaïstos et à Athêna : « l’homme a eu sa part du lot divin » 322 a).
Il faut cependant introduire une nuance : si l’aptitude à la technique caractérise l’espèce humaine, chaque individu ne reçoit pas toutes les techniques possibles. Si certaines sont distribuées à tous, comme l’art de parler, d’autres ne le sont qu’à un petit nombre, comme l’art de la médecine.
Le mythe de cette manière reconnaît ainsi, par le fait de la distribution inégale des techniques, l’individualité humaine alors que rien ne venait différencier les exemplaires d’une même espèce animale.
On pourrait appeler « état de nature », anachroniquement certes, l’état des hommes techniciens dans leurs relations avec les animaux et les uns avec les autres.
Ces relations sont essentiellement conflictuelles, le premier conflit causant le second.
Le premier conflit, interspécifique, oppose les animaux aux hommes : en effet, malgré la technique, les hommes sont destructibles par les animaux et la peur d'un tel anéantissement va engendrer la cité. Mais « cité » ici ne veut rien dire de plus qu’« ensemble d’individus unis par la peur des animaux ». Une telle cité est dans ces conditions autant un refuge (contre les animaux) qu’un danger à cause des autres hommes, chacun ne prenant en compte que lui-même et par ce fait nuisant aux autres. A cause de ce conflit intraspécifique, les hommes sont alors confrontés à une alternative dont aucune des possibilités n’est bonne : ou ils subissent les torts des autres ou, en dehors de la cité, ils deviennent les victimes des bêtes (« se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis » 322 b).
Il faut bien marquer cependant que le danger majeur pour l’homme n’est pas l’autre homme mais l’animal. Il faudrait « faire la guerre aux animaux » (322 b) mais la technique de la guerre ne peut être appliquée que par des hommes unis par autre chose qu’une peur commune.
Il faut pour cela « sortir de l’état de nature » pour ainsi dire : la cité, agrégat d’individus ne satisfaisant que leur intérêt personnel, doit se convertir en cité politiquement administrée.
Cette transformation a lieu quand on ajoute aux qualités techniques des hommes deux qualités: le sentiment du droit, du juste (dikê) et celui de l’honneur, traduit Robin, de la honte, du respect humain, pourrait-on aussi dire (aidôs αιδώς lat.verecundia). A la différence des qualités techniques, ces qualités sont distribuées à tous les hommes même si certains hommes ne les partagent pas (gr. metechein). Identifiés à une maladie du corps social, traduit Robin, une maladie de la cité (noson poleôs), ils doivent être tués.
Si on met à part l’exception dénaturée que représentent de tels hommes, il est justifié de dire que le régime démocratique est fondé sur la nature humaine. Une certaine forme de la politique tire ainsi sa supériorité du fait qu’elle est justifiable par des arguments anthropologiques. Les charpentiers ont donc leur place dans les consultations politiques ! Reste que ce texte fondateur contribue aussi à établir une image de l'animalité dont on commence juste à se défaire: l'animal comme dépourvu d'individualité et n'illustrant, dans une interchangeabilité parfaite, que l'identité de son espèce.

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