lundi 4 février 2008

Sénèque (2) : prendre dans ses bras l’heure qui commence comme un vivant bientôt moribond.

Il faut revenir sur les deux premiers mots de cette longue série de lettres.
Pour mettre en évidence que Sénèque avertit moins Lucilius qu’il ne l’encourage à continuer.
« Ita fac, mi Lucili » = Fais ainsi, mon Lucilius.
Néanmoins, comme Sénèque aussi, à sa manière, nous le verrons, Lucilius a besoin d’entendre les bonnes raisons qui justifient une conversion donc déjà amorcée au moment même où commencent les échanges épistolaires entre les deux hommes.
Car Lucilius doit lutter contre une neglegentia certes vicieuse et corrigible mais généralisée au genre humain. Sénèque en effet le défie de trouver un seul homme qui prenne le passage du temps au sérieux et va même jusqu’à s’inclure dans la masse des hommes.
Le maître comme le disciple sont donc doubles (devrait-on aller jusqu’à dire que ce qui distingue le maître, c’est seulement qu’il est installé dans la division depuis plus longtemps que le disciple ?).
L’erreur commune concerne la conception de la mort. Elle est vue comme étant devant nous (« mortem prospicimus »). Je mourrai, dit-on. Il conviendrait de dire chaque jour: « je meurs » (« quem mihi dabis (…) qui intelligat se cotidie mori ») Ce que Noblot et Novara euphémisent sans pourtant aucune justification linguistique (par exemple Novara : « peux-tu me nommer un seul homme (…) qui réalise qu’il meurt un peu chaque jour ? »).
Epicure avait lutté contre l’identification de la mort à un événement et pour le faire, il l’assimilait à une limite extérieure de la vie, excluant par là même la possibilité d’une expérience de la mort.
Sénèque, lui, fait de la vie une expérience de la mort. Du moins prendre conscience de la vie comme on doit le faire revient à réaliser l’augmentation constante de la part du passé. Ce qu’on pense être la mort n’est en fait que la fin d’un processus continuel de disparition. Loin de l’épicurien réduisant la fin de la vie à la limite jamais vécue qui sépare la possibilité de l’expérience de son impossibilité, Sénèque personnifie notre mort en lui donnant comme capital l’ensemble de notre passé :
« Quicquid aetatis retro est, mors tenet » = ce qui de notre temps de vie est passé, la mort le tient
L’effet de cette manière de voir la mort est le suivant: je prends conscience de la part inéluctablement grandissante de mon passé et mesure qu’il reste alors de moins en moins de sable dans mon sablier. Alors comme j’étreindrais quelqu’un de cher qui va disparaître, je saisis toutes les heures que je vis (« omnes horas complectere »).
Embrasser le présent, c’est précisément ce que Lucilius dit faire, dans la lettre à laquelle cette première lettre de Sénèque répond.
Encore une fois, il semble que Lucilius n’ait rien à apprendre de Sénèque, comme si la fonction de Sénèque était seulement celle d’un répétiteur.
Lecteurs, nous semblons prendre le train en marche, assister à la poursuite d’un traitement déjà commencé et nous savons aussi que nous ne verrons pas non plus la fin de la thérapeutique car les deux derniers livres sont irrémédiablement perdus !
La leçon de stoïcisme que, malgré le temps, Sénèque nous adresse encore revient donc à voir l’avenir sous l’aspect du passé et réciproquement. Quand on est enclin à réduire le passé à rien et à étendre à l’infini l’avenir, Sénèque porte à réduire l’avenir à rien et à réaliser sans aucun oubli la durée du passé mort.

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