Dans De la certitude, le dernier texte de Wittgenstein, élaboré dans les dix-huit derniers mois de sa vie, on lit cette remarque qui porte le numéro 160 :
" L'enfant apprend en croyant l'adulte. Le doute vient après la croyance" ("das Kind lernt, indem es dem Erwachsenen glaubt. Der Zweifel kommt nach dem Glauben")
Descartes et Wittgenstein sont d'accord sur un point (comment ne pas l'être d'ailleurs ?) : les adultes transmettent aux enfants ce qu'ils savent par la confiance que ces derniers leur font.
Ils diffèrent sur la valeur de la confiance et de la transmission : Descartes l'a disqualifiée en l'analysant comme crédulité produisant la perpétuation irrationnelle des préjugés collectifs, d'où un enfant mal éclairé car confiant et instruit. Les textes ne manquent pas, par exemple :
" L'homme est entré ignorant dans le monde et la connaissance de son premier âge n'étant appuyée que sur la faiblesse des sens et sur l'autorité des précepteurs, il est presque impossible que son imagination ne se trouve remplie d'une infinité de fausses pensées, avant que cette raison en puisse entreprendre la conduite." (La recherche de la vérité par la lumière naturelle)
À propos des sens, Wittgenstein n'a jamais repris l'idée qu'il faut s'en méfier. Il suffit d'avoir appris que dans certains cas il faut être attentif à ne pas confondre ce qu'on perçoit avec ce qui est réel. En revanche on n'a pas besoin qu'on dise à l'enfant qu'il se fie à sens, ça va de soi, il n'en a même pas conscience (pareil à chacun de nous quand nous ne faisons pas de la philosophie):
" Lorsqu'on enseigne à quelqu'un à calculer, lui enseigne-t-on également qu'il peut se fier à un calcul de son maître ? Mais ces explications doivent bien avoir une fin quelque part. Lui enseigne-t-on aussi qu'il peut se fier à ses sens - puisque, d'un autre côté, on lui dit bien dans nombre de cas que dans tel et tel cas spécial on ne peut s'y fier ?
Règle et exception." (ibidem 34)
C'est précisément l'erreur de Descartes, d'avoir cru prudent de prendre l'exception pour la règle alors qu'il est raisonnable de juger l'exception pour ce qu'elle est, l'exception !
" Supposons que quelqu'un demande : " Sommes-nous vraiment en droit de nous fier au témoignage de notre mémoire (ou de nos sens) comme nous le faisons ?"" (ibid.201)
Si ce n'est pas un professeur de philosophie introduisant au scepticisme ou au doute cartésien, on jugera bizarre cette personne (la question est : poser des questions bizarres de ce type est-il, tout contexte mis à part, un gain de lucidité ?) ?" (ibid. 201)
Dans ces conditions, on comprend que le doute qui vient après les croyances n'est pas comme dans la philosophie de Descartes une mise en question de ces croyances ; il est rendu possible par ces mêmes croyances (par exemple on ne va pas douter en hiver de l'existence de l'étang et encore moins de celle du monde extérieur qui l'englobe mais de la solidité de la couche de glace qui le recouvre, précisément parce qu'on dispose sur la glace de la croyance vraie que si elle est trop mince, elle rompt etc.).
Logiquement on ne peut pas douter de tout car cela supposerait qu'on doute entre autres du sens qu'on donne au mot "doute" et au mot "tout". En fait, Wittgenstein l'a bien fait comprendre, le doute radical vient aussi après la croyance (ici la croyance dans la signification des mots). Descartes avait donc définitivement tort de penser qu'il avait détruit la maison de son savoir jusqu'aux fondations mêmes. C'est tout simplement impossible.