samedi 18 juin 2011

Montaigne : l'étrange justification morale d'une pratique "barbare".

Le chapitre 15 du livre des Essais me paraît peu commenté. En tout cas, pas un mot sur lui chez Hugo Friedrich (Montaigne 1949), Jean Starobinski (Montaigne en mouvement 1982) ou Bernard Sève (Montaigne. Des règles pour l'esprit 2007).
Certes il ne fait qu'une page et Montaigne, l'ayant bien peu enrichi ( 2 lignes rajoutées en 1588, 4 lignes postérieurement), semble ne pas lui avoir fait grand cas. En plus, son titre paraît le cantonner à un point de détail : On est puni pour s'opiniastrer a une place sans raison.
Néanmoins, à mes yeux, il est curieux pour ceci : Montaigne y donne une justification éthique d'une pratique guerrière aujourd'hui unanimement condamnée. Cette "coutume" consiste à " punir, voire de mort, ceux qui s'opiniastrent à défendre une place, qui par les reigles militaires ne peut estre soustenuë." Montaigne en donne plusieurs exemples, dont le premier, très clair :
" Monsieur le Connestable de Mommorency au siege de Pavie, ayant esté commis pour passer le Tesin, et se loger aux fauxbourgs S. Antoine, estant empesché d'une tour au bout du pont, qui s'opiniastra jusques a se faire battre, feist pendre tout ce qui était dedans."
On est porté à interpréter cette mise à mort comme l'expression de la vengeance ou de la cruauté ou de la fureur, en tout cas elle semble ne pas pouvoir être justifiée moralement. C'est pourtant ce que fait Montaigne à partir d'une analyse du courage d'inspiration aristotélicienne. Les premières lignes du chapitre commencent en effet ainsi :
" La vaillance a ses limites, comme les autres vertus : lesquels franchis on se trouve dans le train du vice ; en maniere que par chez elle on se peut rendre à la temerité, obstination et folie, qui n'en sçait bien les bornes : malaiseez en verité à choisir sur leurs confins."
La témérité est donc un vice punissable, ce qui fonde l' usage en question !
" De cette consideration est née la coutume, que nous avons aux guerres, de punir, voire de mort etc."
Reste que, si la pratique est fondée éthiquement, elle a aussi des effets positifs du simple point de vue de la conduite de la guerre :
" Autrement, soubs l'esperance de l'impunité il n'y aurait pouillier (poulailler), qui n'arrestast une armée."
Mais le texte ne permet pas l'interprétation, aujourd'hui plus commune, que, née exclusivement de fins militaires, la coutume serait abusivement ennoblie par une raison morale tout à fait fictive. Autrement dit, nous ne sommes pas ici dans un climat machiavélien où l'art consiste à faire passer pour morales de simples règles de prudence politique.
Ce qui confirme la dimension éthique pour Montaigne de la coutume est précisément que, dans la suite du texte, il est attentif au fait qu'elle est d'application difficile ; en effet il fait une différence entre le constat objectif d'une résistance vaine et l'affirmation de celui qui prétend que contre lui toute résistance est vaine par définition. Il va de soi que dans le deuxième cas c'est la vanité qui se cache sous le respect de la coutume :
" Mais, d'autant que le jugement de la valeur et foiblesse du lieu se prend par l'estimation et contrepois des forces qui l'assaillent , car tel s'opiniastreroit justement contre deux couleuvrines, qui ferait l'enragé d'attendre trente canons ; où se met encore en conte la grandeur du prince conquerant, sa reputation, le respect qu'on lui doit, il y a danger qu'on presse un peu la balance de ce costé là. Et en advient par ces mesmes termes , que tels ont si grande opinion d'eux et de leurs moiens, que, ne leur semblant point raisonnables qu ' il y ait rien digne de leur faire teste, passent le couteau par tout, où ils trouvent resistance, autant que fortune leur dure : comm'il se voit par les formes de sommation et deffi, que les princes d' Orient et leurs successeurs, qui sont encores, ont en usage, fiere, hautaine et pleine d'un commandement barbaresque."
La barbarie ne commence donc que si l'exécution des prisonniers de guerre ne peut pas être justifiée par la punition de leur vice réel. Montaigne a cependant conscience que l'application de la règle en jeu risque de tourner systématiquement en défaveur des vaincus, non parce qu'elle est intrinsèquement mauvaise mais parce qu'elle est simplement biaisée par des motivations passionnelles, qu'il n'est pas toujours aisé d'identifier et donc de dénoncer. Aussi termine-t-il son texte par un prudent avertissement :
" Ainsi sur tout il se faut garder, qui peut, de tomber entre les mains d'un Juge ennemi, victorieux et armé."
Même si Montaigne ne le dit pas, il paraît logique de conclure de ce texte que la coutume ne pourrait être respectée correctement que si un juge étranger aux combats assistait à leur déroulement (ce qui conduirait à retrouver l'idée de Platon dans La République : que les champs de bataille sont pour les gouvernants l'occasion de repérer les meilleurs des hommes, non du point de vue de la logique de la guerre, mais d'un point de vue éthique).

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