jeudi 1 septembre 2011

Le rocambolesque : Descartes et Roger Vailland.

On connaît la fin de la Première Méditation Métaphysique de Descartes. Ce dernier vient de donner de bonnes raisons de douter de tout.
" Mais ce dessein est pénible et laborieux, et une certaine paresse m'entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint d'être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j'appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d'être agitées."
Roger Vailland écrit, lui, dans Action en octobre 1947 un article intitulé Actualité de Rocambole:
Rocambole c'est analogue au rêve éveillé que fait le prisonnier dans sa cellule ou l'adolescent pauvre dans sa chambre solitaire. Tout est possible pour le héros auquel s'identifie le rêveur : il participe à des festins, les plus belles femmes l'aiment, ses ennemis sont humiliés, le peuple le porte en triomphe, sa vieille mère pleure de joie. Il s'est évadé du présent."
Certes Vailland aime bien lire Rocambole ( " Le roman psychologique m'ennuie (il pense entre autres à Mauriac). Moi qui n'ai pas d'âme, comment serais-je touché par les cas de conscience des âmes torturées ?") mais comme Descartes le rêve du prisonnier, il identifie Rocambole aux illusions qui détournent de la réalité :
" Fuite dans le rêve, c'est pourquoi Rocambole fut une oeuvre pernicieuse (...) Le rêve éveillé offre une "compensation" au prisonnier, il ne l'incite pas à briser ses barreaux. La bergère qui rêve d'épouser le fils du roi ne songe pas à mettre en question le pouvoir royal. Et le roi a tout intérêt à ce que ses poètes officiels mystifient les bergères en leur faisant croire qu'il n'est pas impossible que le fils du roi les épouse.
C'est pourquoi Karl Marx a dit que Les Mystères de Paris étaient une mystification. C'est pourquoi Rocambole est une oeuvre mystificatrice et réactionnaire."
Bien sûr ce n'était pas le souci de Descartes de contester l'ordre social, il vise la liberté de son esprit qu'il tend pourtant à fuir tant l'effort pour l'obtenir est étonnamment coûteux et possiblement incertain. Certes à travers la possibilité ouverte d'une fondation de la morale il en espère des retombées pratiques . Mais Descartes n'a-t-il pas écrit quelques lignes où la fiction est aussi dénoncée comme décrivant un monde irréel ? Et s'il porte un regard sceptique sur l'histoire, n'est-ce pas précisément en tant qu'elle ne peut pas ne pas ressembler un peu à cette même fiction ?
" Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point ; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n'augmentent la valeur des choses, pour les rendre plus dignes d'être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances : d'où vient que le reste ne paraît pas tel qu'il est, et que ceux qui règlent leurs moeurs par les exemples qu'ils en tirent, sont sujets à tomber dans les extravagances des Paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces." (Discours de la méthode 1)
Certes si pour Vailland le roman paralyse l'action (en confinant la pensée à l'élaboration des hypothèses romanesques), pour Descartes il la dérègle en encourageant une action donquichottesque caractérisée par la démesure. Néanmoins les deux s'accordent pour reconnaître dans la fiction une cause de désordre pratique et pas simplement d'errance théorique.

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