Dans La souveraineté du Bien (1970), Iris Murdoch propose une interprétation inhabituelle de l’allégorie de la Caverne de Platon :
« Il existe de faux soleils, plus faciles à contempler et plus réconfortants que le vrai.
Dans sa puissante allégorie, Platon nous donne l’image de cette vénération illusoire. Les captifs de la caverne sont pris dans des liens qui leur tiennent la tête tournée vers le mur du fond. Derrière eux, sur une hauteur, brûle un feu dont la lumière leur permet de voir, projetées sur la partie de la caverne qui leur fait face, les ombres de statuettes qu’on transporte là-haut, sur un chemin situé entre le feu et les prisonniers ; et ceux-ci prennent ces ombres pour les objets eux-mêmes. Quand, délivrés de leurs chaînes, ces hommes peuvent se retourner, ils voient le feu qu’ils vont devoir dépasser pour gravir la montée et sortir de la caverne. Je tiens ce feu pour le représentant du moi ; il figure le psychisme archaïque et non encore régénéré, cette puissance source d’énergie et de chaleur. S’étant ainsi élevés au second stade de leur initiation à la lumière, les prisonniers accèdent au type de conscience de soi qui est aujourd’hui l’objet de tant de soins de notre part. Il peuvent voir les sources mêmes de ce qui n’était auparavant qu’aveugle instinct égocentrique. Ils contemplent les flammes dont la lumière produisait les ombres qu’ils tenaient jusque là pour des réalités ; ils peuvent voir aussi les statuettes, les imitations de choses du monde réel, dont ils avaient coutume de reconnaître les ombres. Et ils ne songent même pas qu’il y ait encore autre chose à voir. Quoi de plus plausible que de voir ces hommes se fixer auprès de ce feu qui, toute vacillante et incertaine que soit sa forme, est si facile à contempler et si réconfortant ?
Je fais l’hypothèse que Kant redoutait quelque chose du même genre quand il mettait tant d’insistance à détacher notre attention du psychisme empirique. Cette chose puissante est en effet un objet de fascination, et ceux qui étudient son pouvoir de produire des ombres étudient quelque chose de bien réel. La découverte de ce pouvoir peut constituer une étape au cours de l’évasion hors de la caverne ; mais elle peut également être prise pour l’étape terminale. On peut confondre le feu avec le soleil, et le souci de soi avec le comble de ce qu’il est bon de faire (encore que tous ceux qui s’évadent de la caverne ne séjournent pas nécessairement longtemps auprès du feu. Peut-être le paysan a-t-il fui la caverne sans même remarquer la présence de ce feu (cette allusion un peu énigmatique se réfère à la thèse formulée dès les premières lignes de l'ouvrage qu' "une vie peut être vertueuse sans avoir été soumise à un examen critique")). Toutes les religions et toutes les idéologies peuvent être faussées par l’érection du moi, généralement sous une forme déguisée, en objet véritable de vénération. Mais, par-delà les craintes de Kant, j’estime qu’il y a place à l’intérieur comme à l’extérieur de la religion, pour une sorte de contemplation du Bien, non pas réservée à quelques experts élus, mais ouverte aux hommes et aux femmes ordinaires : il s’agit là d’une attention qui n’est pas simple planification de bonnes actions particulières, mais effort pour se détourner entièrement du moi en direction d’une perfection transcendante et lointaine ; en direction d’une source d’énergie non viciée, source de vertu inédite et complètement insoupçonnée. Cet effort, qui est détournement de l’attention de la particularité, peut être du plus grand secours quand des difficultés paraissent insolubles, et tout spécialement quand des sentiments de culpabilité placent régressivement le regard sous l’attraction du moi. Tel est le vrai mysticisme auquel s’identifie la moralité : une sorte de prière non dogmatique, mais réelle et importante, même si elle est aussi, sans doute, difficile à pratiquer et facilement sujette à toutes sortes de déformations. » (Edition de l’Eclat, p. 121-123)
Dans sa puissante allégorie, Platon nous donne l’image de cette vénération illusoire. Les captifs de la caverne sont pris dans des liens qui leur tiennent la tête tournée vers le mur du fond. Derrière eux, sur une hauteur, brûle un feu dont la lumière leur permet de voir, projetées sur la partie de la caverne qui leur fait face, les ombres de statuettes qu’on transporte là-haut, sur un chemin situé entre le feu et les prisonniers ; et ceux-ci prennent ces ombres pour les objets eux-mêmes. Quand, délivrés de leurs chaînes, ces hommes peuvent se retourner, ils voient le feu qu’ils vont devoir dépasser pour gravir la montée et sortir de la caverne. Je tiens ce feu pour le représentant du moi ; il figure le psychisme archaïque et non encore régénéré, cette puissance source d’énergie et de chaleur. S’étant ainsi élevés au second stade de leur initiation à la lumière, les prisonniers accèdent au type de conscience de soi qui est aujourd’hui l’objet de tant de soins de notre part. Il peuvent voir les sources mêmes de ce qui n’était auparavant qu’aveugle instinct égocentrique. Ils contemplent les flammes dont la lumière produisait les ombres qu’ils tenaient jusque là pour des réalités ; ils peuvent voir aussi les statuettes, les imitations de choses du monde réel, dont ils avaient coutume de reconnaître les ombres. Et ils ne songent même pas qu’il y ait encore autre chose à voir. Quoi de plus plausible que de voir ces hommes se fixer auprès de ce feu qui, toute vacillante et incertaine que soit sa forme, est si facile à contempler et si réconfortant ?
Je fais l’hypothèse que Kant redoutait quelque chose du même genre quand il mettait tant d’insistance à détacher notre attention du psychisme empirique. Cette chose puissante est en effet un objet de fascination, et ceux qui étudient son pouvoir de produire des ombres étudient quelque chose de bien réel. La découverte de ce pouvoir peut constituer une étape au cours de l’évasion hors de la caverne ; mais elle peut également être prise pour l’étape terminale. On peut confondre le feu avec le soleil, et le souci de soi avec le comble de ce qu’il est bon de faire (encore que tous ceux qui s’évadent de la caverne ne séjournent pas nécessairement longtemps auprès du feu. Peut-être le paysan a-t-il fui la caverne sans même remarquer la présence de ce feu (cette allusion un peu énigmatique se réfère à la thèse formulée dès les premières lignes de l'ouvrage qu' "une vie peut être vertueuse sans avoir été soumise à un examen critique")). Toutes les religions et toutes les idéologies peuvent être faussées par l’érection du moi, généralement sous une forme déguisée, en objet véritable de vénération. Mais, par-delà les craintes de Kant, j’estime qu’il y a place à l’intérieur comme à l’extérieur de la religion, pour une sorte de contemplation du Bien, non pas réservée à quelques experts élus, mais ouverte aux hommes et aux femmes ordinaires : il s’agit là d’une attention qui n’est pas simple planification de bonnes actions particulières, mais effort pour se détourner entièrement du moi en direction d’une perfection transcendante et lointaine ; en direction d’une source d’énergie non viciée, source de vertu inédite et complètement insoupçonnée. Cet effort, qui est détournement de l’attention de la particularité, peut être du plus grand secours quand des difficultés paraissent insolubles, et tout spécialement quand des sentiments de culpabilité placent régressivement le regard sous l’attraction du moi. Tel est le vrai mysticisme auquel s’identifie la moralité : une sorte de prière non dogmatique, mais réelle et importante, même si elle est aussi, sans doute, difficile à pratiquer et facilement sujette à toutes sortes de déformations. » (Edition de l’Eclat, p. 121-123)
Il va de soi qu' Iris Murdoch ne cherche pas ce que représentait le feu pour Platon, d’ailleurs il n’y a pas d'enquête à mener, Platon écrivant clairement que le feu représente le soleil. Cette interprétation, volontairement infidèle donc au platonisme, a en tout cas comme particularité remarquable d’évacuer la dimension politique de l’allégorie platonicienne : en effet la lecture dominante concernant les porteurs de statuettes les identifie aux sophistes et conduit ainsi à penser le prisonnier comme victime non pas de mécanismes psychologiques inconscients mais d’une domination sociale passant inaperçue.
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