samedi 17 mai 2014

Êtes-vous épicurien ou névrosé (au sens ordinaire ou à la façon wittgensteinienne) ?

" Imagine that one has a seat booked in economy class on a forthcoming flight. It turns out on arrival at the airport that there are spare seats in business class. (Let us for present purposes regard business class as a luxurious way to travel, and economy as at least allowing the satisfaction of basic needs.) The airline generously offers to upgrade a randomly selected group of passengers at no extra charge. A follower of Wittgenstein, shunning luxury as corrupting, will refuse the offer. The Epicurean, it seems to me, will accept. The Epicurean had no desire for or expectation of an upgrade, is perfectly content without one, and would remain so if unselected. Nonetheless, business class offers more opportunities for pleasure than economy, and the offer is therefore to be accepted. The good Epicurean will take these opportunities, but without any expectation or desire that they will come along again in the future, perfectly content, going forward, with economy class flights.
Consider now a third case, of someone who regards it as an ordeal to travel economy but who has booked an economy ticket in the erroneous belief that business class on this and other suitable flights was full (or perhaps it was simply too expensive). Our traveller arrives full of dread at the prospect of economy travel, is beset by anxious expectation at the possibility of an upgrade, and awash with relief at being one of those selected - but would have had despondency intensified if the offer had gone to others. Evidently this person has entirely the wrong attitude towards the situation from the point of view of maintaining equanimity in a properly Epicurean fashion ; but what determines this is not the fact that the upgrade will be accepted if offered, since (I have suggested) the Epicurean will make the same choice. Luxury is not itself corrupting, but one's beliefs about its value may be, beliefs that Epicurus will term "empty". The Epicurean, one might think, strikes rather an attractive mean between the respective puritanism and fastidiousness, equally neurotic in their own way, of the other two characters in our scenario." ( Raphael Woolf, Pleasure and desire, in The Cambridge Companion to Epicureanism, J.Warren (éd.), Cambridge University Press, 2009, p. 160-161)

vendredi 16 mai 2014

Prendre au sérieux les valeurs sans pour autant ressembler au chien du général !

" Quelqu'un avait affirmé, alors, que même le chien du général, hurlant à la lune par une nuit parfumée de roses, eût répondu, si on l'interpellait : Que voulez-vous que j'y fasse, c'est tout de même la lune, et ce sont là les sentiments éternels de ma race !" (L'homme sans qualités, volume 1, paragraphe 89)

jeudi 15 mai 2014

Que devient-on au contact des Grandes Choses ?

Commençons par le prisonnier de la caverne platonicienne. Comment Platon décrit-il sa transformation psychologique au moment où l'ex-prisonnier est enfin capable de contempler le soleil, image de l' Idée du Bien ?
" SOCRATE : (...) Il en inférerait au sujet du soleil que c'est lui qui produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est cause d'une certaine manière de tout ce qu'ils voyaient là-bas.
GLAUCON : Il est clair qu'il en arriverait là ensuite.
SOCRATE : Mais alors quoi ! Ne crois-tu pas que, se remémorant sa première habitation, et la sagesse de là-bas, et ceux qui étaient alors ses compagnons de prison, il se réjouirait du changement, tandis qu'eux il les plaindrait? " (La République, VII, 516 bc, éd. Brisson, p. 1681)
Ces lignes suffisent pour comprendre que dans le platonisme l'accès au Bien améliore l'esprit en lui rendant possible les inférences vraies et les évaluations justes. L'excellence intrinsèque de l'Idée du Bien actualise ainsi les meilleures potentialités de l'esprit. Si on ouvre Le Banquet à l'endroit où Diotime décrit les effets de la vue du Beau sur celui qui s'est hissé jusqu'à lui, on aboutit à la même conclusion :
" Estimes-tu, poursuivit Diotime, qu'elle est minable la vie de l'homme qui élève les yeux vers là-haut, qui contemple cette beauté par le moyen qu'il faut et qui s'unit à elle ? Ne sens-tu pas que c'est à ce moment uniquement , quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend visible, qu'il sera en mesure d'enfanter non point des images de la vertu, car ce n'est pas une image qu'il touche, mais des réalités véritables, car c'est la vérité qu'il touche. Or, s'il enfante la vertu véritable et qu'il la nourrisse, ne lui appartient-il pas d'être aimé des dieux ? " (212 a, p. 146)
Le perfectionnement est donc non seulement intellectuel mais aussi éthique et pratique, car, à la vue du Beau, l'homme éclairé va produire de belles choses.
C'est par rapport à ces textes fondateurs qu'il est intéressant de lire une partie du chapitre que dans L'homme sans qualités Robert Musil a intitulé De l'association avec les Grandes Choses (die Verbindung mit grossen Dingen) :
" Il y a déjà longtemps que nous aurions dû faire mention d'une circonstance effleurée par nous en plus d'une occasion, et qui pourrait se traduire par cette formule : il n'est rien de plus dangereux pour l'esprit que son association avec les Grandes Choses.
Un homme se promène dans une forêt, gravit une montagne et voit le monde étendu à ses pieds ; ou il considère son enfant qu'on lui a donné à tenir pour la première fois, ou encore il savoure le bonheur d'obtenir une situation enviée. Nous demandons ce qui se passe en lui. Sans aucun doute, lui semble-t-il, beaucoup de choses, profondes et graves ; le malheur est qu'il n'a pas la présence d'esprit de les prendre au mot. Tout ce qu'il y a d'admirable devant lui, hors de lui, et qui l'enferme comme l'habitacle d'une boussole, tire ses pensées hors de lui. Ses regards s'attachent à mille détails, mais il a le sentiment secret d'avoir épuisé ses munitions. Dehors, la grande heure, l'heure profonde, imprégnée d'âme, imprégnée de soleil, recouvre le monde entier, jusqu'en ses moindres feuilles et veinules, d'une couche d'argent galvanique ; mais à l'autre extrémité, à l'extrémité personnelle du monde se fait bientôt sentir un certain manque intime de substance, on dirait qu'il s'y forme un immense O rond et vide. Ce phénomène est le symptôme classique du contact avec les Grandes Choses Éternelles et du séjour dans les hauts lieux de la Nature et de l'Humanité. Chez les personnes qui recherchent la société des Grandes Choses (au nombre desquelles il faut évidemment compter aussi les grandes âmes, pour qui nulle chose ne peut être petite), l'intériorité se voit involontairement déployée en une vaste superficialité.
C'est pourquoi l'on pourrait définir le danger de l'association avec les Grandes Choses comme l'une des lois de la conservation de la matière intellectuelle, loi qui semble une valeur assez générale. Les propos des personnalités haut placées et de grande influence sont ordinairement plus creux que les nôtres. Les pensées qui sont en relation particulièrement étroite avec des sujets particulièrement respectables seront telles ordinairement que, sans ce privilège, elles passeraient pour tout à fait arriérées. Nos devoirs les plus précieux, la patrie, la paix, l'humanité, la vertu, et d'autres également précieux, portent sur leur dos la plus médiocre flore intellectuelle. Voilà donc le monde renversé ! Mais si l'on admet que le traitement d'un thème peut être d'autant plus insignifiant que le thème lui-même est plus chargé de sens, l'ordre n'est-il pas rétabli ? " (traduction Jaccottet, Seuil, 1995, p.500-501)
Musil voit donc une grande disproportion entre l'effet que ça fait d'être en rapport avec les Grandes Choses et ce qu'on fait réellement à la suite de cette relation (on peut aussi voir ce texte comme un apport à la critique du mythe de l'intériorité). Mais ce qu'il faut ajouter, et cela assombrit davantage la description, est que l'histoire est pour Musil "la transition d'un groupe de Grandes Choses à un autre" (p.502). On est donc porté à penser que les hommes sont toujours enclins à surévaluer la valeur pour eux de ce qui n'est qu'une relation avec un faux Absolu, ou du moins une réalité intelligible purement imaginaire. Ce n'est que quand un nouveau groupe de Grandes Choses est porté au trône que rétrospectivement on réalise la petitesse réelle de ceux qui se croyaient si haut :
" Rien n'est plus aisé que de sourire de l'huissier qui au nom de Sa Majesté, a traité avec condescendance les parties comparues. " (p.503)
Mais ne peut-on pas alors réellement s'élever intellectuellement et moralement ? La question est difficile, même si on ne veut la traiter que dans le cadre de la pensée de Musil ! Ceci dit, il ne me semble pas que Musil, malgré le scepticisme de ce passage, encourage à rejeter la référence aux Valeurs, il veut plutôt éveiller la méfiance par rapport à au moins deux illusions : la plus grande sans doute est celle du mirage - on croit voir un soleil là où il y a quelque chose de bien plus ordinaire ( c'est alors un appel à ne pas tomber dans le donquichottisme ) ; la moins inquiétante serait de voir réellement le soleil et de ne pas tirer profit de cette vision ( ce qui produirait alors autant la pauvreté qui se prend pour de la richesse, telle que Musil la décrit dans les lignes citées, que la prolixité creuse et l'agitation vaine ).
Il n'est donc pas sûr que l'avertissement musilien doive nous détourner de la croyance dans la réalité des valeurs. Il nous pousse plutôt à nous poser les questions suivantes : la valeur à laquelle on se réfère est-elle réelle ou imaginaire ? Ce qu'on dit d'elle et à partir d'elle est-il rationnel ou irrationnel ? Ce qu'on fait en l'invoquant, est-ce défendable ou non par de bonnes

samedi 10 mai 2014

Souvenirs de femmes, souvenirs de livres.

Dans les Entretiens avec le chancelier de Müller, Goethe, à propos de la fin de sa rencontre avec la pianiste Maria Agata Szymanovska, oppose deux manières de garder le souvenir d'un être :
" Tout ce qui nous arrive de grand, de beau, de marquant, ne doit pas être d'abord rappelé de l'extérieur, comme en lui donnant la chasse ; il faut qu'au contraire, cela s'unisse dès le début, produise en nous un nouveau moi meilleur, vive et crée en nous en continuant à nous former éternellement. Il n'y a point de passé vers quoi il soit permis de porter ses regrets, il n'y a qu'une éternelle nouveauté qui se forme des éléments grandis du passé : la vraie Sehnsucht (nostalgie) doit être toujours créatrice, produire à tout instant une nouveauté meilleure. Et (...) n'en avons-nous pas tous faits l'expérience en ces derniers jours ? Ne nous sentons-nous pas, tous tant que nous sommes, rajeunis, amendés, grandis par cette aimable apparition qui déjà veut nous quitter ? Non, elle ne peut nous échapper, elle a passé dans notre moi le plus intime, elle continue à vivre avec nous, en nous ; qu'elle s'y prenne comme elle voudra pour m'échapper, je la retiendrai toujours enfermée en moi." (trad. Béguin, Paris, 1931, p. 134)
Vieillissant, il arrive qu'on donne la chasse aux livres lus anciennement mais ils échappent. Alors il est rassurant de les penser enfermés en soi et nous rendant meilleurs, comme la pianiste dans l'esprit de Goethe.
Mais est-ce vrai ? Comme il est délicat de faire le partage entre les livres qui nous ont nourris et ceux qui ne nous ont pas fait grandir, voire nous ont empoisonnés !
Et la dette que nous avons vis-à-vis de telle ou telle oeuvre fortifiante n'absorbe-t-elle pas excessivement, exclusivement notre gratitude au point de ne nous faire sentir aucune reconnaissance à l'égard des textes qui vivent tant en nous qu' on les confond avec soi ?

mardi 6 mai 2014

Musil et le Chien cynique, hostiles aux Idées.

Diogène Laërce :
" Alors que Platon discourait sur les Idées et mentionnait l'Idée de table, l'Idée de cyathe, Diogène lui dit . " Pour ma part, Platon, je vois une table et un cyathe, mais l' Idée de table ou de cyathe, je ne les vois pas du tout ". Ce à quoi Platon répliqua : " C'est normal ! Tu as des yeux qui te permettent de voir un cyathe ou une table ; mais l'intelligence qui permet de percevoir l'Idée de table ou l'Idée de cyathe, tu ne l'as point " (Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VI, 53)
La riposte platonicienne est forte et laisse Diogène sans mot. Doit-on penser alors que Musil a partagé avec Diogène la même cécité aux Idées ?
" Les initiatives d'ordre général, il est vrai, sont de ces choses qui ne peuvent avoir de véritable contenu, comme d'ailleurs toutes les idées (Vorstellungen) les plus générales et les plus sublimes ; l'idée de Chien est déjà quelque chose qu'on ne peut pas se figurer (schon Hund können Sie sich nicht vorstellen), ce n'est qu'une allusion à certains chiens, à certaines qualités canines ; quant au patriotisme ou à la plus belle des idées patriotiques (die schönste vaterländischeste Idee), il vous est strictement impossible de vous les représenter (vorstellen) vraiment. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.385)

lundi 5 mai 2014

La petitesse de la hauteur : version pascalienne / version musilienne.

Pascal :
" Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. " (fragment 41, éd. Le Guern)
Musil :
" L'idée que le plus grand esprit, fourré dans une cour de caserne, y apprend en huit jours à sauter au seul commandement d'un sous-off, celle qu'un lieutenant et huit hommes suffisent pour mettre en état d'arrestation tous les parlements du monde, n'ont, il est vrai, trouvé leur expression classique que plus tard lorsqu'on a découvert qu'on pouvait, de quelques cuillerées d'huile de ricin administrées à un idéaliste, ridiculiser les convictions les mieux ancrées." (L'homme sans qualités, tome 1, p.384)

dimanche 4 mai 2014

Peuples d'hier et d'aujourd'hui.

Fustel de Coulanges dans La cité antique (1864) écrit :
" Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu comme un être unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs innombrables dieux avait son petit domaine ; à l'un, une famille, à l'autre une tribu, à celui-ci une cité : c'était là le monde qui suffisait à la Providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques philosophes ont pu le deviner, les mystères d'Éleusis ont pu le faire entrevoir aux plus intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n'y a jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'être divin que comme une force qui le protégeait personnellement et chaque homme ou chaque groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore chez les descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints avec ferveurs ; mais on doute s'ils ont l'idée de Dieu ; chacun d'eux veut avoir parmi ses saints un protecteur particulier, une Providence spéciale. À Naples chaque quartier a sa Madone ; le lazzarone s'agenouille devant celle de la rue, et il insulte celle de la rue d'à côté ; il n'est pas rare de voir deux facchini se quereller et se battre à coups de couteau pour les mérites de leurs Madones. Ce sont là des exceptions aujourd'hui, et on ne les rencontre que chez certains peuples et dans de certaines classes. C'était la règle chez les anciens." (Paris, Hachette, 1866, p. 188-189)
En 2014, on peut encore écrire avec raison : à Séville, chaque quartier a sa Madone.
Quand, à l'occasion des fêtes de Pâques, il arrive que des processions (pasos) de différentes confréries , venant de différentes églises et portant chacune (la statue d') une Vierge différente, se croisent, aucune des Vierges ne veut avoir le dessous et c'est aux porteurs, par un soulèvement plus long, aux chanteurs, par une expression plus religieuse, de défendre son honneur.

samedi 3 mai 2014

Les Idées et les journaux ou si Platon ressuscitait...

" Pour on ne sait quelle impondérable raison, les journaux ne sont pas ce qu'ils pourraient être à la satisfaction générale, les laboratoires et les stations d'essai de l'esprit, mais, le plus souvent des bourses et des magasins. S'il vivait encore, Platon (prenons cet exemple, puisqu'on le considère, avec une douzaine d'autres, comme le plus grand de tous les penseurs) serait sans doute ravi par un lieu où chaque jour peut être créée, échangée, affinée une idée nouvelle, où les informations confluent de toutes les extrémités de la terre avec une rapidité qu'il n'a jamais connue, et où tout un état-major de démiurges est prêt à en mesurer dans l'instant la teneur en esprit et en réalité. Il aurait deviné dans une rédaction de journal ce topos ouranios, ce céleste lieu des idées dont il a évoqué l'existence si intensément qu'aujourd'hui encore tout honnête homme se sent idéaliste quand il parle à ses enfants ou à ses employés. S'il survenait brusquement aujourd'hui dans une salle de rédaction et réussissait à prouver qu'il est bien Platon, le grand écrivain mort il y a plus de deux mille ans, il ferait évidemment sensation et obtiendrait d'excellents contrats. S'il se révélait capable, ensuite, d'écrire en l'espace de trois semaines un volume d'impressions philosophiques de voyage et un ou deux milliers de ses célèbres nouvelles, peut-être même d'adapter pour le cinéma l'une ou l'autre de ses oeuvres anciennes, on peut être assuré que ses affaires iraient le mieux du monde pendant quelque temps. Mais aussitôt que l'actualité de son retour serait passée, si monsieur Platon insistait pour mettre en pratique telle ou telle de ses célèbres idées qui n'ont jamais vraiment réussi à percer, le rédacteur en chef lui demanderait seulement de bien vouloir écrire sur ce thème un joli feuilleton pour la page récréative (léger et brillant, autant que possible, dans un style moins embarrassé, par égard pour ses lecteurs) ; et le rédacteur de ladite page ajouterait qu'il ne peut malheureusement pas accepter de collaboration de cet ordre plus d'une fois par mois, eu égard au grand nombre d'autres écrivains de talent. Ces deux messieurs auraient alors le sentiment d'avoir beaucoup fait pour un homme qui, pour être le Nestor des publicistes européens, n'en était pas moins un peu dépassé (...)" (L'homme sans qualités, tome 1, p.408-409)

vendredi 2 mai 2014

Le scientifique, le guerrier, le chasseur, le commerçant.

Bachelard nous a appris à penser (à tort ou à raison) la naissance d'une science en termes de rupture épistémologique par rapport aux croyances antérieures et à la phase pré-scientifique de la connaissance de l'objet concerné.
Sur ce modèle, doit-on penser aussi qu'il y a rupture psychologique entre le savant et le non-savant ?
Musil défend ici la thèse que les vertus épistémiques (entendons par là les dispositions de l'esprit rendant apte à vouloir et à découvrir la vérité) ont quelque chose en commun avec les vices éthiques :
" Avant que les intellectuels (geistige Menschen) ne découvrissent la volupté des faits (Tatsachen), seuls les guerriers, les chasseurs et les commerçants, c'est-à-dire précisément les natures rusées et violentes, l'avaient connue. Dans la lutte pour la vie, il n'y a pas de place pour le sentimentalisme de la pensée, il n'y a que le désir de supprimer l'adversaire de la façon la plus rapide et la plus effective ; tout le monde est positiviste ; tout de même, dans le commerce, la vertu (Tugend) n'est point de s'en laisser conter mais de s'en tenir au solide, le profit représentant somme toute une victoire psychologique remportée sur autrui et conditionnée par les circonstances. Si l'on considère d'autre part quelles vertus (Eigenschaften) permettent les grandes découvertes, on trouve l'absence de tout scrupule traditionnel et de toute inhibition, le courage, le plaisir de détruire autant que celui d'entreprendre, l'exclusion de toute considération morale, le marchandage patient des moindres bénéfices, l'attente tenace, quand il le faut, sur le chemin qui mène au but, enfin un respect du nombre et de la mesure qui est l'expression la plus aiguë de la défiance à l'égard de toute espèce d'imprécision ; en d'autres termes, rien, précisément, que les vieux vices des chasseurs, soldats et marchands (die alten Jägern-, Soldaten- und Händlerlaster) transposés dans le domaine intellectuel (ins Geistige übertragen) et métamorphosés en vertus (in Tugenden). Sans doute ces vices sont-ils ainsi affranchis de la recherche d'un profit personnel et relativement bas, mais l'élément de Mal originel (das Element des Urbösen), comme on pourrait le nommer, survit à cette transformation, étant apparemment indestructible et éternel, tout aussi éternel que les grands idéaux humains (wie alles menschlich Hohe), puisqu'il n'est finalement rien de moins et rien de plus que le plaisir de tendre un croc-en-jambe aux idéaux pour les voir se casser le nez. Qui ne connaît la maligne tentation qui nous vient à l'esprit devant un beau grand vase de cristal, à l'idée qu'un seul coup de canne le briserait en mille morceaux ? Cette tentation, exaltée jusqu'à cet héroïsme amer né du fait que l'homme ne peut être sûr de rien, dans sa vie, sinon de ce qui tient à fer et à clou, est dans la sobriété spirituelle de la science (die Nüchternheit der Wissenschaft) un sentiment de base ; si les convenances s'opposent à ce qu'on l'identifie avec le Diable, on ne peut nier tout de même qu'elle ne sente un peu le soufre. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.380-381)
À croire Musil, la pensée rationnelle à l'oeuvre dans la recherche scientifique n'est pas radicalement différente de celle qui rend possible le succès pratique et plus précisément le succès pratique conditionné par la nuisance. Mais mettre en évidence la présence dans les vertus épistémiques d'ingrédients psychologiques composant certains vices éthiques ne conduit en aucune manière l'écrivain à douter de la vérité des connaissances produites par ces qualités de l'esprit. Pour reprendre la distinction de Reichenbach, Musil ne confond pas le contexte de découverte avec le contexte de justification ! Et en plus ces observations ravigotent un peu l'épistémologie des vertus qui, d'après Roger Pouivet dans sa Philosophie contemporaine (2008), risque de n'être que "prêchi-prêcha épistémologique" et "discours édifiant".
Attention cependant à ne pas confondre cette position musilienne avec celle qu'on trouve par exemple dans ces lignes des Leçons sur l'esthétique de Wittgenstein :
" 23. Il existe une forte propension à dire : " On ne peut pas ignorer le fait que ce rêve est en réalité telle ou telle chose. " Peut-être bien est-ce le fait que l'explication soit extrêmement repoussante qui nous conduit à l'adopter." (Leçons et conversations, Gallimard, p.58)
Rush Rees a ajouté en note : " Si nous voyons le lien qui relie quelque chose comme ce beau rêve à quelque chose de laid... ". Clairement Wittgenstein se contente de repérer la motivation psychologique d'une croyance, qui à ses yeux n'est en rien scientifique, alors que chez Musil le désir de rabaisser est une des sources de la connaissance scientifique vraie. Le passage suivant est très clair de ce point de vue :
" On peut rappeler dès l'abord la singulière prédilection de la pensée scientifique pour ces explications mécaniques , statistiques et matérielles auxquelles on dirait qu'on a enlevé le coeur. Ne voir dans la bonté qu'une forme particulière de l'égoïsme ; rapporter les mouvements du coeur à des sécrétions internes ; constater que l'homme se compose de huit ou neuf dixièmes d'eau ; expliquer la fameuse liberté morale du caractère comme un appendice automatique du libre-échange ; ramener la beauté à une bonne digestion et au bon état des tissus adipeux ; réduire la procréation et le suicide à des courbes annuelles qui révèlent le caractère forcé de ce que l'on croyait le résultat des décisions les plus libres ; sentir la parenté de l'extase avec l'aliénation mentale ; mettre sur le même plan la bouche et l'anus, puisqu'ils sont les extrémités orale et rectale d'une même chose... : de telles idées, qui dévoilent en effet dans une certaine mesure les trucs de l'illusionnisme humain, bénéficient toujours d'une sorte de préjugé favorable et passent pour particulièrement scientifiques. C'est sans doute la vérité qu'on aime en elles ; mais tout autour de cet amour nu, il y a un goût de la désillusion, de la contrainte, de l'inexorable, de la froide intimidation et des sèches remontrances, une maligne partialité ou tout au moins l'exhalaison involontaire de sentiments analogues."
On pourrait rajouter : expliquer le meilleur de l'humain par l'évolutionnisme darwinien. Une forme radicale de cette science rabat-joie serait aussi en philosophie de l'esprit le matérialisme éliminativiste qui commande de voir la psychologie ordinaire comme un ensemble de croyances superstitieuses destiné à être remplacé par la vérité de la neurologie, à la manière dont l'alchimie a été une fois pour toutes renvoyée aux poubelles de la connaissance par la chimie. Plus généralement c'est en tant que réductionniste que la connaissance scientifique satisferait une inclination humaine à remettre à sa place l'impressionnant.

jeudi 1 mai 2014

La femme, le pudding, la pièce, le pain, le vin, le cheval, l'outil.

Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre, non parce que l'homme manque de grandeur, mais parce que le domestique n'est sensible qu'à la petitesse.
Aujourd'hui, je vais jouer au valet avec Louis Althusser dans le rôle du grand homme. En lisant les lignes suivantes, j'a pensé à Richard Rorty qui, par anti-sexisme, utilise dans ses textes she, au lieu de he, pour désigner homo, l'être humain.
Dans le chapitre 3 de son Introduction à la philosophie pour les non-philosophes, intitulé L'abstraction, Althusser a expliqué qu'on a accès au concret par l'intermédiaire de l'abstraction, précisément ici le concept véhiculé par le mot. Ceci fait, il va mentionner la possibilité d'un accès direct , non conceptuel, au concret.
Mais comme j'ai un point de vue de valet, ce n'est pas la thèse qui me retient mais les exemples de concret, pris par le philosophe :
" On peut évidemment poser la question de savoir s'il n'y a pas d'autres moyens que l'abstraction du langage pour "saisir" le concret. Quand un homme mange un pudding, il ne se trompe pas de nourriture : il sait bien que c'est ce pudding qu'il mange, et pas un autre. Quand un homme serre une femme dans ses bras et qu'il la pénètre, il ne se trompe pas de femme, sauf dans les comédies de Marivaux : c'est bien elle et pas une autre. Mais justement, il se tait, et ce sont ses bras et son sexe qui "ont la parole".
Quand un ouvrier travaille à "sa" pièce, c'est la même chose : l'objet concret, il le désigne parce qu'il le tient, et travaille sur lui avec des outils qu'il tient en main. On en conclura qu'il y a une appropriation du concret qui ne passe pas par le langage, mais par le corps de l'homme, soit qu'il travaille une matière première, soit qu'il se joigne à une autre personne dans l'acte sexuel, soit qu'il consomme pour sa nourriture du pain et du vin, ou qu'il s'y empare du pouvoir d'État. Dans tous ces cas, il n'y a pas, sauf imposture, d'erreur sur le concret, et le concret est approprié par l'homme sans un mot.
Mais ce qui manque dans cet acte d'appropriation, c'est la communication sociale, c'est la capacité de dire aux autres hommes : celle-ci est ma femme, cette chose est mon cheval ou mes outils. Ce qui manque de ce fait, c'est la reconnaissance sociale et publique de l'acte d'appropriation du concret. Or, tout montre que, pour vivre en société - et l'homme vit en société -, l'homme n'a pas seulement besoin de s'approprier physiquement les choses concrètes, il a aussi besoin que cette appropriation lui soit reconnue socialement, soit par le consentement tacite des autres, soit par le droit de propriété : sinon n'importe qui pourrait venir lui emprunter ou lui voler son cheval et ses outils. L'acte d'appropriation corporelle, physique, a donc, en quelque sorte, besoin d'être redoublé par une consécration qui passe par le détour d'un langage particulier, le langage du droit, qui affirme publiquement, devant tous les hommes : cette femme est bien à lui (et pas à un autre), ce cheval est bien à lui, etc."