vendredi 18 juillet 2014

Se développer au maximum !

Quand on lit L'homme sans qualités de Robert Musil, la tentation est de croire que la pensée de l'auteur a comme porte-parole seulement Ulrich, personnage principal et homme sans qualités. Mais ce roman n'est pas un livre à thèses, ni un manifeste. On peut plutôt le comparer aux dialogues les plus complexes de Platon aussi bien qu' aux Recherches philosophiques de Wittgenstein, au sens où ces oeuvres ont exprimé autant les positions de leurs auteurs que celles qu'ils refusaient ou du moins qu'ils ne privilégiaient pas, voire qui les tentaient ou les avaient retenus à un moment de leur histoire intellectuelle. Néanmoins on arrive tout de même plutôt bien à identifier les thèses platoniciennes ou les argumentations wittgensteiniennes. En revanche, ce que veut dire Musil dans L'homme sans qualités est beaucoup plus incertain, car, même si certains personnages paraissent s'opposer aux convictions d'Ulrich ou si, à travers quelques descriptions, on devine les sarcasmes du romancier, les positions que Musil semble ne pas partager sont défendues avec beaucoup d'intelligence ou bien des opinions qu'on pourrait attribuer à l'auteur sont présentées par des personnages qui globalement ont manifestement des travers. Lindner (c'est l'homme qu'Agathe, la soeur d'Ulrich, rencontre alors qu'elle est partie pour se suicider) appartient à cette dernière catégorie : trop organisé, trop méthodique pour ne pas incarner une forme de raison excessivement systématique, frisant même l'obsession, il soutient néanmoins quelques opinions qui me paraissent, sinon absolument vraies, du moins parfaitement défendables, en tout cas, bonnes à rappeler :
" La surestimation de la personne est une superstition moderne. On parle beaucoup, aujourd'hui, de la culture de la personnalité, on proclame qu'il faut vivre sa vie jusqu'au bout, affirmer la vie. Par ces formules équivoques et obscures, leurs prophètes prouvent seulement qu'ils ont besoin de brumes pour dissimuler le véritable sens de leur refus ! Que faut-il donc affirmer ? Tout à la fois et sens dessus dessous ? Un développement est toujours lié à une contrainte, a dit un penseur américain. Nous ne pouvons développer un aspect de notre nature sans étouffer la croissance des autres. Et que faut-il vivre jusqu'au bout ? L'esprit ou les instincts ? Les humeurs ou le caractère ? L'égoïsme ou l'amour ? Si c'est notre nature supérieure qui doit s'épanouir, notre nature inférieure doit apprendre le renoncement et l'obéissance." (volume 2, 31, p.372)

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