Wittgenstein écrit à propos de la notion freudienne de " scène primitive " :
" Celle-ci comporte l'attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique. Elle est tout entière la répétition du même canevas qui a été tissé il y a longtemps. Comme un personnage tragique exécutant les décrets auxquels le Destin l'a soumis à sa naissance, il l y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles sérieux - si sérieux qu'ils peuvent conduire à des idées de suicide. Une telle situation est susceptible d'apparaître à l'intéressé comme quelque chose de néfaste, quelque chose de trop odieux pour faire le thème d'une tragédie. Et il peut ressentir un immense soulagement si on est en mesure de lui montrer que sa vie a plutôt l'allure d'une tragédie - qu'elle est l'accomplissement tragique et la répétition d'un canevas qui a été déterminé par la scène primitive. " (Leçons et conversations, Folio Essais, 1992, p. 104-105)
Dans Les superbes (1933), Jules Romains présente ainsi la manière dont une femme adultère voit ses difficultés à céder à son amant :
" Une autre formule ne lui déplaisait pas. C'était d'admettre qu'elle était " le siège d'un conflit ". Être " le siège d'un conflit " n'a rien de déshonorant. C'est au contraire un signe de distinction, presque un privilège de classe. On ne conçoit guère qu'une femme du peuple soit le siège d'un conflit. (...) Même dans la bourgeoisie moyenne, les conflits doivent s'ébaucher tout juste ; ou tourner court. En tout cas, " être le siège d'un conflit " entre dans la définition de l'héroïne littéraire, et plus généralement de la femme intéressante. Du point de vue moral, si c'est une rançon de la faute, ce n'est pas loin d'en être une excuse. Enfin le propre d'un conflit est qu'il tend à se résoudre. Et les exemples littéraires nous donnent l'assurance secrète qu'il se résout neuf fois sur dix dans le sens du désir. Il est à présumer qu'alors la plus grande partie des troubles qui l'accompagnent disparaissent avec lui. L'on doit sourire, ce jour-là, de s'être crue atteinte d'une infirmité." (Les hommes de bonne volonté, Laffont, 1988, p. 651)
Bien sûr les deux textes ne disent pas la même chose. Entre autres, le texte du romancier introduit l'idée d'une distinction sociale, plaisante pour l'amour-propre. De ce point de vue, la justification par la scène primitive freudienne certes distingue aussi, mais sans le préalable d'une condition sociale aristocratique : en somme, elle démocratise l'accès au noble. Ajoutons que si le personnage de Jules Romains est rassuré par l'idée qu' un conflit est potentiellement réglable, la référence à la scène primitive emporte avec elle une nécessité autrement contraignante. Mais l'idée commune aux deux est que ce qui pourrait être interprété comme un signe de faiblesse , par exemple d'un manque de volonté, est au contraire non une marque de force mais d' élévation. Cette élévation est réalisée par l'identification de la personne à un Type glorieux, qu'il s'agisse du héros tragique ou de l'aristocrate à la hauteur dans sa vie de la figure littéraire. Dans les deux cas, la victime perd de son insignifiance et gagne en valeur.