lundi 17 février 2025

La cigale et la fourmi aujourd'hui ?

Je me demande si on apprend encore à l'école la première fable de La Fontaine, La cigale et la fourmi. Si c'est le cas, la fourmi doit être jugée bien sévèrement et la leçon donnée à la cigale de se retenir de faire ce qu'elle aime et sait faire (chanter) au moment opportun pour cela (l'été) est sans doute devenue incompréhensible. 
Et qui peut encore penser le chant (il est, d'après les commentateurs autorisés, la métaphore de la poésie - de la littérature, voire de l'art tout entier ? - ) comme une activité privée, strictement personnelle, sans bénéfice pour une société, même de fourmis ? 
Et cette bise qui souffle dès le quatrième vers, n'évoque-t-elle pas aux jeunes élèves les catastrophes naturelles,  associées alors à un " devoir de solidarité " que la fourmi devrait avoir honte de ne pas respecter ? 
C'est donc à la fourmi qu'il faut donner une leçon : elle ne représente plus le modèle, mais l'anti-modèle. On peut même aller jusqu'a faire de la fourmi la métaphore de la cupidité capitaliste, dont d'ailleurs la cigale, étonnamment, sait parler le langage quand elle promet à l' usurière, à l'esprit de banquier, le remboursement de la dette : " intérêt et principal ".

On opposera à cette lecture qui fait de la fourmi une légitime donneuse de leçon une interprétation apparemment plus subtile, basée sur les deux vers : 

" La Fourmi n'est pas prêteuse ;
C'est là son moindre défaut." . 

Il allait par exemple de soi pour Jean-Jacques Rousseau dans l' Émile que l'ironie supposée de ces deux vers revenait à faire de la cigale le modèle à proposer au lecteur ; s'adressant au fabuliste, il écrivait :

" Vous croyez leur donner la cigale pour exemple "

Il est amusant sur ce point de remarquer que la réaction de l'élève, imaginée par  Rousseau, est exactement l'opposée de celle que j'attribue aux élèves d'aujourd'hui :
 
" et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier, ils prendront toujours le beau rôle : c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel."

En revanche la sensibilité du philosophe nous est très familière et parente de nos " réactions spontanées" généreuses : 

" Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.".

Sauf que cette interprétation qui rapproche le sens de cette fable de notre morale ordinaire aujourd'hui n'est en vérité pas défendable, du moins si l'on en croit l'article très convaincant de Patrick Dandrey https://www.persee.fr/doc/lefab_0996-6560_1998_num_10_1_1024.
En effet, selon lui, prêteuse ne veut pas dire génereuse mais usurière. C'est l'esprit usurier que La Fontaine condamne et donc aussi le discours favorable au prêt que tient la cigale ! Le fabuliste ne dénonce pas l'absence de générosité de la fourmi mais au contraire loue son absence d'esprit banquier, critique en accord avec la morale chrétienne de l'époque. Mais alors il n'y a plus moyen de réconcilier la leçon du fabuliste avec les attentes morales des élèves, pour la raison que l'idéologie moderne approuve à la fois et la générosité (dont La Fontaine ne fait pas l'éloge, dans cette fable du moins) et l'argent facile (combien d'élèves ai-je rencontrés rêvant d'être traders !).

Pour résumer, la morale de cette fable, fidèle à celle d' Ésope, revient à condamner sèchement l'imprévoyance. On peut penser qu'elle ne conviendra pas aux jeunes esprits : ils penseront que La Fontaine aurait dû écrire :

" La Fourmi n'est pas prêteuse ; 
Mais elle est généreuse."  



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