lundi 31 mars 2025

Une publicité d'un autre monde.

Dans Le viol des foules par la propagande politique (1952), Serge Tchakhotine donne un exemple de publicité " à l'américaine " :

" Une charcuterie de New-York eut l'idée de placer dans son local un pick-up, qui reproduisait les cris stridents et les hurlements des cochons qu'on égorge aux abattoirs ; cette charcuterie était toujours pleine de gens qui s'arrachaient les saucissons." (Gallimard, Tel, p. 130)

Le fait, s'il est vrai, est un exemple frappant de la relativité des dégoûts, puisqu'une telle bande-son ne pourrait aujourd'hui être diffusée que comme répulsif et non plus comme appât. 
Certes il est courant encore aux arènes de Madrid, à las Ventas, que certains spectateurs aillent, juste après la corrida, acheter pour un bon prix quelques kilos de viande hâtivement découpés sur les victimes du combat et vite fourrés dans un sac en plastique. Bien sûr la mise à mort du taureau n'a sans doute pas excité le désir de consommer un bifteck prélevé sur lui mais  les 20 mn de spectacle qui séparent le taureau sain du taureau mort n'ont pas produit non plus de répulsion chez les acheteurs en question. 
J'ajoute que la charcuterie new-yorkaise ne produit pas une performance et ne donne pas l'occasion de s'extasier sur les qualités du taureau, ce que peut faire toute corrida devant un public d'initiés, si, par exemple, le taureau est remarqué pour sa noblesse et son courage (on sait même qu' en théorie un tel taureau peut être gracié, soigné et rendu pour toujours à l'élevage qui l'a produit).
Non, la charcuterie en question donne à entendre des manifestations de souffrance, ayant pour effet de mettre en appétit le client. On peut donc appeler ce type de réclame la réclame sadique : elle donne envie de consommer ce qui souffre parce qu'il souffre.
Bien peu de consommateurs de viande actuels se reconnaîtront dans le chaland new-yorkais et sans doute la plupart diront qu'ils ne pensent pas aux souffrances animales quand ils entrent chez le boucher et que, s'ils y pensaient, ou ça les laisserait froids ou ça les gênerait.
Or, manifestement, la bande-son assassine donne de la vigueur aux acheteurs, vu qu'ils rivalisent férocement pour s'approprier les saucissons.
Cette publicité, d'autant plus efficace qu'elle est un enregistrement direct dela  mise à mort des animaux, Serge Tchakhotine la présente en premier lieu, avant une seconde, qui, elle aussi, est, selon lui, " à l'américaine ", mais à la différence de la première, ne nous surprend en rien :

" Le propriétaire d'un café laissa sortir dans la rue une cheminée de son four : les odeurs appétissantes se répandaient à l'entour et les passants venaient en grand nombre, attirés par ces excitations conditionnelles, qui provoquaient en eux l'envie de goûter aux plats préparés."

La surprise vient de ce que l'auteur met sur le même plan les deux situations, mais en fait cela se comprend dans le contexte d'un livre qui présente comme fondamental (pour la compréhension des hommes et plus généralement des êtres vivants) le réflexe conditionné, analysé par Pavlov (auquel l'ouvrage d'ailleurs est dédié).
Partant de de cette importance du réflexe conditionné, on peut donc faire l'hypothèse suivante concernant la cause du comportement des acheteurs de saucissons : loin d'être sadiques, ils sont conditionnés par une jeunesse qui a fait succéder de manière répétée à la mise à mort du cochon la consommation d'une charcuterie délicieuse. Une objection vient pourtant à l'esprit : les New-Yorkais ne sont pas principalement des paysans...
En outre, l'explication par les réflexes conditionnés, intégralement déterministe, peut être blessante pour le défenseur des animaux qui n'est plus alors vu comme juste et éclairé, donc méritant,  mais simplement comme autrement conditionné. C'est d'ailleurs l'idée-maîtresse du livre : qu'il faut maîtriser les réflexes conditionnés pour conditionner les hommes au bien et ne plus laisser les habiles méchants (Hitler, Mussolini, Lénine, etc.) conditionner les hommes au mal.

vendredi 28 mars 2025

La prostituée de Spinoza est-elle vraiment ce qu'on appelle aujourd'hui une prostituée ?

La proposition LXXI de la quatrième partie de l' Éthique de Spinoza porte sur la reconnaissance, la gratitude (gratia) et revient à accorder le degré de reconnaissance maximal à l'homme libre, à l'égard des autres hommes libres, ses amis. Ce statut de la gratitude, dont la valeur n'est pas dépendante de la personnalité de qui la manifeste, revient donc à ne pas en faire automatiquement une valeur, dès qu'elle se manifeste chez n'importe qui. 
Dans le scolie de cette proposition, Spinoza envisage deux gratitudes qu'ils condamnent : commençons par celle qu'il présente en second car la compréhension de la situation qu'il évoque n'est pas incertaine ; en effet, il s'agit de la gratitude de quelqu'un qui accepte les cadeaux d'un voleur, en échange du service consistant à dissimuler les objets volés. Spinoza défend que celui qui reçoit les cadeaux du voleur, sans pour autant lui rendre le service de lui cacher son butin, ne peut pas être qualifié d'ingrat car l'ingratitude est un mal alors que, dans ce cas, l'absence de gratitude du destinataire des cadeaux du voleur est un bien. 
Mais c'est la première situation qui est l'objet de ce billet. D'abord, voici le passage que je commente, dans la traduction de Bernard Pautrat :

" (...) qui ne sait pas, par bêtise, rendre les cadeaux, n'est pas un ingrat, et beaucoup moins encore celui que les cadeaux d'une prostituée n'amènent pas à se mettre au service de sa lubricité, ni ceux d'un voleur à dissimuler ses vols, ni rien de tel."

Voici le texte latin, pour qui en a besoin :

" (...) qui prae stultitia dona compensare nescit, ingratus non est, et multo minus ille, qui donis non movetur meretricis, ut ipsius libidini inserviat, nec furis, ut ipsius  furta celet, vel alterius similis."

La question que ce passage pose,est la suivante : le voleur veut cacher son butin, ça va de soi et c'est ce que le mot ipsius veut dire : ipsius furta peut être littéralement traduit par de celui-ci les objets volés (soit les objets volés par celui-ci). Mais ipsius libidini veut-il dire de celle-ci la lubricité ou bien de celui-ci la lubricité ?

Possibilité nº1 : la prostituée donne des cadeaux pour satisfaire sa propre lubricité.
Possibilité nº2 : la prostituée donne des cadeaux  pour satisfaire la lubricité de qui les reçoit.

Généralement, les traducteurs de l'Éthique (du moins, Lantzenberg, Misrahi, Caillois, Pautrat) ont choisi la possibilité nº1, seul Maxime Rovère, dans sa traduction récente (Flammarion 2021) choisit la deuxième. À ma surprise, dans aucune de ces traductions, une note me met en évidence l'ambiguïté du ipsius (qui se décline au génitif singulier de la même manière pour les trois genres - masculin, féminin, neutre -). 
Ce qui est sûr, c'est que les cadeaux sont faits par la prostituée : en effet Spinoza n'écrit pas en latin exactement ce qu'on traduit ici par les cadeaux d'une prostituée. Il utilise certes un mot désignant le cadeau (donum, ici à l'ablatif pluriel, soit donis), mais le mot est suivi de l'adjectif meretricius qui signifie de courtisane, de femme publique. On se trouve donc en présence d'une meretrix qui, selon la possibilité nº 1, fait ce qu'on a l'habitude d'attendre du client de la prostituée : elle achète son plaisir, ce qui, à nos yeux, transforme en fait paradoxalement le client en prostitué.  
Aussi la traduction de Maxime Rovère est-elle plus attendue, mais elle se heurte à une objection grammaticale : vu que ipsius renvoie au voleur, pourquoi le même mot, juste avant, ne renverrait-il pas à la prostituée ? En plus, choisir la possibilité nº2 - qui a l'intérêt certes de faire de la prostituée une sorte de victime - nous confronte à une énigme comportementale : pourquoi donc la prostituée fait-elle des cadeaux à son partenaire, si c'est son plaisir à lui qu'elle vise ?

La prostituée spinoziste semble donc ne pas faire le métier de prostitution : c'est une femme qui a un  désir de forniquer  (c'est pour Spinoza un synonyme de lubricité - libido - cf l'explication de la définition XLVIII, partie III -) et qui, à cette fin, séduit, par des cadeaux un partenaire. 
On peut comprendre que Maxime Rovère ait choisi une traduction plus dans l'air du temps, sans reprendre à son compte l'association de la femme à une sexualité tyrannique et l'idée donc spinoziste, qu'il est bon de ne pas contribuer à la satisfaction d'une telle sexualité, même si c'est celle d'autrui...



mardi 25 mars 2025

Le rôle de l'amour-propre dans l'histoire de la philosophie.

Dans la préface de la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer, explique comment lire un livre, le sien,  qui, par définition, ne peut exposer que dans l'inévitable succession des phrases alignées les unes après les autres, un système de pensée organique, qu'il faudrait pourtant pouvoir comprendre instantanément comme un tout vivant pour en saisir la cohérence et l'intelligibilité. Puis il ajoute :

" Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu'étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe)." 

" Malveillant " traduit ici  l'allemand " ungeneigt " qui signifie " peu enclin ; peu disposé ; peu favorable ". L'expression " jemandem nicht ungeneigt sein " peut se traduire par " avoir de la bienveillance envers quelqu'un " (source : dictionnaire Grappin). 
Mais d'où viendrait cette malveillance, ou du moins cette absence de bienveillance, que Schopenhauer attribue au philosophe lisant en somme un concurrent, un adversaire, un rival ?
Il faut lire les premières lignes de cette préface :

" Ce qui est proposé ici au lecteur, c'est une pensée unique (...) Cette pensée est, selon moi, celle que depuis si longtemps on recherche, et dont la recherche s'appelle la philosophie, celle que l'on considère, parmi ceux qui savent l'histoire, comme aussi introuvable que la pierre philosophale, comme si Pline n'avait pas dit fort sagement : " Combien il est de choses qu'on juge impossibles, jusqu'au jour où elles se trouvent faites." (Hist. nat., VII, I.)" (1966, p.1)

La vérité philosophique conçue comme un trésor, Schopenhauer pense donc l'avoir trouvée, aussi l'absence de bienveillance caractérise les autres  philosophes que lui,  blessés dans leur amour-propre à l'idée qu' un autre qu'eux possède déjà le trésor. Si, sur ce point, Schopenhauer a raison, l'absence de bienveillance dans la lecture des philosophes contemporains ou passés peut être une des causes de l'évolution philosophique, je veux dire de la naissance continue de nouvelles philosophies. Pour confirmer ce point, on peut s'appuyer sur le fait que, pour comprendre une philosophie donnée, il ne faut pas lire les rivaux (par exemple, ce que dit Nietzsche de Spinoza est mordant certes, mais en apprend plus sur la philosophie de Nietzsche que sur celle de Spinoza) mais les historiens de la philosophie, qui, eux, ne placent pas leur amour-propre dans l'obtention du trésor, mais dans l'identification de ce qui prétend être un trésor.
Supposons pour simplifier que la philosophie transmise par les textes de Platon soit la première chronologiquement des philosophies transmises : si l'amour-propre et l'absence de bienveillance d' Aristote n'avaient pas guidé l'interprétation qu'il a donnée de Platon, autrement dit, si Platon avait été lu avec bienveillance, ce qui ne veut pas dire bien sûr, sans esprit critique, l'héritage platonicien aurait été vu comme un point de départ à perfectionner et non comme un faux départ.
Quelle qu'ait été la fonction de l'amour-propre dans ce que certains appellent le progrès de la philosophie, cette conception de la philosophie comme trésor à la portée d'un esprit supérieur (passé, présent ou futur) a un coup dans l'aile. Certes, en classe Terminale, cette conception est une croyance qui favorise l'enseignement de la philosophie, et d'autant plus que le professeur croit avoir trouvé, ou fait comme s'il avait trouvé, le trésor en question dans l'oeuvre d'un philosophe donné : les élèves sont alors fiers de sortir de la doxa et de participer à la lucidité du Géant, grâce à l'intelligence de leur professeur. Voilà alors une classe qui tourne bien !
Cette conception de la philosophie comme Sacré Graal reste encore populaire, pour rêver à la philosophie, ou pour la moquer, mais quel chercheur en philosophie la partage-t-il encore ?  Y croire à l'Université rendrait ridicule, tant on a conscience désormais du côté naïf de ce rêve philosophique.
Mais quel rôle joue désormais l'amour-propre du chercheur en philosophie, s'il n'est pas simplement un historien de la philosophie, je veux dire s'il veut participer au progrès de la philosophie se faisant et non au progrès de la compréhension de la philosophie déjà faite ? Généralement l'amour-propre vise à contribuer de manière décisive à  l'amélioration au sein d'une équipe d'une argumentation relative à un problème philosophique particulier, prenant donc comme modèle non le philosophe d'autrefois, impossible à ressusciter mais le scientifique d'aujourd'hui. 
Certes on peut se demander si ce combat prudent et patient pour consolider une position particulière au sein d'une pluralité de positions (dont on sait qu'aucune n'est vraie, mais que chacune est vraisemblable) n'a pas quelque chose de malheureusement très vain.