mardi 25 mars 2025

Le rôle de l'amour-propre dans l'histoire de la philosophie.

Dans la préface de la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer, explique comment lire un livre, le sien,  qui, par définition, ne peut exposer que dans l'inévitable succession des phrases alignées les unes après les autres, un système de pensée organique, qu'il faudrait pourtant pouvoir comprendre instantanément comme un tout vivant pour en saisir la cohérence et l'intelligibilité. Puis il ajoute :

" Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu'étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe)." 

" Malveillant " traduit ici  l'allemand " ungeneigt " qui signifie " peu enclin ; peu disposé ; peu favorable ". L'expression " jemandem nicht ungeneigt sein " peut se traduire par " avoir de la bienveillance envers quelqu'un " (source : dictionnaire Grappin). 
Mais d'où viendrait cette malveillance, ou du moins cette absence de bienveillance, que Schopenhauer attribue au philosophe lisant en somme un concurrent, un adversaire, un rival ?
Il faut lire les premières lignes de cette préface :

" Ce qui est proposé ici au lecteur, c'est une pensée unique (...) Cette pensée est, selon moi, celle que depuis si longtemps on recherche, et dont la recherche s'appelle la philosophie, celle que l'on considère, parmi ceux qui savent l'histoire, comme aussi introuvable que la pierre philosophale, comme si Pline n'avait pas dit fort sagement : " Combien il est de choses qu'on juge impossibles, jusqu'au jour où elles se trouvent faites." (Hist. nat., VII, I.)" (1966, p.1)

La vérité philosophique conçue comme un trésor, Schopenhauer pense donc l'avoir trouvée, aussi l'absence de bienveillance caractérise les autres  philosophes que lui,  blessés dans leur amour-propre à l'idée qu' un autre qu'eux possède déjà le trésor. Si, sur ce point, Schopenhauer a raison, l'absence de bienveillance dans la lecture des philosophes contemporains ou passés peut être une des causes de l'évolution philosophique, je veux dire de la naissance continue de nouvelles philosophies. Pour confirmer ce point, on peut s'appuyer sur le fait que, pour comprendre une philosophie donnée, il ne faut pas lire les rivaux (par exemple, ce que dit Nietzsche de Spinoza est mordant certes, mais en apprend plus sur la philosophie de Nietzsche que sur celle de Spinoza) mais les historiens de la philosophie, qui, eux, ne placent pas leur amour-propre dans l'obtention du trésor, mais dans l'identification de ce qui prétend être un trésor.
Supposons pour simplifier que la philosophie transmise par les textes de Platon soit la première chronologiquement des philosophies transmises : si l'amour-propre et l'absence de bienveillance d' Aristote n'avaient pas guidé l'interprétation qu'il a donnée de Platon, autrement dit, si Platon avait été lu avec bienveillance, ce qui ne veut pas dire bien sûr, sans esprit critique, l'héritage platonicien aurait été vu comme un point de départ à perfectionner et non comme un faux départ.
Quelle qu'ait été la fonction de l'amour-propre dans ce que certains appellent le progrès de la philosophie, cette conception de la philosophie comme trésor à la portée d'un esprit supérieur (passé, présent ou futur) a un coup dans l'aile. Certes, en classe Terminale, cette conception est une croyance qui favorise l'enseignement de la philosophie, et d'autant plus que le professeur croit avoir trouvé, ou fait comme s'il avait trouvé, le trésor en question dans l'oeuvre d'un philosophe donné : les élèves sont alors fiers de sortir de la doxa et de participer à la lucidité du Géant, grâce à l'intelligence de leur professeur. Voilà alors une classe qui tourne bien !
Cette conception de la philosophie comme Sacré Graal reste encore populaire, pour rêver à la philosophie, ou pour la moquer, mais quel chercheur en philosophie la partage-t-il encore ?  Y croire à l'Université rendrait ridicule, tant on a conscience désormais du côté naïf de ce rêve philosophique.
Mais quel rôle joue désormais l'amour-propre du chercheur en philosophie, s'il n'est pas simplement un historien de la philosophie, je veux dire s'il veut participer au progrès de la philosophie se faisant et non au progrès de la compréhension de la philosophie déjà faite ? Généralement l'amour-propre vise à contribuer de manière décisive à  l'amélioration au sein d'une équipe d'une argumentation relative à un problème philosophique particulier, prenant donc comme modèle non le philosophe d'autrefois, impossible à ressusciter mais le scientifique d'aujourd'hui. 
Certes on peut se demander si ce combat prudent et patient pour consolider une position particulière au sein d'une pluralité de positions (dont on sait qu'aucune n'est vraie, mais que chacune est vraisemblable) n'a pas quelque chose de malheureusement très vain.


9 commentaires:

  1. Le vouloir-vivre hindo-schopenhauerien est censé être à l'origine de l'amour-propre du philosophe essayiste. Celui-ci pratique la dialectique éristique, c'est-à-dire l'art d'avoir raison par tous les moyens. Au contraire, dans la dialectique antique, bien comprise, il n'y a ni vainqueur ni vaincu. Seule la vérité a gagné ou perdu. Tandis que l'essayiste, par amour-propre, veut avoir raison, non pour aider la vérité à triompher, mais seulement pour ne pas avoir tort.
    "L'art d'avoir toujours raison" est passionnant, car Schopenhauer y revisite la philosophie dans cette optique.

    RépondreSupprimer
  2. La dialectique antique ne suppose-t-elle pas un dialecticien plaçant son amour-propre dans sa capacité à faire gagner la vérité ?

    RépondreSupprimer
  3. Dans "Le Monde comme volonté et représentation", l’amour-propre n’est pas une simple vanité psychologique, mais une manifestation du vouloir-vivre, cette force fondamentale qui anime tout être. Pour Schopenhauer, le vouloir-vivre est la racine métaphysique de l’existence, une pulsion aveugle et insatiable qui pousse l’individu à s’affirmer, à persévérer dans son être. L’amour-propre, dès lors, devient une expression naturelle de cette volonté : en cherchant à avoir raison, à se défendre ou à triompher dans la dialectique éristique, l’essayiste ne fait que traduire ce besoin essentiel de s’imposer face au monde et aux autres.
    Si, dans la dialectique antique, l’amour-propre du dialecticien peut être présent mais sublimé par la quête de vérité, chez Schopenhauer, il n’est pas seulement un défaut ou une motivation secondaire : il est ontologiquement inévitable. Le vouloir-vivre, en s’exprimant à travers l’amour-propre, rend la recherche de la vérité presque accessoire dans le cadre éristique. Le philosophe essayiste, même s’il prétend servir la vérité, est avant tout prisonnier de cette dynamique métaphysique qui le pousse à privilégier sa propre affirmation sur toute autre considération.
    À mon avis, dans la dialectique antique, l’amour-propre, s’il existe, est un moyen contingent et maîtrisable, orienté vers la vérité comme fin ultime. Chez Schopenhauer, il est une nécessité métaphysique, une émanation du vouloir-vivre qui fait de la victoire personnelle non pas un accident, mais le cœur du processus. La différence n’est donc pas seulement pratique ou éthique, mais proprement existentielle : l’antique cherche à dépasser l’ego pour la vérité, tandis que l’éristique schopenhauerienne le célèbre comme l’essence même de la lutte dialectique.
    Si l'amour-propre ne peut être totalement éliminé dans la quête de vérité de la dialectique antique, à l'inverse pour Schopenhauer l'amour-propre a une signification métaphysique.

    RépondreSupprimer
  4. Il serait peut-être intéressant de rappeler les aspects que Schopenhauer ignore un peu du bouddhisme qui l'a pourtant fortement influencé : la non existence de l'ego en soi, illusion certes dépendante de la Soif insatiable (dukkha, plus proche du désir vivre que du vouloir ...), mais qui elle-même cependant ne procéderait que d'un jeu d'inter-dépendances et n'aurait pas davantage de consistance absolue, pas plus que tout le reste d'ailleurs, et donc : absence d'en soi métaphysique, permanent et autonome, de toutes choses (jusqu'où rationnel et cohérent, cela amènerait trop loin de développer ici.). Source de souffrances dans une conception illusoire du désir comme intrinsèquement dualiste avec la finitude, ou source a contrario de délivrance si désir compris comme non intrinsèquement dualiste. Pas de fondement substantiel, Soif ou autre ... Moins outil pratique d'avoir toujours raison et de satisfaire l'ego que mise en interrogation de ce désir d'avoir raison et d'être satisfait, là même où il enclencherait le processus illusoire et insatiable, jamais repu. La façon dont Schopenhauer s'est à la fois inspiré du bouddhisme et en a infléchi la visée est assez révélatrice des liens et différences entre approche occidentale et extrême-orientale (d'autant plus à son époque où on découvrait cette dernière).

    RépondreSupprimer
  5. Pour en revenir à l'amour-propre, sur un plan plus spécifiquement moral, je me souviens de la distinction que faisait Rousseau entre amour de soi (qui pourrait avoir sa légitimité) et amour-propre (qu'il voyait plutôt du côté de la vanité). L'amour-propre serait plutôt "n'aimer les autres que pour soi et ne s'aimer soi que par les autres." Mais dans L'art d'avoir toujours raison, est-ce que Schopenhauer nie pour autant l'existence d'une vérité qui ne se résumerait pas à l'amour-propre ni au stratagème ? Il distingue dialectique non seulement de la logique mais aussi de la sophistique ... Cela ne suppose-t-il pas moins le faux, ni même l'inaccessibilité du vrai, que juste de jouer sur la difficulté d'accès définitif au vrai (puisque si le vouloir-vivre est le trésor ou la clé métaphysique, n'est-ce pas alors qu'il est a minima une vérité accessible qui aurait sa part d'objectivité ?) ? On se pose la question un peu comme avec Machiavel : Schopenhauer revendique-t-il uniquement ce qu'il expose et fait comprendre en ses rouages et ressorts, ou le dénonce-t-il aussi en passant ? Ou alors avec Nietzsche : si la vérité n'est qu'une question de perspective, la volonté de puissance n'est-elle même qu'une perspective parmi d'autres plutôt qu'une vérité fondamentale ? Si l'illusion s'avère vitale, et le désir de vérité mortifère, qu'est-ce qui l'accrédite : une simple perspective plus ou moins pratique ou ne serait -ce qu'une once de vérité quelque part tout de même ? Nietzsche semble assez juste quand il dénonce l'hypocrisie derrière les rapports de force, moins quand il fait l'éloge de cette volonté de puissance au détriment même de la préservation. Spinoza n'irait pas jusque là. Plus sage au sens classique ? Bien que la marche actuelle du monde ne donne pas entièrement tort à Nietzsche. Reste curieux que la revendication vitaliste chez lui dépasserait même la question de sa viabilité pérenne. La volonté de puissance de Nietzsche semble le plus souvent moins factuelle que transformation et création de valeurs et d'un regard surplombant qui s'imposerait aux autres. Mais il lui arrive de se contredire, dans l'éloge de la violence de la guerre et même cruauté d'une part et la critique parfois plus nuancée de la force brute ailleurs, par exemple (sa correspondance sur le front de 1870, où le surhomme à la santé fragile fût ambulancier et non soldat ..., et où il témoigne de son choc à la vie des blessés, est assez parlante à cet égard. Mais certes le surhomme est plus la flèche que la cible atteinte ...). Et même de prétendre assumer la contradiction ... Faudrait voir à ne pas avoir troqué l'illusion du trésor philosophique parfait contre celle de se vautrer dans son désir de puissance comme soit-disant auto-suffisant.

    RépondreSupprimer
  6. Dans les "Aphorismes sur la sagesse dans la vie", repris dans ses "Parerga et Paralipomena", Schopenhauer appelle les philosophes antiques à son secours, pour s'abriter du vouloir-vivre dans l'îlot de l'eudémonisme. Or, cet îlot n'est pas une terre promise. Qu'en pensez-vous ?

    RépondreSupprimer
  7. Ces îlots-ĺà ne peuvent être abordés que par mer calme et, différence par rapport aux îlots réels, cessent d'être habitables par temps de tempête. Reste que, balayé par les vagues, le presque noyé garde quelquefois en tête tout de même l'idée de son îlot !

    RépondreSupprimer
  8. Pendant les "années folles" de la philosophie allemande, dans ses "Aphorismes sur la sagesse dans la vie" Schopenhauer reprend l'ascèse eudémoniste du bonheur sans plaisirs de l'"Éthique à Nicomaque" d'Aristote, lequel affirme : "Le sage poursuit l'absence de douleur et non le plaisir".
    Paradoxalement, cela pourrait impliquer une forme d'hédonisme masqué. Le débat a donc porté sur Schopenhauer se laissant aller à un hédonisme dénié, pour échapper à la fatalité du vouloir-vivre, sous couvert d'eudémonisme antique dans un traité de vie heureuse, une eudémonologie à l'opposé de sa métaphysique et de sa morale.
    En effet, dans les "Aphorismes", le bonheur est l'aboutissement d'une lucidité tragique.
    Cependant, ce bonheur est plus hédoniste que matérialiste, et le « vivre heureux » est en réalité un « vivre moins malheureux », auquel il faut ajouter un « vivre et laisser vivre ».
    Dans l’"Éthique à Eudème", Aristote résume cela : « Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes. ».
    La solitude est garante de liberté, mais la misanthropie de Schopenhauer ne porte pas sur l'individualité des êtres, ceux des bonnes rencontres, instinctives et magnétiques.
    L'harmonie de la vie du sage consiste à saisir continûment les opportunités d'instants heureux, en glissant sur la vague de la vie, et à guérir sa tristesse, quand cela dépend de lui. L'harmonie de sa vie consiste aussi en relations apaisées avec ses semblables acceptés comme ils sont, sans exiger de réciprocité, mais sans leur épargner son ironie dans la gaîté.
    Richesse intérieure de l'âme et santé du corps sont préférables aux biens de la société.
    Néanmoins, comme Aristote dans ses "Problèmes", Schopenhauer précise que l’excès de force vitale de la santé engendre également la mélancolie et la tristesse. C'est pourquoi le pessimisme, mieux que l'optimisme, nous prépare aux coups du sort.
    Schopenhauer sait que la douleur n’a pas la même intensité sur le temps long. De plus, l’avantage du plaisir sur le bonheur, qui recherche la pureté, est que le plaisir supporte d’être mélangé à la douleur. Au final, la souffrance dépend du jugement que l’on s’en fait, ce qui montre l'importance de la subjectivité, mais en tenant compte de la permanence de son individualité, c'est-à-dire de son caractère.
    Poursuivre l'absence de douleur, c'est tenter de trouver la sagesse dans la défensive. De même, l’éristique dans l'art schopenhauerien d'avoir toujours raison n’a pas pour principe de tromper autrui pour le dominer, mais de se protéger de lui. Pourtant, l’eudémonisme est une morale pratique qui semble contredire l’incivilité pragmatique ("Soyez personnel, insultant, malpoli") de l’éristique schopenhauerienne.

    RépondreSupprimer
  9. Là où le bouddhisme parle de libération par la compréhension de la vacuité fondamentale du désir (impermanence et interdépendance), Schopenhauer semble la concevoir plutôt plus catégoriquement comme annihilation ou extinction du vouloir vivre (certes, il est plus subtil que cela dans l'ensemble, mais il est tendancieux vers la fin du Monde comme Volonté... Et pour tout dire on retrouve ces variations de caractère plus ou moins nuancé selon les écoles au sein même du bouddhisme). Or la vacuité d'existence propre ou de sens ultime du bouddhisme n'est pas pour autant le néant d'existence ou de sens ... On pourrait par exemple dire comme dans le bouddhisme t'chan : ni poursuivre ... ni rejeter ... (Puisque celui qui rejette trop ostensiblement est souvent en fait encore poursuivi ... dixit Prajnanpad, penseur indien). Laisser vivre ? Il y a de ça. Mais pas plus une faussement suffisante indifférence fixée qu'un vouloir insatiable définitif voué à la désillusion. Une nuance distinctive que je trouve éclairante selon traduction : non-attachement (au sens adaptatif, en fonction de ou selon nécessité qui s'impose) ne signifie pas tout à fait même chose que prétention au pur détachement (au sens extrême). Ça peut rejoindre l'"indifférent préférable" des Stoïciens, mais d'autres trouveront cela douteux (voir le choix plus vigoureux des cyniques, mais qu'on peut trouver excessif. Idem dans le bouddhisme : des courants plus ou moins épurés ou ascétiques). Pour en revenir aux Grecs : question de juste mesure au final sans doute. Et à Nagarjuna comme à Aristote : voie du milieu ... comme guide fort pertinent. Mais milieu pas forcément statique ... L'équilibre est oscillant mobile dynamique. Et la subtilité réside peut-être là, d'après moi.

    RépondreSupprimer