mercredi 10 septembre 2025

Vivre le déterminisme au quotidien (11) : le fatalisme du Jacques de Diderot (2)

Jacques raconte son histoire à son maître. Ce dernier soupçonne que le valet est tombé amoureux de la paysanne qui l'a recueilli, une fois blessé au genou à la bataille de Fontenoy et, sachant que la paysanne est mariée, commence à jeter l'opprobre sur Jacques :

" Le maître : Ah ! Malheureux ! ah ! coquin ! infâme ! je te vois arriver. 
Jacques : Mon maître, je crois que vous ne voyez rien.
Le maître : N'est-ce pas de cette femme que tu vas devenir amoureux ? " (p. 673)

Et voici Jacques qui répond en fataliste à un début d'accusation :

" Jacques : Et quand je serais devenu amoureux d'elle, qu'est-ce qu'il y aurait à dire ? Est-ce qu'on est maître de devenir ou de ne pas devenir amoureux ? et quand on l'est, est-on maître d'agir comme si on ne l'était pas ? Si cela eût été écrit là-haut, tout ce que vous disposez à me dire, je me le serais dit ; je me serais souffleté ; je me serais cogné la tête contre le mur ; je me serais arraché les cheveux, il n'en aurait été ni plus ni moins, et mon bienfaiteur eût été cocu."

Jacques a raison : tomber amoureux, à la différence de commettre un geste précipité (cf le billet précédent), n'est pas une faute. Déterminé ou pas, le sentiment est une passion. Et ressentant une passion, sauf à l'imaginer comme une partie mobile d'un esprit-lego, on ne s'en défait pas à volonté et donc c'est en homme amoureux qu'on cherche (ou non) à maîtriser l'état amoureux, c'est-à-dire à en contrôler les manifestations, contrôle autant reconnu par le déterministe que par l'indéterministe. C'est ce contrôle que Jacques imagine sous une forme hyperbolique puisqu'il s'y traite comme le maître, représentant ici la bonne conduite morale, le traiterait, se réfutant et se maltraitant donc (en termes psychanalytiques, on parlerait de la puissance du surmoi de Jacques !). Mais la surveillance maximale de soi n'aboutit à garder à létat amoureux un aspect purement intérieur, secret, privé, donc sans cocufiage du mari, que si une telle intériorisation du sentiment est bel et bien déterminée par l' histoire passée de Jacques et du monde tout entier. Jacques ne veut pas dire que de tels efforts de maîtrise des actions propres sont toujours vains ; il veut seulement relever qu'il y a des conditions non maîtrisées et non maîtrisables du succès des efforts pour rester maître de ses sentiments, ici du sentiment amoureux.

Le maître fait alors la classique objection morale :

" Le maître : Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crimes qu'on ne commît sans remords."

Les convictions déterministes suppriment-elle, pour qui les défend, l'expérience du remords ? En fait la possession de convictions déterministes est nécessairement largement postérieure à la possession de la conscience morale, celle-ci étant  inculquée dans la jeunesse, dans le cadre d'une croyance à l'existence du libre-arbitre ; on peut donc faire l'hypothèse que le sentiment de culpabilité va coexister dans le déterministe avec la croyance selon laquelle l'action dont il a le remords est une mauvaise action (en effet, on l'a vu dans le précédent billet, le déterminisme ne supprime en rien la distinction entre le bien et le mal). Sans doute alors le remords ressenti est moins entier, moins prégnant que si l'on tient pour vrai qu'on aurait pu ne pas faire le mal qu'on a fait.
On peut alors penser que, si les croyances déterministes allègent le poids du remords concernant les actions passées, elles font le même effet sur le remords qu'on anticipe comme effet possible d'une action qu'on envisage de faire et que donc le poids dissuasif que représente l'idée d'un remords à venir décroît tout autant. Il me semble que l'objection ne vaut que si la personne concernée n'est pas attachée au bien mais seulement à son bien-être : en effet, le fait qu'on ne souffrira guère du remords plus tard ne transforme pas une action mauvaise en action moins mauvaise, voire bonne. C'est la personne sans éducation morale qui jugera qu'elle n'a pas de bonnes raisons de se retenir de nuire, vu que le souvenir de sa nuisance, dont elle attend un bénéfice, sera indolore ou peu douloureux  pour elle. Certes, si on se place du point de vue d'un égoïste éclairé, la position déterministe, en enlevant la justification ontologique du remords, facilite la réalisation d'actions condamnées par les autres comme immorales, à supposer bien sûr que lesdites actions n'auront pas de retour nuisible sur l'auteur. Mais les croyances déterministes ne justifient en rien la condamnation de l'éducation morale, étant entendu bien sûr que dans un cadre déterministe la bonne et la mauvaise action doivent être pensées en dehors de tout libre arbitre (ce qui est tout à fait possible si, par exemple, on identifie l'action morale à l'action qui maximise le bonheur ou minimise le malheur du plus grand nombre). Le déterministe peut donc se dire au moment où il délibère sur le bien-fondé de l'action envisagée : " Bien sûr si je fais l'action, je ne vais guère en souffrir, mais l'action en elle-même reste absolument condamnable (absolument au moins dans le cadre d'un éthique normative donnée)."

Jacques, lui, répond ainsi à son maître :

" Jacques : Ce que vous m'objectez là m'a plus d'une fois chiffoné la cervelle, mais avec tout cela, malgré que j'en aie, j'en reviens toujours au mot de mon capitaine : Tout ce qui nous arrive de bien ou de mal en ce monde est écrit là-haut... Savez-vous, monsieur, quelque moyen d'effacer notre écriture ? Puis-je n'être pas moi, et étant moi, puis faire autrement que moi ? Puis-je être moi et un autre ? Et depuis que je suis au monde, y a-t-il eu un seul instant où cela n'ait été vrai ? Prêchez tant qu'il vous plaira, vos raisons seront peut-être bonnes, mais s'il est écrit en moi ou là-haut que je trouverai mauvaises, que voulez-vous que j'y fasse ? "

On lit ici que, si Jacques dit plus haut que la fatalisme supprime la faute, il clame désormais que demeure la réalité du bien et du mal, c'est-à-dire la réalité du bienfait et du tort. Pas de remords ne veut pas dire, comme nous l'avons vu, pas de tort. Que ce tort soit commis à l'égard d'autrui cause sans doute, vue l'éducation ordinaire, le remords mais justifie surtout la réparation du tort, ce que Jacques n'évoque pas ici, attentif qu'il est à la réalité irréversible du fait du dommage, et plus largement à la réalité indépassable de l'auteur du dommage. Si je répare le dommage, si même, plus jamais, je ne reproduis à l'égard d'autrui une conduite dommageable, ce n'est pas que je suis devenu un autre, c'est que ma vie passée (et le passé du monde) rendent possible, donc réelle, une transformation radicale de soi (or il ne peut y avoir de transformation radicale de x que si x reste basiquement le même avant, pendant et après la transformation : la personne méconnaissable est précisément la même personne - identité numérique - que celle qu'on reconnaissait avant comme étant bien elle). Il est clair que l'application continue du principe de causalité à laquelle tient le déterministe, pour qui aucun fait ne peut s'expliquer par lui-même, condamne chacun d'entre nous à réviser à la baisse la joie illusoire d'être enfin devenu, parce que meilleur, un autre que celui que l'on fut. Tel un produit traçable, je ne me transforme qu'en fonction de l'évolution nécessaire de ce que je suis dans les relations avec le monde qui m'entoure (causes prochaines) et plus largement avec le monde tout entier passé et présent (causes lointaines).
Je note aussi que Jacques le fataliste donne à la distinction entre les bonnes et les mauvaises raisons autant de réalité qu'à la distinction entre le bien et le mal. Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas ne pas faire le mal qu'il n'y a pas de bonnes raisons de faire le bien, entendons par là des raisons sinon contraignantes, du moins convaincantes de le faire. L'inefficacité pratique d'une bonne raison, je veux dire son impuissance à transformer réellement mon action, ne lui enlève en rien sa valeur de justification de l'action : que je sois déterminé à ne pas pouvoir me délivrer d'une addiction ne diminue pas la force des arguments visant à s'en délivrer. Une telle inefficacité pratique semble être vue par Jacques comme étant causée par le fait qu'on juge mauvaise (à tort donc) la bonne raison, mais on sait bien que la juger bonne (à juste raison) n'est pas une condition suffisante pour agir conformément à elle.

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