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mardi 23 janvier 2018

La raison des rideaux : un éloge de la lumière tamisée.

Tant que le soleil est allégorique, on peut le regarder en face ; certes le prisionnier échappé de la caverne aura besoin de temps mais il y arrivera (La République, VII, 516b).
En revanche, quand le soleil est le vrai, il est comme la mort, on ne peut pas le regarder en face, La Rochefoucauld l'a écrit (maxime 26, édition de 1678).
Mais peut-on raisonner au soleil ? Ce n'est pas l'avis de Théodore-Malebranche qui presse Ariste de s'enfermer à l'intérieur, et ce dernier se prend au jeu :
" Ariste : (...) Doublons le pas... Grâce à Dieu, nous voici arrivés au lieu destiné à nos entretiens. Entrons... Asseyez-vous... Qu'y a-t-il qui puisse nous empêcher de rentrer en nous-mêmes pour consulter la Raison ? Voulez-vous que je ferme tous les passages de la lumière, afin que les ténèbres fassent éclipser tout ce qu'il y a de visible dans cette chambre et qui peut frapper nos sens ?
Théodore : Non, mon cher. Les ténèbres frappent nos sens aussi bien que la lumière. Elles effacent l'éclat des couleurs. Mais à l'heure qu'il est, elles pourraient jeter quelque trouble, ou quelque petite frayeur dans notre imagination. Tirez seulement les rideaux. Ce grand jour nous incommoderait un peu, et peut-être trop d'éclat à certains objets... Cela est fort bien ; asseyez-vous." (Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, Vrin, 2017, p. 158)
Rendre le sensible insignifiant, ce n'est donc pas le rendre invisible : trop de lumière et les couleurs prendront le pouvoir, dopant l'imagination ! Pas de lumière et l'imagination, cette fois impressionnée par le noir, fera encore des siennes !

Commentaires

1. Le jeudi 25 janvier 2018, 15:45 par gerardgrig
C'est un peu étrange, ce philosophe qui manque singulièrement d'attention et de concentration, au point de se laisser dissiper par des objets trop éclairés, et qui a peur dans le noir, parce qu'il croit aux fantômes ! Les idées nouvelles ne viennent-elles pas de tout ce qui nous bouscule et nous importune dans notre monde trop tranquille ? N'est-ce pas une joie de l'esprit de contempler les formes et les couleurs du monde ? L'obscurité n'est-elle pas propice à la méditation ? Et surtout, ce philosophe ne dit pas l'essentiel : s'il faut suffisamment de lumière, c'est pour voir l'Autre en chair et en os, avec ce qu'il dit par ses mimiques, ses gestes et son regard, car le vrai dialogue a toujours une épaisseur humaine. Enfin, la lumière tamisée et le rideau ne conviendraient-ils pas plutôt au décor du libertinage ? Il est vrai qu'il y a eu des libertins de pensée.
En tout cas, on ne dira pas, comme s'il s'agissait de théâtre : "La philosophie ? Rideau !".
2. Le jeudi 25 janvier 2018, 16:22 par Philalèthe
Ah, vous réagissez en philosophe empiriste, sensualiste, pensant que les idées viennent de la perception ! Malebranche le rationaliste déprécie la perception au profit de la raison, le sensible au profit de l'intelligible. 
Quant au dialogue, il le croit d'autant plus fécond qu'on peut faire abstraction du corps de l'autre dont le nom ne s'écrira pas avec une majuscule, celle-ci est réservée à la Raison, à Dieu. 
Quant au libertinage... Lisez le titre de la première partie du chapitre XX du premier livre de son opus De la recherche dela vérité :
" Que nos sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps."
Pour enfoncer le clou, quelques lignes tirées de ce même ouvrage :
" Ainsi ceux qui veulent s'approcher de la vérité pour être éclairés de sa lumière, doivent commencer par la privation du plaisir. Ils doivent éviter avec soin tout ce qui touche et tout ce qui partage agréablement l'esprit : car il faut que les sens et les passions se taisent, si l'on veut entendre la parole de la vérité " (Livre IV, chapitre XI, II, La Pléiade, p. 452)
3. Le samedi 27 janvier 2018, 17:36 par gerardgrig
Les conseils pratiques, pour le confort du dialogue des philosophes, ont une utilité marginale. Mais n'est-ce pas tout l’enseignement de la sagesse, qui a une utilité marginale ? Il y a un âge « philosophique », ou bien une petite santé limitative, qui nous mettent définitivement à l’abri des pulsions guerrières et reproductives. Comme dans le cas des crises qui s'achèvent toutes seules, ou des conflits qui n’ ont plus de combattants, on pourrait dire que les conseils de sagesse sont utiles, mais quand on n’ en a plus vraiment besoin.
4. Le samedi 27 janvier 2018, 21:04 par Philalèthe
Ah, là, vous sortez les armes lourdes !
Je doute en fait qu'il suffise que libido et agressivité s'affaiblissent pour accéder à la sagesse, les fins de vie seraient plus sereines si c'était le cas. Je ne crois pas non plus que la sagesse ait comme conditions nécessaires une libido et une agressivité faibles. Le cynique donne une forme philosophique à son agressivité, l'épicurien a une sexualité sans amour mais pas sans plaisir, quant au stoïcien, sa sexualité et son agressivité peuvent s' exprimer dans le cadre de ses devoirs. Ces sagesses ne sont pas des rationalisations de l'asthénie mais plutôt des stylisations de la vie brute.
Mais qui a été réellement sage, me direz-vous ? Des stoïciens, comme Marc-Aurèle, Épictète, Sénèque ont eu sans cesse conscience de la distance entre ce qu'ils furent et ce qu'ils auraient dù être ; s'ils s'enseignent, comme Marc-Aurèle, ou enseignent aux autres ce qu'on devrait être, c'est précisément parce qu'ils ne sont pas des sages en acte, mais plutôt des apprenants. Sans doute qu'on ne peut pas faire mieux que tendre vers cet idéal régulateur qu'est le sage, mais ce n'est pas rien. Sur ce point, je partage l'avis de La Rochefoucauld : cet enseignement de la sagesse peut beaucoup contre les maux passés et à venir même si les maux présents la réduisent à des mots sans portée.
Certes, plus dubitativement, on peut aussi voir l'enseignement de la sagesse, dans son émission comme dans sa réception, comme un divertissement, au sens de Pascal, associé à une satisfaction d'amour-propre. Même si son efficace se réduisait à cela, elle ne serait pas nulle..

lundi 15 janvier 2018

L.F. Céline vu par Ernst Jünger.

En ces temps de polémiques sur la valeur des pamphlets de Céline, le portrait que fait Ernst Jünger de lui (il l' appelle Merline) dans son premier journal parisien, à la date du 7 décembre 1941, est sans appel :
" L'après-midi à l'Institut allemand, rue Sainte-Dominique. Là, entre autres personnes, Merline, grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt dans le monologue. Il y a, chez lui, ce regard des maniaques, tourné en dedans, qui brille comme au fond d'un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n'existe ni à droite, ni à gauche ; on a l'impression que l'homme fonce vers un but inconnu. " J'ai constamment la mort à mes côtés " - et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un petit chien qui serait couché là.
Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les Juifs - il est stupéfait que quelqu'un disposant d'une baïonnette n'en fasse pas un usage illimité. " Si les bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire."
J'ai appris quelque chose, à l'écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n'entendent qu'une mélodie, mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu'à ce qu'on les brise.
Il est curieux d'entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait les hommes de l'âge de pierre ; c'est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres.
La joie de ces gens-là, aujourd'hui, ne tient pas au fait qu'ils ont une idée. Des idées, ils en avaient déjà beaucoup ; ce qu'ils désirent ardemment, c'est occuper des bastions d'où pouvoir ouvrir le feu sur de grandes masses d'hommes et répandre la terreur. Qu'ils y parviennent et ils suspendent tout travail cérébral, quelles qu'aient été leurs théories au cours de leur ascension. Ils s'abandonnent alors au plaisir de tuer ; et c'était cela, cet instinct du massacre en masse qui, dès le début, les poussait en avant, de façon ténébreuse et confuse.
Aux époques où l'on pouvait encore mettre la croyance à l'épreuve, de telles natures étaient plus vite identifiées. De nos jours, elles vont de l'avant sous le capuchon des idées. Quant à celles-ci, elles sont ce qu'on voudra , il suffit, pour s'en rendre compte, de voir comme on rejette ces guenilles, une fois le but atteint." (Premier journal parisien, p.256-257, Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, 2008)
Les mots et les idées qui vont avec étaient-ils, aux yeux de Céline, de pâles remplaçants des baïonnettes, juste des moyens d'appeler à utiliser les vraies armes ?
Serait-il alors conforme aux intentions de l'auteur de lire ses pamphlets comme des tracts engageant à assassiner ? S'égarerait-on alors à les voir comme des objets littéraires ?
En tout cas, presque trois ans plus tard, à la date du 22 Juin 1944, Ernst Jünger n'a pas changé d'opinion sur Céline :
" (Heller) m'a raconté que Merline, aussitôt après le débarquement, avait demandé d'urgence des papiers à l'ambassade et s'était déjà réfugié en Allemagne. Curieux de voir comme des êtres capables d'exiger de sang-froid la tête de millions d'hommes s'inquiètent de leur sale petite vie. Les deux faits sont liés."
Ernst Jünger ne pouvait pas imaginer que comme lui, Céline serait édité dans la Pléiade. Le sachant , devons-nous désormais penser à la vie de Céline comme à la " sale petite vie " d'un grand écrivain ?

Commentaires

1. Le mercredi 17 janvier 2018, 17:01 par gerardgrig
On ne clora pas de sitôt le débat sur la responsabilité de Céline, écrivain de la Collaboration. Le Journal de Jünger, qui en fait le portrait dans le style d'un moraliste français, est important à cet égard. On s'étonne avec Jünger de la rapidité avec laquelle Céline quitte la France, bien avant le départ du gouvernement à Sigmaringen. Il projetait déjà son exil au Danemark, où l'on a dit que le Consul de Norvège, Nordling, qui avait sauvé Paris, interviendra pour faire retarder l'extradition de Céline, en attendant que la fièvre de l'Épuration retombe. En temps de paix, Céline avait beaucoup voyagé et il s'était fait quantité de relations. On dit qu'il déplaçait les foules, dans les capitales européennes, pour venir l'entendre, après la publication de "Voyage au bout de la nuit".
Chez les écrivains de la Collaboration, qui restent centrés sur la France, tout le monde assume et paie. Suarez et Brasillach sont fusillés, Drieu se suicide, Ramon Fernandez choisit le bon moment pour mourir. Même Jacques Benoist-Méchin, grand ponte de la Collaboration, qui racontera l'étrange épisode du scandale de Céline à l'Ambassade d'Allemagne en 1944, fut arrêté, condamné à mort et gracié. On dirait que Céline ne tenait pas trop à ses idées, et qu'il ne craignait pas de les déconsidérer en prenant la fuite.
Il semble que l'antisémitisme était pour lui une opportunité, après un passage à vide, une source d'inspiration qu'il avait choisie cyniquement, sans se soucier des dégâts que cela pouvait provoquer. Dans des entretiens à la fin de sa vie, il disait qu'il avait fait de la rhétorique pour broder sur le thème du complotisme, et qu'après "Mort à crédit", il n'avait en principe plus rien à dire.
Pour s'excuser, il jouera aussi sur le fait que son antisémitisme était histrionique, qu'il était une sorte de performance artistique. Céline a joué au délateur, à l'agent secret, avec une carte de membre du Sicherheitsdienst, qui l'envoie accomplir une mission à Saint-Malo, aussi mystérieuse que sa mission de 1914, qui lui avait valu une pluie de décorations et de sinécures. Il y a eu l'épisode de la débâcle allemande, chez Otto Abetz, rapporté par Benoist-Méchin, et que la mythomanie de Céline a enrichi. Dans ce que rapporte Jünger, Céline est complètement déconnecté, à contretemps, décalé. Il joue à donner des leçons d'antisémitisme à l'Institut culturel allemand, qui est un outil de propagande destiné à rassurer les Français sur la politique nazie, notamment en ce qui concerne le sort des Juifs. Et Céline ne s'adresse pas à des Nazis, mais à des amoureux de la culture française, comme Jünger, qu'il cherche à provoquer ou à choquer !
Pour les appels au meurtres à la baïonnette, c'est aussi le discours décomplexé des anciens de 14-18, qui sont allés à l'école du crime de masse. La référence à la révolution russe, c'est l'idée que les Bolchéviques sont les inspirateurs des Nazis. Après la guerre, l'extrême-droite renaissante dira que les Soviétiques ont inventé les camps, et que les Nazis n'ont fait que les imiter.
2. Le mercredi 17 janvier 2018, 19:18 par Philalèthe
C'est vrai que ce ne sont pas les Nazis qui ont inventé les camps. Ce sont les Espagnols à Cuba, les Allemands en Namibie, les États-Unis aux Philippines, les Britanniques en Afrique du Sud, autrement dit, ce sont les États coloniaux qui ont inventé les camps de concentration. 
Vrai aussi que les Russes ont utilisé les camps avant les Nazis, dès la Révolution . Mais les camps soviétiques étaient moins meurtriers que les camps nazis (90% des détenus ont survécu au Goulag, moins de la moitié aux KL). Les deux ouvrages de Margarete Buber-Neumann, le premier sur le Goulag où elle a été en premier ("Déportée en Sibérie"), puis le second sur Ravensbruck, mettent en évidence que, comme l'a dit Arendt, le camp russe est le purgatoire et le camp nazi l'enfer.
Ensuite il n'y a aucune preuve justifiant l'idée que les Nazis, qui connaissaient la terreur soviétique et fantasmaient dessus, auraient imité les Russes : on peut faire une généalogie allemande des camps, c'est ce que fait Nikolaus Wachsmann dans son histoire des camps nazis, ouvrage remarquable à mes yeux.
3. Le jeudi 18 janvier 2018, 17:28 par gerardgrig
Notre cher Raoul Nordling, qui a donné son nom à de nombreuses rues en France, n'était pas Consul de Norvège, pays qui avait un régime collaborationniste, mais Consul de Suède, pays neutre. S'il y avait un Consul de Norvège, il avait dû prendre la poudre d'escampette. La pièce "Diplomatie", adaptée au cinéma, montre bien comment Nordling a sauvé Paris grâce à la discussion et à la négociation.
Pourtant, dans cet épisode, on a imprimé la légende, comme on dit. La véritable menace de destruction de Paris venait de l'ordre d'Hitler au Général Speidel de tirer des fusées sur la capitale, depuis la base de Margival, dans l'Aisne. Cet ordre ne fut pas exécuté, et la capitale ne fut pas rasée.
Ce que Céline a ignoré complètement, lui qui ne croyait à rien, sinon au style, c'est qu'il y avait eu une résistance au nazisme, sous des formes variées, et pas seulement une résistance de la dernière heure.
4. Le vendredi 19 janvier 2018, 19:38 par Philalèthe
NORDLING, cher en tout cas à Céline qui n'arrête pas dans ses lettres de demander son soutien, et auquel il manifeste avec les majuscules toute sa reconnaissance une fois le verdict tombé au procès de 1950...
Feuilletant les lettres de Céline dans la Pléiade, je découvre celle envoyée à Paulhan du 22-10-51, où Céline réagit au passage du Journal de Jünger qui fait l'objet de ce billet, disant ne pas connaître l'écrivain allemand et se sentant injustement persécuté (à remarquer que la note de Henri Godard, qualifiant de "pesant" le passage en question, me paraît, elle, injuste... Je préfère votre comparaison avec les moralistes !). À propos, croyez-vous recevable l'hypothèse selon laquelle Merline ne renverrait pas à Céline mais à un certain Merlin, " collaborateur exalté et Waffen SS " ? Il semble que c'est la parole de Jünger qui l'emporte, non ?
5. Le samedi 20 janvier 2018, 16:33 par gerardgrig
Il y a bien eu un Merlen Philippe, dont le nom s'écrit aussi « Merlin », parce qu’il se prononce ainsi. C'était un Pataphysicien, égaré dans la Collaboration, qui dirigeait le journal « Jeune Force de France » et qui s'engagea dans la Division Charlemagne, avant de se suicider. Jünger le connaissait peu ou prou et il est possible qu’ il se soit servi de son nom, que les Allemands prononçaient « Merline », pour attribuer un pseudonyme à Céline dans son Journal. Mais la traduction de Jünger vendit la mèche, ce qui faillit lui attirer un procès en diffamation. Céline était alors dans la négation et le révisionnisme.
On ne voit pas le vrai Merlin en pilier de l’Institut culturel allemand, venant étaler son nihilisme comme un familier des lieux qui prend ses aises. Merlin n’ était pas de la même génération que Céline. Plutôt que d’aller mettre les pieds dans le plat à l’Hôtel de Monaco, il préférait exalter les Chantiers de Jeunesse et partir faire la guerre à l’Est.
Jünger et Malaparte étaient d’anciens anarcho-fascistes déçus, fascinés par la guerre, qui avaient sublimé leur nihilisme dans le culte de l’Art et de la Nature. Pour eux, Céline était le mauvais élève de la classe, qui en faisait trop et mal à propos, qui avait découvert le nazisme tardivement au Canada, qui exploitait le filon inusable de l'antisémitisme et qui suivait le chemin tordu et scabreux d’une « écriture du désastre ».
Céline sera réhabilité par la jeune génération des Hussards, emmenée par Roger Nimier, qui excusait la Collaboration par le mythe gaullo-vichyste du glaive et du bouclier. Céline était un précurseur, pour ces Hussards insolents, provocateurs et anticonformistes de droite, qui pratiquaient un égotisme stendhalien à base d'émotions artistiques.
6. Le samedi 20 janvier 2018, 18:11 par Philalèthe
Merci beaucoup pour ces précisions sur Merlin !
D'abord un mot sur le général Speidel. Je réalise qu'il avait déjà manifesté son indépendance par rapport aux ordres de ses supérieurs en protégeant Jünger quand Goebbels lui avait demandé de faire retirer par l'écrivain la référence - à la date du 29 mars 1940 - au psaume LXXIII (favorable à Israël) de Jardins et routes. Pages de Journal 1939-1940 , " Je ne commande pas à l'esprit de mes officiers ", avait-il répondu.
Quant à caractériser Jünger d' "anarcho-fasciste", je suis dubitatif. 
Pour ce qui est de son prétendu fascisme : il n'a jamais été membre du N.S.D.A.P, il a décliné en 1927 comme en 1933 l'offre de devenir député nazi au Reichstag comme il a refusé en 1929 de participer au congrès nazi de Nüremberg ; il a refusé tout autant en 1933 de devenir membre de l' Académie allemande de poésie, majoritairement favorable à Hitler. Dès 1933, il est inquiété par les nazis au point de juger bon de quitter Berlin pour aller vivre dans une petite ville du Harz. En 1934, lors de la quatrième édition d' Orages d'acier, il supprime tous les passages excessivement nationalistes récupérables par les Nazis. Cela dit, il reste vrai que le Führer l'avait, semble-t-il, à la bonne, sans doute essentiellement pour son courage remarquable pendant la guerre 14-18.
Pour ce qui est de son supposé anarchisme : ancien combattant hostile au Traité de Versailles et à la République de Weimar, proche des Corps Francs, membre du Stahlhelm, c'est un révolutionnaire de droite radical. Membre de l'association Fichte, il n'a rien contre l'Etat en soi, il se dit bien plutôt nationaliste tout en ayant, semble-t-il, un style de dandy bohème. On pourrait peut-être le caractériser comme un nationaliste de droite, révolutionnaire et anti-nazi.
Je doute aussi que son amour de la nature et de l'art soit une sublimation d'un quelconque nihilisme (dans les journaux de la guerre 14-18, il y a déjà cette étonnante sensibilité au beau naturel alors qu'il est entouré de morts et de blessés, au coeur même de combats apocalyptiques.) Mais peut-être que certains passages nihilistes sont sortis de ma mémoire...
7. Le dimanche 21 janvier 2018, 22:22 par gerardgrig
J’ admets qu’ il est aventureux de parler d’anarcho-fascisme. Dans la période qui nous intéresse, celle du protonazisme, on se déclare plutôt national-révolutionnaire, national-bolchevik ou socialiste-national. Mais à cette époque troublée, quand la guerre tarde à se terminer et provoque des révolutions, on essaie d’inventer de nouvelles façons de penser la politique, de trouver une sorte de troisième voie, en mélangeant des éléments hétérogènes. Il y a des mixtes politiques, très nouveaux, qui trompent même des penseurs comme Heidegger, lequel participe au mouvement des SA.
S’ il est pertinent de parler d’anarcho-fascisme pour définir ce qui sous-tend le protonazisme, on devrait peut-être analyser la fusion de ses éléments disparates, plutôt que les analyser isolément. Dans son livre sur les origines du totalitarisme, Hannah Arendt montre comment des hommes de troupe se mettent en réseaux, ou plutôt en faisceaux, pour créer un embryon de Parti, afin d'accélérer le pourrissement de la société. Une fois parvenu au pouvoir, le Parti épure sa base anarchisante, pour mieux semer l’ anarchie dans la superstructure étatique, qui devient une sorte d’anarchie couronnée. Il multiplie les doublons, pour paralyser les institutions. Quant à Hitler, il ne signe rien. Il donne des instructions verbales, dans son langage codé à lui, que son premier cercle traduit en faisant de la paperasse. En bout de chaîne, c’ est un illustre inconnu, comme Eichmann, qui sous-traite l’ essentiel du génocide, et qui ne sait trop que faire d'une responsabilité ou d'une culpabilité.
On ne sait toujours pas bien qui détenait le pouvoir : l'Armée ou Hitler ? Et qui est responsable de l'épisode nazi : Hitler ou les Allemands ?
Pour les Nazis, Jünger était un protonazi qui avait mal tourné. Pour Hitler, c' était aussi un instrument de propagande, comme Rommel et sa guerre sans haine. Jünger faisait de la résistance passive et intellectuelle, en prenant certains risques.
8. Le lundi 22 janvier 2018, 18:34 par Philalèthe
"Pour les Nazis, Jünger était un protonazi qui avait mal tourné." Oui, c'est vraisemblable.
Quant aux deux autres grandes questions, je dirais qu'Hitler et l'armée avaient le pouvoir et que ni Hitler tout seul ni tous les Allemands ne sont responsables de "l'épisode nazi".
Plaisanterie à part, les progrès de la connaissance historique me semblent favoriser l'hypothèse gradualiste au dépens de l'intentionnaliste. Pour être plus précis, la lecture du pavé de Nikolaus Wachsmann suggère qu'en ce qui concerne du moins l'histoire des camps de concentration, l'hypothèse intentionnaliste prend l'eau.

vendredi 15 décembre 2017

Avis aux stoïciens !

Ernst Jünger a écrit à partir de ses carnets quatre ouvrages sur son expérience de guerrier dans les tranchées en 14-18 : Orages d'acier (1920), Le combat comme expérience intérieure (1922), Le Boqueteau 125 (1924) et, pour finir, Feu et sang (1925). De ces textes on tire l'idée d'un homme rare, aussi courageux que chanceux, aussi poète que lucide observateur. La plus factuelle des oeuvres est aussi la plus connue, Orages d'acier, les carnets y sont suivis de près et c'est toute la guerre vécue par l'auteur qui y apparaît. Le combat comme expérience intérieure est la plus philosophique ; Jünger n'y donne pourtant pas des leçons, pas plus qu'il n'y écrit une philosophie de l'histoire, non, il adopte plutôt une position de surplomb, mais doucement, sans hauteur ostentatoire. S'il fallait l'identifier avec des étiquettes d'école, je le dirais hésitant entre nietzschéisme et hegélianisme, avec quand même une préférence pour Hegel, mais tout cela discrètement, par touches, sans didactisme, mais peu importe. C'est du texte que j'appelle le plus philosophique que je voudrais partager quelques lignes assez désabusées sur le pouvoir de la raison, elles décrivent l'état d'esprit au moment crucial de l'assaut :
" À quoi sert donc de s'être blindé trois semaines de temps pour cette heure, jusqu'à se croire dur et sans faille ? À quoi sert-il de s'être dit : " La mort ? Et puis après ? De toute façon, il faut bien y passer." Rien n'y fait, car, tout d'un coup, d'être pensant, on redevient être d'émotions, le jouet de fantasmes contre lesquels l'arme de la raison la plus acérée reste impuissante. Ce sont des facteurs que nous nions d'ordinaire, faute de pouvoir les faire entrer dans nos calculs. Mais dans le vécu de l'instant, toute dénégation est vaine, ces profondeurs inconnues possèdent une réalité plus haute et plus convaincante que tout ce qui paraît familier dans la lumière du midi." (La Pléiade, p.587)
J'ai beaucoup consommé : du Marc-Aurèle, de l' Épictète ; il me fallait donc un antidote.

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2018, 12:26 par gerardgrig
Plutôt que le Jünger de la guerre comme expérience intérieure, j'ai préféré celui de la résistance intellectuelle dans "Sur les falaises de marbre", publié en 1939. Il posait le problème de l'émigration intérieure comme moyen de lutte contre la tyrannie : avec le nazisme, fallait-il partir ou rester ? Si l'on restait, on devait avoir toutes les vertus d'un sage antique.
2. Le mercredi 10 janvier 2018, 15:55 par Philalèthe
Intéressant. Dans les journaux de la guerre 14-18, Jünger, sauf à me tromper, ne parle pas du tout des sages antiques. Le conflit est évalué à la lumière de la philosophie de l'histoire, dans une optique nationalo-nietzchéo-hegélienne et quand Hitler a commencé à monter en puissance, Jünger a pris soin d'éliminer tous les passages "philosophiques" possiblement récupérables par les nazis. Mais ses textes et son courage pendant la guerre lui ont valu, semble-t-il, un certain respect de la part de Hitler qui a toujours dit " On laisse Jünger tranquille ".
Quant au sage, de quel type aurait-il dû être pour ne pas être inquiété sous le nazisme ? Épicurien, je pense, ou sceptique. Un stoïcien se serait opposé frontalement au nazisme, un cynique s'en serait moqué...
3. Le jeudi 11 janvier 2018, 11:25 par gerardgrig
La passion de Jünger pour les sciences naturelles le rapprochait d'Aristote. Néanmoins, Jünger a toujours contesté un argument du Stagirite, celui de l'homme comme animal politique qui possède le logos. Pour Jünger, la question du pouvoir devait s'enraciner dans la biologie. Cette biopolitique de l'élémentaire, qui soutenait que l'homme ne crée pas spontanément un État, l'a amené à se rapprocher du mouvement "national-révolutionnaire", dans son livre "Le Travailleur", même si Jünger ne fut jamais nazi.
4. Le vendredi 12 janvier 2018, 16:42 par Philalèthe
C'est une des choses qui frappent le plus quand on lit Orages d'acier : la capacité de l'auteur, au coeur de l'horreur de la guerre de tranchées, à être attentif aux plantes, précisément à la domination des plantes sauvages sur les plantes domestiques, ravagées, elles, et cela dans un cadre plus esthétique que savant, même si les plantes sont désignées précisément. Jünger est sensible aussi aux oiseaux, notant par exemple l'indifférence de l'alouette aux bombardements.  Je ne crois pas que les notations sur la flore ou la faune aient une dimension allégorique, symbolique. À la rigueur, ça pourrait être une forme de vitalisme, quelque chose comme " au sein de la guerre qui est aussi la vie des hommes, continue de bouillonner la vie sous les formes les plus belles."