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mercredi 14 février 2007

Nietzsche et Pascal (2)

C’est désormais la figure de Pascal inquiet qu’il faut introduire en perdant peut-être l’espoir de contribuer ainsi à placer un des derniers morceaux d’un portrait-puzzle. Il ne faudrait pas hésiter à reconnaître qu' à propos de Pascal, comme à propos d’autres sujets, Nietzsche a formulé des thèses strictement incompatibles : dans ces conditions vouloir à tout prix leur trouver une cohérence me semble en réalité bien peu fidèle à l’œuvre elle-même. Il n'est même pas certain, concernant Pascal, qu'on puisse les faire correspondre à une évolution de la pensée de Nietzsche. Mais voyons d'abord de plus près comment se manifeste le trouble pascalien :
« La probité de Dieu : (…) Personne n’a été plus éloquent que Pascal pour parler du « Dieu caché » et des raisons qu’il a de se tenir si caché et de ne dire jamais les choses qu’à demi, marque que Pascal n’a jamais pu se tranquilliser à ce sujet ; mais il parle avec tant de confiance que l’on pourrait croire qu’il s’est trouvé par hasard dans les coulisses. Il soupçonnait une immoralité dans le « deus absconditus » mais il aurait eu honte et il aurait craint de se l’avouer : c’est pourquoi il parlait aussi haut qu’il pouvait, comme quelqu’un qui a peur. » (Aurore 91 T.I p. 1021)
Immédiatement je pense à Freud, précisément à Inhibition, symptôme, angoisse (1926): le philosophe (entendons par là n'importe quel philosophe) ressemble à "ce voyageur qui chante dans l'obscurité" afin de nier son anxiété, mais qui "n'en voit pas plus clair pour autant". Mais le rappochement n'est pas exact: la confiance de Pascal ne masque pas une ignorance mais un soupçon, comme si la raison, pas tout à fait suicidée, doutait de la bonté ou de l'omnipotence d'un Dieu tellement silencieux. Pascal de mauvaise foi, à la raison divisée, trop rigoureux pour croire à la version chrétienne de Dieu mais trop victime de la religion pour le reconnaître ouvertement. Mais sur la souffrance pascalienne, Nietzsche ne tient pas non plus un seul discours. Ainsi dans Aurore, avant cette réflexion sur ce dieu dont l'extrême discrétion fait douter, Nietzsche a clairement identifié sa souffrance à rien de plus qu’à un christianisme intériorisé avec succès :
« Les interprètes chrétiens du corps. Tout ce qui peut provenir de l’estomac, des intestins, des battements du cœur, des nerfs, de la bile, de la semence – toutes ces indispositions, ces affaiblissements, ces irritations, tous les hasards de la machine, qui nous est si peu connue- tout cela, un chrétien, comme Pascal, le considère comme un phénomène moral et religieux, et il se demande si c’est Dieu ou le diable, le bien ou le mal, le salut ou la damnation qui en sont cause. Hélas ! Quel interprète malheureux ! Comme il lui faut tourner, retourner et se torturer lui-même pour garder raison. » (86 p.1019)
Ici Pascal, devenu à nouveau la personnalisation du chrétien lambda, est complètement égaré: intoxiqué par le christianisme, il cherche des raisons surnaturelles là où il n'y a que des causes, et des plus physiques. Dressé à tort à se référer à une transcendance, quand il faudrait en rester à l'immanence du vivant, il ne peut même pas en tirer du confort mental. La souffrance ici ne dérive plus d'un reste de lucidité, le vers de la raison, coriace, gigotant encore, mais de la volonté d' appliquer une grille herméneutique essentiellement inadaptée à ce qu'elle prétend comprendre.
Mais Nietzsche peut aller jusqu'à définir comme quasi caractérielle l'insatisfaction pascalienne, comme dans ce passage du Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe au marteau (1888):
"Tout le domaine de la morale et de la religion doit être rattaché à cette idée des causes imaginaires. (…) « Explication » des sentiments généraux agréables – (…) Ils dépendent de l’heureuse issue de certaines entreprises (erreur naïve de raisonnement, car l’heureuse issue d’une entreprise ne procure nullement des sentiments généraux agréables à un hypocondriaque ou à un Pascal)" (Les quatre grandes erreurs 6 T.II p.979)
Pascal, dont le nom propre, sous la plume d'un Nietzsche qui mime l'aliéniste, signifie presque une catégorie psychiatrique, n'est plus qu'un cas médical dont on va donc jusqu'à douter de la singularité.
Quelle différence avec le fragment 480 de Aurore où Nietzsche oppose l’absence d’âme de Kant (« un cerveau ») et de Schopenhauer (« un caractère "immuable"») à la vie spirituellement riche de Pascal !
« Deux allemands. Si l'on compare Kant et Schopenhauer avec Platon, Spinoza, Pascal, Rousseau, Goethe, sous le rapport de l'âme et non de l'esprit: on s'apercevra que les deux premiers penseurs sont en posture désavantageuse: leurs idées ne représentent pas l’histoire passionnée d’une âme, il n’y a point là de roman à deviner, point de crises, de catastrophes et d’heures d’angoisse, leur pensée n’est pas en même temps l’involontaire biographie d’une âme (…) (Kant) n'a pas tellement vécu et sa façon de travailler lui prend le temps qu'il lui faudrait pour vivre quelque chose, - je ne veux pas parler, comme il se doit, de grossiers "événements" venus du dehors mais des destins et des convulsions, à quoi la vie la plus solitaire est sujette, lorsqu’elle a des loisirs et qu’elle se consume dans la passion de la méditation. » (481 p. 1175)
Loin d'être presque pathologisée, l'inquiétude pascalienne est ici consubstantiellement liée à l'écriture d'une oeuvre. L'âme n'est pas le nom fantasmatique donné à la méconnaissance de l'évolution du corps mais un supplément psychique donné à certains (Kant en effet n'en a pas !) et rendant possible des découvertes inacessibles à l'esprit pur.
Plus tard, dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche fera l’hypothèse que seul un homme pieux est en mesure de comprendre la religion et, s’il nomme Pascal cette fois, ce n’est pas en tant que token du type « avorton sublime » mais en tant qu’admirable modèle :
« Pour deviner et déterminer ce qu’a été jusqu’à nos jours l’histoire du problème de la science et de la conscience dans l’âme des homines religiosi, peut-être faudrait-il être soi-même aussi profond, aussi blessé, aussi extraordinaire que le fut la conscience intellectuelle d’un Pascal. » (III 45 T.II p. 599)
Il semble ici que Nietzsche a renoncé à l'approche scientiste mais, à vrai dire, les lignes suivantes dessinent le portrait complet du philosophe apte à rendre comptement exactement du phénomène religieux. Il serait certes fait en partie d'un Pascal mais aussi d'un philosophe des Lumières (pourquoi pas de La Mettrie par exemple ?) apte à donner une forme scientifique à la matière vécue du premier ?
"Et même alors il faudrait déployer au-dessus d’elle un ciel de claire et maligne spiritualité, qui lui permettrait d’embrasser d’en haut tout ce foisonnement de dangereuses et douloureuses expériences intérieures, d’y mettre de l’ordre et de le réduire en formules."
Il n'est donc pas insensé de soutenir que Nietzsche, en niant la possibilité d'une connaissance extérieure de la religion, identifie Pascal à un modèle pour lui-même, comme si devenir Pascal, ou plus exactement développer le Pascal qu'il est virtuellement, était une des deux conditions de la connaissance philosophique exacte de la valeur de la religion.
Certes Pascal, dans Aurore, est identifié de manière plus attendue à l'adversaire:
"Désirer des adversaires parfaits : on ne saurait contester aux Français qu’ils ont été le peuple le plus chrétien de la terre : non point qu’en France la dévotion des masses ait été plus grande qu’ailleurs, mais parce que les formes les plus difficiles à réaliser de l’idéal chrétien s’y sont incarnées en des hommes et n’y sont point demeurées à l’état de représentation, d’intention d’ébauche imparfaite. Voici Pascal, dans l’union de la ferveur, de l’esprit et de la loyauté, le plus grand de tous les chrétiens, et que l’on songe à tout ce qu’il s’agissait d’allier ici !" (192 T.II p.1081)
Malgré l'identification explicite de Pascal à celui contre lequel Nietzsche doit constituer sa pensée, je ne vois là pas de contradiction avec le texte précédent. Ce dernier faisait de l'identification à Pascal non le but de Nietzsche mais seulement le moyen de sa fin qui restait le dépassement du christianisme. Nietzsche, dans ces textes-là, loin d'adopter une ironie caricaturale vis-à-vis de la religion, a le souci de lui rendre justice. Je ne peux identifier ici toutes les raisons d'un tel souci mais l'une d'entre elles est clairement donnée dans la suite de ce texte: ce n'est qu'en s'affrontant aux représentants les plus élevés (éthiquement, spirituellement, intellectuellement) du christianisme qu'on peut espérer le surpasser.
En voilà donc de multiples Pascal ! Est-il permis de penser sous forme d'évolution ces variations de perspective ? Il semble que l'ambivalence de Nietzsche vis-à-vis de Pascal est présente dès le début de l'oeuvre. En effet trois pages après avoir qualifié de sénile l'idée du "moi haïssable", Nietzsche clôt les Opinions et sentences mêlées par ce texte:
"La descente aux Enfers : Moi aussi, j'ai été aux Enfers comme Ulysse et j'y serai souvent encore; et pour pouvoir parler à quelques morts, j'ai non seulement sacrifié des béliers, je n'ai pas non plus ménagé mon propre sang. Quatre couple d’hommes ne se sont pas refusés à moi qui sacrifiais : Epicure et Montaigne, Goethe et Spinoza, Platon et Rousseau, Pascal et Schopenhauer. C’est avec eux qu’il faut que je m’explique, lorsque j’ai longtemps cheminé solitaire, c’est par eux que je veux me faire donner tort et raison, et je les écouterai lorsque devant moi ils se donneront tort et raison les uns aux autres. Quoi que je dise, quoi que je décide, quoi que j’imagine pour moi et les autres : c’est sur ces huit que je fixe les yeux et je vois les leurs fixés sur moi. Que les vivants me pardonnent s'ils m'apparaissent parfois comme des ombres, tellement ils sont pâles et attristés, inquiets, et, hélas ! tellement avides de vivre: tandis que ceux-là m'apparaissent alors si vivants, comme si, après être morts , ils ne pouvaient plus jamais être las de vivre. Or, ce qui importe, c'est bien cette vivace pérennité: que nous fait la "vie éternelle", et, en général, la vie !» (T.I p.826)
Il faudrait rappeler ce texte à quiconque identifie l'entreprise nietzschéenne à un renversement du platonisme. Je ne veux pas dire que la formule rend mal compte de sa philosophie mais elle ne rend pas justice de son fréquent (sinon constant) souci de rendre justice aux philosophes avec lesquels et contre lesquels il pense. Parmi eux il faut donc inclure Pascal.
Reste qu'au fil de l'oeuvre (précisément à partir de La Généalogie de la morale ? Il faudrait pour l'assurer ne pas prendre en compte seulement les oeuvres publiées) la caractérisation de Pascal paraît devenir plus sévère, comme si le sublime s'éclipsait au profit de l'avorton. Il n'en est pas moins vrai que dans Ecce homo le passage déjà cité (hommage à la culture française) sur l'assassinat de Pascal par le christianisme commençait par:
"Si non seulement je lis mais j'aime Pascal (c'est Nietzsche qui a souligné), comme la victime etc"
Cet amour demande à être interprété. Est-ce en tant que victime que Pascal est aimé ? Est-ce en tant que sa raison christianisée reste exceptionnellement vigoureuse ? Est-ce dans la mesure où Nietzsche s'identifie à Pascal ?
Ernst Bertram dans Nietzsche, essai de mythologie (1918) cite un texte tiré des "observations critiques et personnelles qui datent des années de Zarathoustra" (je laisse à un aimable lecteur le soin de me fournir, s'il dispose des oeuvres complètes de Nietzsche publiées chez Gallimard, la référence exacte !). Ce texte, Bertram l'interprète comme manifestation de la "conscience d'un lignage mystique par filiation d'intelligences". Le voici:
"Quand je parle de Platon, Pascal, Spinoza et Goethe, je sais que leur sang roule dans le mien - je suis fier quand je dis d'eux la vérité - la famille est assez bonne pour n'avoir pas besoin de poétiser ou de dissimuler; et telle est mon attitude devant tout ce qui fut; je suis fier d'être homme, et fier précisément dans la complète véracité." (p.81 Editions du Félin)
Bertram, dans la logique de ce texte, va jusqu'à écrire:
" L'impulsion foncière qui meut l'âme de Nietzsche s'apparente plus profondément à celle qui meut Pascal et Angelus Silesius qu'aux vues "supra-chrétiennes" de Léonard ou de Frédéric II de Hohenstaufen; avec sa passion de Dieu qui donne à l'idée de vie le pas sur le concept de connaissance, elle est, tout bien pesé, infiniment plus voisin de l'intériorité franciscaine que de "l'Araignée sceptique", des lumières de son vénéré Voltaire. (...) Dans sa sévérité contre elle-même et tous ceux qui "l'intéressent pour une raison ou une autre" l'éthique de Nietzche se montre l'héritière directe et la petite-fille de l'ascèse chrétienne, de la victoire chrétienne sur moi-même, voire de la torture volontaire gothique, du Moi haïssable pascalien, le Moi conçu comme Rien-que-moi, comme corps, comme "maladie", comme "Non-Dieu" chrétien; mieux encore: la métaphysique de Nietzsche, la philosophie du Retour éternel, son mythe, à lui, de la Vie éternelle sont, en dernier ressort, une forme de cette ascèse, de cette torture volontaire et de triomphe sur soi: ils sont le martyre par lui-même d'un Moi qui, égoïstement, préférerait se dire "non" et qui, chrétiennement, se force à un perpétuel "oui" comme à l'extrême sacrifice, à l'extrême martyre dont il soit capable. Le "oui" extrême dionysiaque, que la doctrine du Retour lance à la vie, suppose des antécédents, non pas grecs, mais pascaliens: c'est le "oui" que dit le chrétien à la suprême et la plus difficile ascèse - une épreuve prolongée et sublimée à l'infini, une victoire sur soi constamment renouvelée"(p.107 et p.190)
Je ne suis pas en mesure de reprendre à mon compte une telle interprétation, c'est juste une pièce que j'ajoute au dossier, je ne terminerai donc pas ce billet par un provocant: "Nietzsche est Pascal".

Commentaires

1. Le vendredi 16 février 2007, 12:58 par herve
Grand merci pour ce texte de Bertran que je ne connaissais pas. Je vais chercher plusieurs références que je n'ai pas sous la main pour rejoindre au moins partiellement votre affirmation finale : il y a du Pascal chez Nietzsche, il y a du Nietzsche chez Pascal. Il me semble que tout se joue autour du concept de divertissement mais aussi de la part d'illusion simplificatrice que tous deux estiment nécessaires à la vie.
2. Le dimanche 18 février 2007, 09:24 par herve
Chez Pascal le divertissement est détournement de soi, mais détournement qui à proprement parler n'aboutit pas. Le divertissement nous détourne de notre faiblesse et surtout de la pensée de notre faiblesse, il apparaît comme un déni. "C'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise" (Pensées, Laf.136).
Le moi est haïssable en raison de sa concupiscence d'autant plus vaine qu'elle est toujours insatisfaite. Mais comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il nous faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous" (Pensées, Laf. 564).

Le divertissement "supérieur" qui ne se heurte pas à la répétition de la concupiscence est donc la foi en un tel "être" qui est Dieu.

Mais la foi n'est pas certitude démonstrative, ce que montre le fameux pari qui était à l'origine une "Lettre pour ôter les obstacles, ou discours de la machine" et tente d'inciter à un saut dans la foi par une fiction probabiliste. Après plusieurs auteurs il faut insister sur cette dimension de fiction, de simulacre assumé qui rapproche Pascal de Nietzsche.
En effet, dire "Dieu est ou il n'est pas" (Pensées, Laf. 418) et le présenter comme un jeu à "croix ou pile" est trompeur. Autant dire qu'il y a une chance sur deux que je sois l'amant de Claudia Schiffer : je le serai ou je ne le serai pas.
Dans tout raisonnement probabiliste correct, il faut déterminer les conditions d'apparition de l'événement souhaité : s'il y a 20 boules blanches et 80 boules noires dans une urne, un tirage au hasard, sans je voie la boule, me donne 1 chance sur 5 de prendre une boule blanche. Comme le remarque Lachelier, la possibilité que Dieu existe est bien une possibilité logique mais pas une possibilité réelle semblable à la possibilité de tirer une boule blanche qui est bien dans l'urne, elle ne peut être jouée au hasard et lui accorder une probabilité, quelle qu'elle soit est fallacieux.

"En fait, et pour Pascal lui-même, l'idée de la vie éternelle fait partie de la tradition chrétienne: en droit, et pour l'incrédule auquel il la propose, elle se présente comme un concept librement formé par notre esprit, sans modèle, mais aussi sans garantie dans l'expérience. On peut donc demander à ce concept de ne pas se détruire lui-même, et l'on accordera volontiers à Pascal qu'il satisfait à cette condition. Mais on ne peut pas s'attendre à ce qu'il soit l'expression d'une possibilité réelle: car, à moins qu'il ne s'agisse d'événements artificiels et créés par nous-mêmes, il n'y a que l'expérience qui nous instruise de ce qui peut réellement arriver. Que pourrait être, d'ailleurs, pour nous la possibilité réelle d'un objet situé, par hypothèse, hors de la nature? Sur quel fondement pourrait-elle reposer, et à quel signe pourrions-nous la reconnaître? Quel genre, donné sous une forme en ce monde, pourrait être susceptible, dans un autre, d'une nouvelle forme, à la fois analogue et différente? Pascal semble bien, du reste, ne s'être posé aucune de ces questions et s'être contenté, pour l'objet de son pari, de la possibilité logique."
www.philagora.eu/educatif...

On peut donc jusque dans ce fameux pari, dont la richesse ne saurait se limiter aux quelques remarques précédentes, voir une lutte de Pascal contre lui-même : il ne pouvait pas en génial mathématicien qu'il était ne pas se rendre compte de l'absurdité mathématique qu'il créait. Ce pari est une tentative d'abêtissement semblable en cela aux recommandations données à la fin : prendre de l'eau bénite, dire des messes, etc. avec toute la difficulté, relevée par de nombreux auteurs, consistant à oublier la décision de croire, la volonté d'avoir quelque chose, la foi, qui ne peut s'obtenir par la volonté.

Par son aspect fictif, ce pari évoque la fiction de l'Eternel Retour chez Niezsche, assumée comme interprétation et foi, où il s'agit également d'affirmer et d'aimer "ce qui en nous, n'est pas nous", le dépassement de soi dans l'anneau du Retour.
En ce sens, je suis d'accord avec Bertran pour voir chez Nietzsche le même "oui" à l'êxtrême sacrifice, à l'extrême martyre. On peut en effet concevoir que l'approbation du retour ait été pour Nietzsche une épreuve personnelle : cela impliquait d'accepter que toutes les terribles souffrances de sa vie évoquées dans son oeuvre et ses lettres soient vécues comme si elles devaient l'être éternellement.

On trouvera chez les deux auteurs en maints passages une commune approbation de l'illusion et de l'erreurs simplicatrices nécessaires à la vie.

"Lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une chose il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes comme par exemple la lune à qui on attribue le chagnement des saisons, le progrès des maladies, etc. car la maladie principale de l'homme est la curiosité inquiète des choses qu'il ne peut savoir et il ne lui est pas si mauvais d'être dans l'erreur que dans cette curiosité inutile" (Pensées, Laf. 744)

Pensée à laquelle répond cet aphorisme de Nietzsche qui semble taillé sur mesure pour Pascal :
"C'est la crainte profonde et méfiante de tomber dans un pessisme incurable qui depuis des millénaires oblige à ne pas démordre d'une interprétation religieuse de l'existence ; l'instinct craint obscurément qu'on puisse s'emparer trop tôt de la vérité, avant que l'homme soit devenu assez fort, assez dur, assez artiste. A cet égard la "piété", la "vie en Dieu" apparaîtrait comme le produit le plus raffiné et le plus exquis de la crainte de la vérité, comme une dévotion et une ivresse d'artiste en présence de la falsification systématique entre toutes, comme la volonté d'inverser la vérité et de s'en tenir coûte que coûte au non-vrai. Peut-être n'y a-t-il jamais eu moyen plus efficace d'embellir l'homme que la piété ; c'est elle qui le transforme en art, en surface, en jeu de couleurs, en bonté, à tel point que son aspect cesse de nous faire souffrir." (Par-delà le Bien et le Mal, aph. 59)


3. Le mardi 20 février 2007, 11:32 par Philalèthe
Merci pour cette intéressante contribution.
Je crois qu'on peut voir l'interprétation que vous donnez du pari comme nietzschéenne, au sens où Nietzsche soutient qu'en partie Pascal utilise sa raison à produire les conditions de destruction de la raison; en somme l'argument visant les libertins n'aurait donc de poids que pour ceux dont la raison n'est pas vraiment libérée de l'erreur.
Quant au rapprochement que vous faites avec l'Eternel Retour, ne faudrait-il pas préciser qu',à la différence de Pascal, Nietzsche en propose aussi une version qui lui reconnaît le rôle de fiction à fin éthique ?
Ceci dit, je vous signale que vous trouverez sur le blog de Julien Dutant une réfutation du pari pascalien, suivie d'une savante discussion:
http://julien.dutant.free.fr/blog/i...
4. Le mardi 20 février 2007, 14:28 par herve
Patrick
Quant au rapprochement que vous faites avec l'Eternel Retour, ne faudrait-il pas préciser qu',à la différence de Pascal, Nietzsche en propose aussi une version qui lui reconnaît le rôle de fiction à fin éthique ?
Herve
Certes, mais si nous sommes d'accord sur l'aspect fictif du pari et de l'Eternel Retour, ne faut-il pas reconnaître que, in fine, Pascal donne un caractère fortement éthique à son pari ?
"Or quel mal vous arrivera(-t-)il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable...
(...)
Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, (...)
(Pensées, Laf. 418)
Ce passage, qui vient après la mention "Fin de ce discours", succède donc aux fameux et scandaleux préceptes d'abêtissement par lesquels on est censé gagner la foi :
"Naturellement même cela vous fera croire et vous abêtira. Mais c'est ce que je crains. - Et pourquoi ? qu'avez-vous à perdre ?".
On pourrait entendre là : "Même si Dieu n'existe pas, en vous abêtissant de la sorte, vous n'en irez que mieux..."
J'oserais extrapoler. Je mentionnais que de nombreux auteurs avaient insisté sur l'impossibilité de gagner la foi par une décision volontaire : ce serait comme vouloir oublier ; mais, en dernière instance, pour Pascal la foi est-elle discernable des attitudes de foi ? Ce questionnement nous amènerait au plus près de Kierkegaard et d'un de ses lecteurs au XXème siècle, Jacques Ellul : on ne peut pas *savoir* si on a la foi.
J'avais prévenu ;) c'est une extrapolation.
Merci pour le lien vers le blog de Julien Dutant.
Cordialement,
5. Le mardi 20 février 2007, 16:29 par philalèthe
Je suis tout à fait d'accord avec la dimension éthique du pari, mais je voulais à dire vrai insister sur le fait que Nietzsche n'exclut pas qu' on puisse interpréter l'Eternel Retour comme une fiction alors qu'il me semble que Pascal ne présente pas son pari comme un pari pseudo-rationnel.
6. Le mardi 20 février 2007, 19:28 par herve
En effet, il ne présente pas explicitement le pari comme une fiction, mais il ne peut lui échapper qu'un raisonnement probabiliste appliqué à Dieu n'est qu'un pseudo-raisonnement.
7. Le dimanche 25 janvier 2009, 14:01 par pseudo
Friedrich Nietzsche a ete bien des choses dans la tete de bien des gens...
8. Le dimanche 25 janvier 2009, 17:09 par philalethe
Certes... La richesse de sa philosophie mais surtout ses contradictions ou du moins ses ambiguïtés ont rendu possible par exemple sa récupération autant par l'extrême-gauche que par l'extrême droite.

mardi 13 février 2007

Nietzsche et Pascal (1)

Hume soutenait donc dans la dernière phrase de l’Enquête sur les principes de la morale (1741) que les principes naturels de l’esprit de Pascal n’avaient pas joué avec la même régularité que s’ils avaient été laissés à eux-mêmes, « libres des illusions de la superstition religieuse ». Or, Nietzsche dans l’Antéchrist – Imprécation contre la christianisme - (1888) affirme à son tour à la fois l’exceptionnalité de l’intelligence pascalienne et l’effet destructeur sur elle de la religion :
« (Le christianisme) a gâté même la raison des natures les plus intellectuellement fortes en enseignant que les valeurs supérieures de l’esprit ne sont que péchés, égarements et tentations. Le plus lamentable exemple, c’est la corruption de Pascal qui croyait à la corruption de sa raison par le péché originel, tandis qu’elle n’était corrompue que par son christianisme ! » (Oeuvres traduction de Henri Albert, révisée par Jean Lacoste T.II Ed. Robert Laffont p.1043).
Penseur anéanti par la religion, c’est en effet une des multiples figures de Pascal dans les textes nietzschéens. Dans Ecce homo – Comment on devient ce qu’on est – (1888), l’action de la religion n’est plus pensée comme corruption mais comme mise à mort :
« (Pascal), la victime la plus instructive du christianisme, lequel a lentement assassiné d’abord son corps, puis son âme, comme le résultat logique de cette forme la plus effroyable de cruauté inhumaine.» (Pourquoi je suis si malin 4 T.II p.1136)
Dans Par-delà le bien et le mal - Prélude à une philosophie de l’avenir – (1886), il semble même que le processus de destruction de Pascal a ruiné sa génialité au point de faire de lui rien de plus qu’un cas représentatif d’une masse d’hommes :
« Si l’on pouvait embrasser du regard ironique et indifférent d’un dieu épicurien (à dire vrai je crois que les dieux épicuriens ne regardaient pas du tout le monde humain, même pas ironiquement !) la comédie étrangement douloureuse et aussi grossière que raffinée du christianisme européen, je crois qu’on n’en finirait pas de s’étonner et de rire : ne semble-t-il pas qu’une seule volonté a régné sur l’Europe pendant dix-huit siècles pour faire de l’homme un sublime avorton ? Si au contraire avec des besoins opposés et non plus en épicurien, mais brandissant quelque marteau divin, on se penchait sur la dégénérescence et le rabougrissement presque systématique de l’homme que représente l’Européen chrétien (par exemple Pascal), ne faudrait-il pas s’écrier avec fureur, pitié et effroi : « Ô rustres, rustres prétentieux et compatissants ! Qu’avez-vous fait ? Etait-ce là un travail pour vos mains ? Ma plus belle pierre, comme vous l’avez massacrée ! Et qu’en avez-vous tiré ?» (III 62 TII p.612).
Pascal, entre parenthèses, réduit ici à n'être que celui qui fait connaître, par ce qu'il leur ressemble, l'identité des anonymes.
Ces textes pourtant ne doivent pas éclipser une autre figure de Pascal : celle du suicidé. Le philosophe est aussi une victime consentante ; dans le même ouvrage, quelques pages plus haut, Nietzsche a mis en effet en relief la division de la raison pascalienne qui veut et se détruire (en tant qu’elle est christianisée) et se développer (en tant qu’elle est simplement raison):
« La foi telle que le christianisme l’a exigée (…) serait bien plutôt la foi d’un Pascal qui ressemble effroyablement à un suicide permanent de la raison- d’une raison tenace, vivace, comme un ver qu’on ne peut tuer d’un seul coup » (p.600)
Est-ce donc un suicide ou seulement une tentative de suicide ?
La pensée de Nietzsche me paraît hésitante sur ce point.
Dès Humain, trop humain – Un livre pour les esprits libres – (1878-1879), il présente la raison pascalienne comme définitivement soumise au christianisme :
« L’idée la plus sénile que l’on ait jamais eue au sujet de l’homme se trouve dans la célèbre thèse : « le moi est haïssable » (Opinions et sentences mêlées TI p.821)
Soumission certes mais inventive. Dans La Généalogie de la morale – Pamphlet – (1887), au moment où Nietzsche fait l’inventaire des moyens dont dispose le prêtre ascétique pour combattre le sentiment de déplaisir, il mentionne « au point de vue intellectuel le principe de Pascal « il faut s’abêtir » » (Troisième Dissertation 17 TII p.865)
Pascal, apologète du christianisme donc . Mais, contre toute attente, sa raison n’est pas morte. Le suicide de la raison ne voulait pas dire ne plus raisonner mais ne plus raisonner librement. Aveuglé quant à la valeur des fins, Pascal reste d’une redoutable intelligence quant aux moyens de mener autrui à cette fin :
« Les désespérés. Le christianisme possède le flair du chasseur pour tous ceux que, de quelque façon que ce soit, on peut acculer au désespoir - seule une partie de l’humanité en est capable. Il est toujours à la poursuite de ceux-ci, toujours à l’affût. Pascal fit une tentative pour amener chacun au désespoir, au moyen de la connaissance la plus incisive ; la tentative échoua, à son nouveau désespoir. » (Aurore –Pensées sur les préjugés moraux – 1881 I 64 TI p.1006)
Pascal qui a vaincu sa nature a voulu inventer une technique de domination au service du christianisme. Convertir pas seulement les prédisposés mais aussi tous les autres. S’acharner à faire voir à chacun sa misère : lucidité démystificatrice à première vue, mystificatrice en réalité. Mais à quel échec Nietzsche fait-il donc ici allusion ?
En tout cas, Nietzsche est loin de réduire Pascal à n’être qu’un instrument, même hors du commun, de la religion qui l’a détourné du raisonnement entièrement libre. Dans les œuvres publiées, un des premiers textes que Nietzsche a consacré à Pascal est explicitement nostalgique :
« Lamentation. Ce sont peut-être les avantages de notre époque qui amènent avec eux un recul et, à l’occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien s’avouer que notre temps est pauvre en grands moralistes, que Pascal, Epictète, Sénèque, Plutarque sont à présent peu lus. » (Humain, trop humain I 282 TI p.592)
J’imagine que ce ne sont pas pour les mêmes raisons que Nietzsche recommande ces quatre auteurs (hypothèse : les deux Stoïciens pour leur éthique de l’approbation sans réserve de la réalité, Plutarque pour ses grands hommes et Pascal pour sa finesse psychologique).
Mais qu’a donc gardé Nietzsche positivement de la lecture de Pascal ? A s’en tenir aux textes publiés, la vérité du divertissement. Il la mentionne déjà dans la Première considération inactuelle (1873-1876) mais dans Aurore, il prétend même qu’elle est vérifiable scientifiquement :
« La fuite devant soi-même.(…) Le besoin d’action ne serait-il donc au fond qu’une fuite devant soi-même ? Ainsi demanderait Pascal. Et, en effet, les représentants les plus nobles du besoin d’action prouveraient cette assertion : il suffirait de considérer, avec la science et l’expérience d’un aliéniste, bien entendu – que les quatre hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action ont été des épileptiques (j’ai nommé Alexandre, César, Mahomet et Napoléon) : tout comme Byron lui aussi a été affligé de ce mal. » (V 549 T.I p.1201-1202)
C’est ici du Nietzsche quasi scientiste (je crois lire Félix Le Dantec !). Mais ce n’est pas seulement en reprenant un de ses textes que Nietzsche lui rend en réalité hommage. C’est quand il suggère que la raison de Pascal n’a pas complètement mordu à l’hameçon du christianisme.

samedi 9 septembre 2006

Qui s'intéresse encore aux philosophes antiques ? (2)

Socrate et Aristodème se rendent ensemble au banquet organisé par Agathon :
« Or, chemin faisant, Socrate, qui s’était absorbé en lui-même, resta un peu en arrière ; et comme je l’attendais, il me pria de continuer. Arrivé devant la maison d’Agathon, j’en trouvai la porte ouverte ; une plaisante aventure m’attendait. En effet, un esclave sortit aussitôt à ma rencontre pour me conduire où étaient installés les convives que je trouvai déjà sur le point de souper ; sitôt qu’il m’eut aperçu, Agathon s’écria : - Aristodème, tu arrives à point pour te joindre à nous ; si quelque autre affaire t’amenait, fais-moi la grâce de la remettre à plus tard ! Hier d’ailleurs, je t’avais cherché partout pour t’inviter… Mais, Socrate ? Comment se fait- il que tu ne nous l’amènes pas ? Je me retourne : plus de Socrate ! J’expliquai que j’étais pourtant venu avec lui, que c’était même lui qui m’avait décidé. – Et tu as fort bien fait ! dit Agathon. Mais où peut-il bien être ? – Il était encore derrière moi à l’instant ; je me demande moi aussi où il sera passé. – Va voir ! dit Agathon à un esclave, et ramène-le nous ! Et toi, Aristodème, prends place ici, à côté d’Eryximaque. A ce moment, continua-t-il, comme un garçon me lavait les pieds pour me permettre de m’étendre, un autre accourut, annonçant que ce monsieur Socrate, réfugié dans le vestibule des voisins, y restait planté sans vouloir écouter ses appels. – Que me chantes-tu là ? dit Agathon. Cours l’appeler et ne le laisse pas filer ! – Non, non ! laissez-le, intervins-je, c’est son habitude de s’isoler ainsi et de rester planté où bon lui semble. Il ne tardera pas, croyez-moi. Ne le dérangez pas. – A ton gré, dit Agathon. » (Le Banquet Platon traduction de Jaccottet)
« Dignité perdue.
La méditation a perdu toute sa dignité de forme, on a tourné au ridicule le cérémonial et l’attitude solennelle de celui qui réfléchit et l’on ne tolérerait plus un homme sage du vieux style. Nous pensons trop vite, nous pensons en chemin, tout en marchant, au milieu des affaires de toute espèce, même lorsqu’il s’agit de penser aux choses les plus sérieuses ; il ne nous faut que peu de préparation, et même peu de silence : c’est comme si nous portions une machine d’un mouvement incessant, qui continue à travailler, même dans les conditions les plus défavorables. Autrefois on s’apercevait au visage de chacun qu’il voulait se mettre à penser – c’était là chose exceptionnelle ! – qu’il voulait devenir plus sage et se préparait à une idée : on contractait le visage comme pour une prière et l’on s’arrêtait de marcher ; on se tenait même immobile pendant des heures dans la rue, lorsque la pensée « venait » - sur ou deux jambes. C’est ainsi que cela « en valait la peine » ! » (Le gai savoir I 6 Nietzsche trad. de Albert révisée par Lacoste)

lundi 15 mai 2006

Tardive exergue !

Ich mache mir aus einem Philosophen gerade so viel, als er imstande ist, ein Beispiel zu geben. Dass er durch des Beispiel ganze Völker nach sich ziehen kann, ist kein Zweifel; die indische Geschichte, die beinahe die Geschichte der indischen Philosophie ist, beweist es. Aber das Beispiel muss durch das sichtbare Leben und nicht bloss dur Bücher gegeben werden, also dergestalt, wie die Philosophen Griechenlands lehrten, durch Miene, Haltung, Kleidung, Speise, Sitte mehr als durch Sprechen oder gar Schreiben."
"Je ne me soucie d'un philosophe qu'autant qu'il est capable de donner un exemple. Que par l'exemple il puisse tirer après lui des peuples tout entiers, il n'y a là aucun doute; l'histoire de l'Inde, qui est presque l'histoire de la philosophie indienne, le démontre. Mais l'exemple doit être donné par la vie visible et non point seulement par les livres, c'est-à-dire de la façon dont enseignaient les philosophes de la Grèce, par la mine, l'attitude, le costume, la nourriture, les moeurs, plus que par la parole ou même les écrits."
                   Nietzsche Considérations inactuelles: Schopenhauer éducateur 1874
"Ich mache mir aus einem Philosophen gerade so viel, als er imstande ist, ein Beispiel zu geben. Dass er durch des Beispiel ganze Völker nach sich ziehen kann, ist kein Zweifel; die indische Geschichte, die beinahe die Geschichte der indischen Philosophie ist, beweist es. Aber das Beispiel muss durch das sichtbare Leben und nicht bloss dur Bücher gegeben werden, also dergestalt, wie die Philosophen Griechenlands lehrten, durch Miene, Haltung, Kleidung, Speise, Sitte mehr als durch Sprechen oder gar Schreiben."

vendredi 3 mars 2006

A quoi bon dormir ?

A une grande insomniaque...
Si j’en crois Aristodème, tel que le fait parler Platon dans le Banquet, de tous les convives Socrate est le seul à résister au sommeil et, frais comme un gardon, à commencer après les agapes une nouvelle journée :
« Il se dirigea vers le Lycée, et, après s’être débarbouillé, il passa, comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée, et, quand il l’eut ainsi passée, vers le soir il alla chez lui se reposer. » (223 d trad. de Léon Robin)
Si Socrate dort si peu, ce n’est pas par insomnie mais par ferme volonté de céder le minimum au corps.
Le Platon de Diogène reprend le refrain :
« Beaucoup dormir lui déplaisait aussi. En tout cas, dans les Lois, il déclare : « Un homme endormi ne vaut rien. » (III 38)
Précisément dans le dialogue en question, Platon défend l’idée que tout citoyen doit ne pas passer toute sa nuit à dormir. Couché après ses serviteurs, levé avant eux, l’homme libre comme la maîtresse de maison doivent donner l’exemple en se livrant aux multiples fonctions qu’impliquent autant le gouvernement d’un Etat que l’organisation domestique. En plus, trop de sommeil nuit au corps comme à l’âme (je me souviens d’une mère de famille qui, bien que n’ayant jamais lu Platon, disait aux jeunes gens enclins aux grasses matinées : « On se pourrit les reins à tant dormir ! ») :
« L’homme, quand il dort, est sans valeur aucune, il ne vaut pas du tout plus que s’il n’était pas en vie (la mort à laquelle Platon se réfère ici n’est pas la désincarnation idéale dont il fait l’éloge dans le Phédon quand il exhorte le philosophe à apprendre à mourir ; c’est bien plutôt l’incarnation absolue, l’ensevelissement total dans le tombeau du corps) ; au contraire celui d’entre nous qui, au plus haut point, a souci de la vie et de la pensée est éveillé le plus longtemps qu’il peut, ne se gardant de sommeil que ce qui est utile pour la santé ; or, ce n’est pas beaucoup, une fois que cela est venu à être une habitude ! » (Lois 808 b-c trad. Léon Robin)
Il est opportun de se rappeler ici de ce passage du livre IX de la République où Socrate identifie le rêve au déchaînement des désirs déréglés :
« (Ils) s’éveillent à l’occasion du sommeil, toutes les fois que dort la partie de l’âme dont le rôle est de raisonner et de commander par la douceur à l’autre, tandis que la partie bestiale et sauvage, s’étant emplie de nourriture ou de boisson, se trémousse et, en repoussant le sommeil, cherche à aller de l’avant et à assouvir son penchant propre. Tu sais fort bien qu’il n’est point d’audace devant lequel elle recule, comme déliée, débarrassée de toute honte et de toute réflexion : ni en effet devant l’idée de vouloir s’unir à sa mère ou à n’importe qui, homme, Divinité, bête ; de se souiller de n’importe quel meurtre ; de ne s’abstenir d’aucun aliment. » (571 c)
Une telle dépréciation du sommeil fera long feu.
Porphyre, le philosophe néoplatonicien, dans la vie qu’il consacre à Plotin, assure que ce dernier ne dormait guère, tant il était absorbé par des méditations continuelles et dans un autre ouvrage, il associe clairement le désir de dormir à un hédonisme grossier et condamnable :
« Il faut premièrement savoir que je n'écris pas pour tout le monde. Je n'ai en vue, ni ceux qui ne sont occupés que des arts mécaniques, ni les athlètes, ni les soldats, ni les matelots, ni les sophistes, ni ceux qui passent toute leur vie dans le tumulte des affaires ; je ne parle qu'aux hommes raisonnables, qui veulent savoir ce qu'ils font, pourquoi ils sont sur la terre et ce qu'ils doivent devenir. Pour les autres, je n'y pense pas ; car dans cette vie on doit agir différemment avec celui qui ne cherche qu'à dormir, ou avec celui qui voudrait éloigner le sommeil pour être toujours éveillé. Il faut que le premier se livre à la bonne chère, qu'il habite une maison tranquille, qu'il se repose dans un lit bien grand et bien mollet, qu'il ne pense à rien de ce qui pourrait trop l'occuper, que les odeurs, les parfums et tout ce qu'il boit et mange, ne contribuent qu'à augmenter son indolence. Mais quant à celui qui se propose de peu dormir, il faut qu'il soit sobre, qu'il renonce à l'usage du vin, qu'il ne se nourrisse que d'aliments légers et peu nourrissants, que sa maison soit éclairée, que l'air en soit subtil, qu'il ait des affaires et des embarras, et qu'il soit couché durement. » (Traité touchant l'abstinence de la chair des animaux trad. de M. de Burigny 1747)
Il est même arrivé à Nietzsche, à qui on a pourtant souvent attribué le dessein de renverser le platonisme, d’identifier le rêve à une régression vers la sauvagerie et la primitivité :
« Les voyageurs ont coutume d’observer quelle pente il y a, chez le sauvage, à oublier, comment son esprit, après une courte tension de mémoire, commence à tituber et comment, par pur affaissement, il produit le mensonge et l’absurdité. Mais nous ressemblons tous dans le rêve à ce sauvage ; la reconnaissance imparfaite et l’assimilation erronée sont la cause du mauvais raisonnement dont nous nous rendons coupable dans le rêve : au point qu’à la claire remémoration d’un rêve nous avons peur de nous-mêmes, de ce que nous cachons en nous tant de folie. » (Humain, trop humain I 13 trad. de Albert révisée par Lacoste)
En revanche on ne sera pas étonné si Alain, dans un discours de distribution des prix prononcé en 1904, s’inscrit dans cette tradition :
« Qu’est-ce donc que dormir ? C’est une manière de penser ; dormir, c’est penser peu, c’est penser le moins possible. Penser, c’est peser ; dormir, c’est ne plus peser les témoignages. C’est prendre comme vrai, sans examen, tout murmure des sens, et tout le murmure du monde. Dormir, c’est accepter. » (Les marchands de sommeil p.9 N.R.F.)
Dormir en somme (sic), c’est dire oui :
« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. » (Libres propos 1924)
Reste que si le sommeil est l’anéantissement momentané du pouvoir critique, il est néanmoins la condition sine qua non de son exercice :
« Qui se prive de sommeil se prive d’éveil. Qui ne dort pas assez est littéralement empoisonné par sa propre agitation ; qui a dormi est lavé. » (Libres propos 1931)
La valeur du sommeil paraît donc ambiguë : il est autant l’occasion de rencontrer les monstres qui nous habitent que la possibilité toujours renouvelée de trouver la force de les vaincre.

dimanche 8 mai 2005

Diogène Laërce commenté par Nietzsche : Épicure/Platon.

Dans la partie où Diogène présente les calomnies dont Epicure a été l’objet, il écrit :
« Quant aux platoniciens, il les appelait « flatteurs de Denys » (X, 8)
Platon fut en effet l’ami de Dion, beau-frère du tyran Denys de Syracuse, et il tenta de gagner à ses idées politiques le tyran Denys le Jeune. Nietzsche commente précisément ce passage dans Par-delà le bien et le mal en 1886 :
« Que les philosophes peuvent être méchants ! Je ne sais rien de plus venimeux que la plaisanterie que s’est permise Epicure à propos de Platon et des platoniciens : il les appelait « dionysiokolakes », ce qui signifie, au sens premier et littéral du mot : flatteurs de Denys, c’est-à-dire domestiques de tyran et lécheurs de bottes ; mais cela veut dire encore : « ce ne sont tous que des comédiens, sans rien d’authentique » (car dionysiokolax était le sobriquet populaire qu’on donnait au comédien) : et c’est ce dernier sens qui fait à proprement parler la méchanceté du trait d’Epicure contre Platon : il s’irritait de la mise en scène et des airs majestueux auxquels s’entendaient si bien Platon et ses disciples et dont il était incapable, lui, le vieux pédagogue de Samos, qui, tapi dans son jardinet d’Athènes, écrivit trois cents livres, peut-être par colère contre Platon, qui sait ? Et par esprit d’émulation ? Il fallut cent ans pour que la Grèce découvrît enfin qui était en réalité ce dieu des jardins, Epicure. Mais le découvrit-elle vraiment ? » (Des préjugés des philosophes, 7)
Mais ne nous trompons pas, sous cette défense apparente de Platon, Nietzsche est du côté d’Epicure. Ce qu’Epicure et Nietzsche ont eu en commun, c’est le refus de croire dans un autre monde qui justifierait et expliquerait le nôtre. Platon l’a décrit sous le nom de monde des Idées (eidos) et Nietzsche en traque la représentation sous toutes les métamorphoses. Certes il ne traite pas Platon de dionysiokalax mais il écrit en 1885 dans la préface de l’ouvrage déjà cité :
« La plus grave, la plus tenace et la plus dangereuse de toutes les erreurs a été celle d’un dogmatique, de Platon, l’inventeur de l’esprit pur et du Bon en soi. »
Dans les dernières lignes qu’il consacre à Platon, il est encore plus direct et plus dur :
« Platon est lâche devant la réalité – par conséquent il se réfugie dans l’idéal. » (Le crépuscule des idolesCe que je dois aux anciens, 2)
Mais dans cette fin d’œuvre, Epicure lui-même se trouve réduit à être un représentant de la décadence et ainsi étrangement rapproché des chrétiens :
« Ainsi j’ai appris à comprendre Epicure, l’opposé d’un Grec dyonisien, et aussi le chrétien qui, de fait, n’est qu’une sorte d’épicurien et qui avec son principe « la foi sauve » ne fait que suivre le principe de l’hédonisme aussi loin que possible – jusque par-delà toute probité intellectuelle. » (Nietzsche contre Wagner)
Les philosophes ne sont pas méchants entre eux mais toute philosophie se bâtit sur les ruines de plusieurs autres.

mercredi 16 mars 2005

Nietzsche et le cynisme (3)

Il serait inexact cependant d’associer exclusivement le texte nietzschéen à une déformation de la philosophie cynique. En témoigne ce passage tiré du fragment 275 de Humain, trop humain où le philosophe oppose l’épicurien au cynique :
« L’épicurien met à profit sa culture supérieure (attribution surprenante tant était légendaire l’inculture d’Epicure) pour se rendre indépendant des opinions dominantes et il s’élève au-dessus d’elles, tandis que le cynique reste exclusivement dans sa négation. Il marche comme dans des sentiers à l’abri du vent, bien protégés, à demi obscurs tandis qu’au dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres bruissent et lui décèlent quelle violente agitation règne là-dehors de par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le souffle du vent et s’endurcit jusqu’à perdre le sentiment. »
Je suis porté à penser que ces lignes, elles, mettent en relief une différence majeure entre les deux sagesses : le cynique "monte au charbon" et tire de toute contrariété de quoi renforcer sa posture démonstrative ; à la différence de l’épicurien enfermé dans son bunker amical, le cynique ne sort pas du monde et se dépouille en effet de tout, sauf du rôle de donneur de leçons. Bien sûr les épicuriens expliquent aussi mais j’ai l’impression qu’ils ne s’adressent qu’à ceux qu’ils savent à moitié convertis. Le cynique paye de sa personne, l’épicurien la soigne. Ce dernier juge le monde à l’abri de sa doctrine : qu’on pense aux premiers vers du chant II du De Natura Rerum de Lucrèce :
« Il est doux, quand les vents tourmentent de leurs trombes La mer aux vastes flots, de se trouver à terre Et d’observer de là le grand malheur d’autrui : Non que l’on ait plaisir à voir quiconque a mal, Mais voir de quels malheurs on est soi-même exempt, C’est cela qui est doux. Est doux, également, De regarder la guerre, avec ses vastes champs De batailles rangées, sans courir de danger. Mais le plus doux encore est de tenir les temples Qu’a fait venir au jour l’enseignement des sages, Bien défendus, sereins, d’où l’on puisse porter Son regard vers en bas et voir au loin les autres Errer à l’aventure et chercher au hasard Le chemin de la vie, rivaliser d’esprit Viser à la noblesse et faire jour et nuit Un colossal effort pour monter au sommet De la richesse, et pour être maître des choses. » (Traduction de Bernard Pautrat)
C’est bien des cyniques que les stoïciens ont hérité leur constante volonté de transformer les hommes et de les amener sur les chemins de la raison. Enfin Nietzsche rend un magnifique hommage au cynisme en écrivant dans Ecce Homo (1888) dans la troisième partie Pourquoi j’écris de si bons livres :
« Il n’existe nulle part une espèce de livres plus fière et plus raffinée tout à la fois. Ils atteignent ça et là le comble de ce qui peut être atteint sur la terre : le cynisme »
Il est clair qu’ici le cynisme ne désigne plus l’histrionisme de sa propre médiocrité, mais l’excellence exceptionnelle et pour cela scandaleuse. Ces lignes ultimes ne sont-elles pas éclairées par cet autre texte plus ancien tiré de la 2ème Considération Inactuelle (1874) ?
« Nos penseurs académiques ne sont pas dangereux, car leurs idées se développent plaisamment dans la routine, de la même façon que l’arbre porta ses fruits. Ils n’effrayent point, ils ne font rien sortir de ses gonds et, de toute leur activité, on pourrait dire ce qu’objecta Diogène lorsqu’on loua un philosophe devant lui : « Qu’a-t-il donc à montrer de grand, lui qui s’est si longtemps adonné à la philosophie sans jamais attrister personne ? » En effet il faudrait mettre en épitaphe sur la tombe de la philosophie d’Université : « Elle n’a attristé personne. » Mais c’est là plutôt le louange d’une vieille femme que celle d’une déesse de la sagesse et il ne faut pas s’étonner si ceux qui ne connaissent cette déesse que sous les traits d’une vieille femme sont très peu hommes eux-mêmes et si, comme de juste, les hommes puissants ne tiennent plus compte d’eux. »(Schopenhauer éducateur)
Je finirai sur cette image de la philosophie : non pas une vieille femme pour des hommes à la raison peu assurée mais une divinité qui se fait craindre de tous, même des pouvoirs les mieux assurés…Bien sûr il faut être un peu naïf pour oser comparer aujourd’hui la philosophie à une déesse de la sagesse, alors que tant de philosophes, et Nietzsche le premier, ont tout fait pour démystifier et le divin et la sagesse !

mardi 15 mars 2005

Nietzsche et le cynisme (2)

C’est dans le fragment 26 de Par-delà le bien et le mal : prélude à une philosophie de l’avenir (1886) que Nietzsche donne de la pratique cynique une interprétation ingénieuse mais radicalement fausse (on me trouvera bien prétentieux: je défends la position qu’on ne doit pas vénérer les textes canoniques et leur donner à tous raison mais ne pas hésiter, quand c’est possible, à dénoncer les erreurs qu’ils contiennent ; je reconnais que j’ai mis longtemps à sortir de l’idée qu’il n’y a pas de progrès en philosophie et que, de même qu’ en art on ne doit pas plus apprécier Picasso que Michel-Ange, en philosophie on ne doit pas mettre les derniers penseurs au-dessus des plus anciens. On jugera aussi cette position bien étrange si l’on se souvient que j’appelle à travers ces notes les philosophes antiques à notre secours, mais encore une fois je ne les pense pas comme des lumières du passé pour sortir des obscurités de notre présent mais comme des moyens de diversifier notre pensée et si possible de la rendre plus vraie. Pour parler en termes d’escalade, ils ne montrent pas la Voie, mais des voies pour s’attaquer aux parois de la vie et, comme ils sont souvent privés de voix, moi, qui les ai un peu entendus, je les fais parler). Que dit donc le grand Nietzsche (car il ne s’agit nullement de communiquer ici l’idée que le nietzschéisme dans l’ensemble est dépassé !) dans ce fragment ? Il y oppose l’homme d’élite à « la foule, à la multitude, à l’humanité presque entière ». « Instinctivement » (voici un adverbe nietzschéen, tant il y a d’instincts différents chez Nietzsche !), l’homme d’exception tend « à se retirer dans le secret de sa tour d’ivoire ». Mais, s’il veut étudier l’homme, il devra se mêler à la foule :
« Celui qui, dans son commerce avec les hommes, ne passe pas par toutes les couleurs de la souffrance, qui ne verdit et ne blêmit pas d’écoeurement, de dégoût, de compassion, de mélancolie, de solitude, n’est assurément pas un homme d’un goût très élevé ; mais s’il n’assume pas de son plein gré tout ce fardeau et toute cette misère, s’il les esquive à tout jamais et reste, comme je l’ai dit, fièrement caché dans sa tour d’ivoire, alors une chose est sûre : il n’est pas fait pour la connaissance, il n’en a pas la vocation. » (j’ai l’impression que, dans ce passage, Nietzsche transpose en termes philosophiques des préjugés sociaux, tant ces hommes écoeurants évoquent « les hommes du peuple », mais j’arrête de jouer à Pierre Bourdieu lisant Heidegger !)
C’est donc dur, quand on est si haut, de s’abaisser : heureusement que les cyniques sont là pour faciliter la tâche !
« S’il a de la chance, comme il convient à un enfant chéri de la connaissance, il rencontrera des aides qui abrègeront et allègeront sa tâche, - je veux dire des « cyniques » (les guillemets veulent-ils dire que Nietzsche sait qu’il ne parle pas des cyniques historiques ? Je ne crois pas car rien dans les œuvres ne suggère sa capacité de rendre justice correctement à ce qu’il appelle leur « vulgarité »), ceux qui tout bonnement reconnaissent et acceptent en eux l’animal, la vulgarité, la « règle », et qui pourtant ont assez d’esprit et de « tempérament » pour se sentir l’irrésistible besoin de parler d’eux et de leurs semblables devant témoins ; parfois ils se vautrent même dans leurs livres comme sur leur propre fumier. Le cynisme est l’unique forme sous laquelle les âmes vulgaires touchent à la droiture, et l’homme supérieur, en présence des cyniques les plus grossiers comme des plus raffinés, doit tendre l’oreille et se féliciter chaque fois que le bouffon sans vergogne et que le satyre scientifique s’expriment devant lui. »
Autrement dit, le cynique, c’est l’homme trop moyen pour être supérieur, mais assez supérieur tout de même pour se distancier de sa médiocrité en l’exhibant comme un spectacle. Je ne retrouve pas là les cyniques : leur comportement scandaleux (je pense à la pétophilie cratésienne) n’est pas du tout du laisser-aller mais l’expression d’un effort surhumain pour se conduire animalement, ce qui veut dire simplement. Le cynique ne s’accuse pas, on pourrait bien plutôt lui reprocher son absence totale d’humour et de doute concernant sa valeur. Il est tout ironie dirigée contre les autres !

lundi 14 mars 2005

Nietzsche et le cynisme (1)

C’est bien connu : en général, il n’y a pas pire commentateur d’un philosophe qu’un autre philosophe. Ce sont les historiens de la philosophie qui rendent justice aux philosophes, pas les prétendants au titre. Une nouvelle philosophie se bâtit sinon sur les ruines du moins sur les failles des autres ; or, prendre le temps de comprendre une philosophie de l’intérieur, c’est très souvent commencer à voir le monde avec les yeux du philosophe ; à ce jeu, indispensable pour l’intelligence des systèmes, on perd ses propres yeux ; certes on y gagne une vue plus aiguë mais les concepts et les positions auxquels on devient sensible sont ceux d'un autre dont on hérite en analysant minutieusement la philosophie dans laquelle on se spécialise. Cela ne veut pas dire qu’il suffit de trahir une philosophie pour en créer une autre, mais qu’il n’y a pas de nouveauté en philosophie sans, en même temps, l’apparition d’une perspective qui généralement ne rend pas justice à certaines philosophies plus anciennes. C’est ainsi que Diogène est mis au service d’un étrange passage nietzschéen (à la fois ouvriériste et anti-marxiste) dans le fragment 457 de Humain, trop humain : un livre pour les esprits libres (1878-1879)*. Point de départ de la réflexion nietzschéenne :
« Diogène fut un temps esclave et précepteur domestique »
Loin d’être une invention de Ménippe, ce statut a pour Nietzsche valeur d’une véritable profession de foi : s’il est esclave, c’est pour montrer que l’honneur d’être un homme libre n’est pas une valeur. Jusque-là rien à redire, la thèse est bien cynique. Mais subrepticement Nietzsche enrôle Diogène dans un combat qui n’est pas le sien, en identifiant fort sophistiquement « honneur d’être un homme libre, un maître » avec « dignité humaine », ce qui lui permet alors d'interpréter la posture de Diogène comme dénonciation de la valeur accordée à la dignité humaine. Raison de la dénonciation : c’est la « vanité chérie » qui fait revendiquer le droit à être traité dignement. En sourdine, j’entends une version de la chanson nietzschéenne : les thèses démocratiques modernes sont l’expression de la vanité. Mais ce que dit Nietzsche explicitement dans ce fragment, c’est que ce combat pour la dignité conduit à des prises de positions anti-esclavagistes qui dépassent les clivages politiques (rien à redire jusque-là) et tend à assimiler l’esclavage à la situation la pire pour un être humain (qui dirait le contraire en effet ?). En réalité, l’esclave n’est privé de rien, au sens strict, puisque être reconnu comme un homme (libre) n’est pas une vraie valeur. En revanche (coup de tonnerre !) c’est bien plutôt l’ouvrier moderne, privé de sécurité, d’emploi, de plaisirs de toute espèce, dont la condition est horrible. Et voilà, le tour est joué : Diogène, par sa vie, soutient l’étrange position selon laquelle la vie d’ouvrier est pire que celle d’esclave. Diogène donc dans le camp anti-marxiste, si l’on se rappelle que Marx qualifie le prolétaire de « travailleur libre » (dans la mesure où il peut choisir à qui vendre sa force de travail) par rapport à l’esclave, qui représente l’exploitation maximale du travail d’autrui. Cette étonnante réhabilitation de l’esclavage est-elle bien peu conforme au cynisme ? Oui, sans hésitation, car si les cyniques ne déprécient pas les esclaves, c’est parce qu’ils pensent que les statuts sociaux ne sont pas des « marqueurs » de la dignité et non pas parce qu’ils jugeraient que la revendication d’être traité comme un homme ne serait rien de plus que l’expression de la vanité. Mais je présenterai demain une trahison bien plus flagrante.
  • « Esclaves et ouvriers. Le fait que nous attachons plus de prix à la satisfaction de notre vanité qu’à tout autre avantage (sécurité, emploi, plaisirs de toute espèce) se montre à un degré ridicule en ceci, que chacun (abstraction faite de raisons politiques) souhaite l’abolition de l’esclavage et repousse avec horreur l’idée de mettre des hommes dans cet état : cependant que chacun doit se dire que les esclaves ont à tous égards une existence plus sûre et plus heureuse que l’ouvrier moderne, que le travail servile est peu de choses par rapport au travail de l’ouvrier. On proteste au nom de la « dignité humaine » : mais c’est, pour parler plus simplement, cette vanité chérie qui regarde comme le sort le plus dur de n’être pas sur un pied d’égalité, d’être publiquement compté pour inférieur. Le cynique pense autrement à ce sujet, parce qu’il méprise l’honneur ; et c’est ainsi que Diogène fut un temps esclave et précepteur domestique. »