Comme un petit extrait de Ruwen Ogien (post du 22/10/10) a suscité quelque intérêt, je me permets de faire savoir que dans le numéro de Janvier du Magazine littéraire consacré à la morale, j'ai publié un article sur les Ethiques de la philosophie analytique. Malheureusement le titre en haut de l'article est un peu fantaisiste puisqu'il devient Tactiques de l'éthique analytique, ce qui évoque plus Bobby Lapointe que les deux auteurs sur lesquels je me suis centré, précisément Ruwen Ogien et Elisabeth Anscombe.
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vendredi 14 janvier 2011
vendredi 22 octobre 2010
Une application assez décoiffante du concept wittgensteinien d' "air de famille".
Dans Le corps et l'argent (2010), Ruwen Ogien écrit :
" Existe-t-il une différence de nature entre le travail d'un coiffeur et d'une prostituée ?
On a du mal à croire qu'un professionnel du service corporel, coiffeur, pédicure, kinésithérapeute ou autre, pourrait dire, sans plaisanter, qu'il n'y a aucune différence de nature entre son travail et celui d'une personne qui se prostitue. Pourtant, lorsqu'on essaie de réfléchir sans préjugés à ce genre d'activité, on peut se dire qu'il existe une continuité non seulement entre la prostitution et l'assistance sexuelle aux handicapés, mais aussi entre la prostitution et tous les autres métiers de service dont la finalité est d'entretenir ou de soigner le corps humain, de le protéger vivant ou mort et de l'aider à satisfaire ses besoins. Certains sont plus proches (masseur, nourrice, kinésithérapeute) ; d'autres sont un peu plus éloignés (aide-soignant, coiffeur, manucure, pédicure, dentiste, proctologue, gynécologue, employé des pompes funèbres, etc). Mais, entre les uns et les autres, il y a suffisamment de traits factuels communs pour qu' il ne soit pas absurde d'affirmer qu'ils appartiennent à une même famille."
mardi 4 décembre 2007
« Une veine stoïcienne » bien peu stoïcienne.
Dans Les causes et les raisons (1995), Ruwen Ogien écrit :
« Même si l’idée peut nous paraître saugrenue à première vue, nous n’excluons pas la possibilité que le verbe « choisir » s’applique à l’action révolue, accomplie, plutôt qu’à ce qui se passe avant l’action, comme lorsqu’on dit, dans une veine stoïcienne, que nous choisissons ce qui nous arrive, ce qui signifie tout simplement que nous acceptons d’en prendre la responsabilité. » (p.75)
Ces lignes me laissent dubitatif.
Pour une première raison : si quelque chose nous arrive, ce n’est pas nécessairement une action (par exemple je suis blessé par la chute d’une branche d’arbres) et si c’est une action, autrui en est l’agent (par exemple, autrui m’adresse la parole). Au sens strict, ce qui m’arrive est donc de mon point de vue une passion . L’opération évoquée par Ogien reviendrait donc à transformer après coup une passion en action : dans la première situation, on dirait « j’ai choisi d’être blessé par la branche » ; on remarque que cette redescription est fausse puisque je ne me suis pas placé intentionnellement sous la branche pour être blessé ; dans la deuxième situation, on dirait: « j’ai fait en sorte qu’autrui m’adresse la parole » ; peut-être mais reste que la responsabilité est relative à l’action de faire en sorte qu’autrui me parle et non à celle de parler (c’est bien autrui qui me parle même si j’ai agi pour qu’il parle).
Pour une deuxième raison qui à dire vrai motive à elle seule l'écriture de ce billet : je ne retrouve pas le stoïcisme dans l’idée que le stoïcien prend la responsabilité de ce qui lui arrive. Il me semble que dans cette philosophie il en va plutôt ainsi : il dépend de moi d’accepter ou non ce qui ne dépend pas de moi. Mais accepter ce qui ne dépend pas de moi ne veut pas dire le choisir. Le stoïcien a conscience que ce qui ne dépend pas de lui est de l’ordre du destin et il en est bel et bien affecté. En revanche ce qu’il choisit est de se représenter ce qui lui est arrivé comme étant conforme à la nature (à la raison, à Dieu : ce sont des synonymes). Il ne prend donc pas la responsabilité de ce qui ne dépend pas de lui (ce serait un manque de lucidité) mais celle de voir ce qui ne dépend pas de lui comme étant conforme à la nature. L’effet attendu d’une telle redescription est la tranquillité de l’âme dans la mesure où la positivité métaphysique de ce qui lui arrive, aussi négatif que cela soit pour lui en tant qu'individu singulier, le prive des raisons de se mettre en colère ou d’éprouver une quelconque passion. En fait le stoïcien ne transforme pas ce qui lui arrive en action personnelle mais en action divine (raisonnable, naturelle) ; une telle transformation ne supprime pas sa passivité mais les passions naissant d’une interprétation fausse de sa passivité.
Finalement l'idée évoquée par Ogien me paraît saugrenue même à deuxième vue !
Commentaires
- 1. Le mardi 4 décembre 2007, 19:35 par Elias
- Est-ce qu'Ogien ne projette pas sur les stoïciens une conception extensive de la responsabilité qui serait plutôt celle de Sartre?
Ceci dit je vous rejoins sur le caractère difficilement intelligible de l'idée en question. - 2. Le mardi 4 décembre 2007, 21:02 par Nicotinamide
- Je comprends la première partie :
Le choix n’est qu’une permission. La liberté de choisir s’exerce lorsque les choix sont indifférents ou équivalents. Choisir correspond à ne pencher pour aucune proposition. La volonté commence par conséquent où la liberté s’arrête. Mais la volonté ne consiste qu’à se pencher du côté où l’on tombe, non à choisir...On choisit a posteriori. Tout comme la conscience est une force d'autosuggestion. L'illusion d'un choix écarte l'idée que nous ne sommes en définitive que des pantins. - 3. Le mardi 4 décembre 2007, 22:08 par philalethe
- à Elias: votre référence à Sartre est intéressante. Tout dépend si "accepter d'en prendre la responsabilité" signifie "reconnaître présentement la responsabilité passée" (c'est alors l'attitude de celui qui n'est pas de mauvaise foi: il réalise qu'il est responsable de ce qui lui arrive cf Sartre: "Cette guerre est ma guerre etc") ou "se convertir présentement en agent de ce qu'on a pâti" (c'est cela qui n'est ni sartrien, ni stoïcien d'ailleurs et qui me paraît même inintelligible car je ne parviens pas à sortir de l'opposition responsabilité réelle hier donc réelle aujourd'hui / responsabilité irréelle aujourd'hui donc irréelle hier mais je n'exclus pas que je suis en train de manquer sur ce point d'imagination conceptuelle).à Nicotinamide: il me semble que vous évoquez la liberté d'indifférence. Si je précise le concept dans sa version cartésienne (4ème Méditation métaphysique), , il n'équivaut pas à "permission" qui implique une relation avec les autres. Or, la liberté d'indifférence est une action de la volonté du sujet qui n'est ni causée ni conditionnée.
Ceci dit, je vois ce que vous voulez mettre à la place: un déterminisme qui fait du choix comme du non-choix une orientation déterminée, la possibilité du choix correspondant plus ou moins à un équilibre des forces.
Or, l'argument d'Ogien semble prendre au sérieux l'opposition liberté / contrainte.A part cela, j'ai vraiment du mal à identifier tout choix à une rationalisation a posteriori. En tout cas cette manière de voir a un coût: elle ne permet plus de faire la distinction entre vouloir et croire vouloir, choisir et croire choisir. Elle n'est pas non plus conforme à l'expérience phénoménologique de la volonté: ce n'est pas du tout l'expérience d'un élan irrépressible qu'on interpréterait comme volonté parce qu'on serait victime d'une théorie fausse de la volonté; certes on peut faire cette expérience mais si on ne se ment pas à soi-même, on réalise alors qu'on s'est laissé entraîner. Vous me trouverez sans doute naïf de prendre au sérieux une expression comme "faire un effort de volonté". Je suis désolé de ne pas être plus nietzschéen ! - 4. Le jeudi 13 décembre 2007, 22:55 par YGG
- Je vois plutôt la distinction entre "choisir" [quelque chose] et "décider" [entre deux choses].
"Choisir" ici est peut-être plus proche d'adopter --j'ai décidé d'adopter un enfant; on m'en présente un et je le 'choisis'; non pas dans le sens 'celui là ou un autre' mais plutôt "c'est bien lui, c'est bien mon enfant" (alors même que le "choix" serait entre celui-là ou rien). - 5. Le jeudi 27 décembre 2007, 10:11 par Karim TARZALT
- Pour ma part , ce qui m'est venu à l'esprit en lisant ce plaidoyer , c'est l'absurdité de la vie exposée par Albert Camus. En effet , si pour lui la vie est absurde , l'homme ne doit cependant pas y mettre fin , mais doit plutôt se révolter contre cette absurdité .C'est ce qui peut paraitre etonnant , de prendre le choix de se révolter contre quelque chose qui est propre à notre nature , et peut-être est-ce aussi le sens de ce texte, se revolter contre une certaine absurdité .En parlant de choix , et en réutilisant l'exemple de la branche : Je n'ai pas choisi que la branche me blesse , mais en faisant le choix de vivre , je m'expose à être blessé et cela constitue en soi un choix puisque j'aurais très bien pu mettre fin à mes jours et ne pas être blessé par cette satanée branche
- 6. Le vendredi 28 décembre 2007, 19:58 par philalèthe
- YGG:
Ce que vous dites de l'adoption qualifie moins l'adoption réelle qu'une adoption idéale; cela pourrait aussi caractériser la conception idéale, même si là aussi certains aimeraient bien, pour reprendre vos termes, "décider" du foetus !Karim Tarzalt:Où voyez-vous un plaidoyer ? Dans le texte d'Ogien ?Votre référence à Camus est intéressante mais alors, si "choisir" s'applique dans ce contexte, cela exclut la révolte. "Il faut imaginer Sisyphe heureux", dernière phrase du "Mythe de Sisyphe" me semble aller dans ce sens.Quant à votre dernier paragraphe, il a un ton sartrien, sauf que ce n'est pas seulement le choix de vivre qui cause ma blessure mais aussi celui de ce parcours particulier etc. Mais si tout ce qui nous arrive est choisi, que veut dire encore "choisir" ? Sartre flatte finalement notre narcissisme (l'homme est, à la différence des autres êtres, un être qui choisit) tout en enlevant à l'action de choisir la relation avec la volonté et la délibération qui en justifiait la valeur et le bénéfice narcissique !. En fait il y a comme deux volontés chez Sartre: l'une, superficielle, fonctionne par moments, l'autre, profonde, fonctionne toujours et commande la première. Dans le premier cas, "je veux et je sais que je veux", dans le deuxième "je veux et je ne sais pas que je veux". Pour éviter que cette volonté n'ait le statut de l'inconscient, il faut à vrai dire écrire une phrase passablement inintelligible: "Je veux et je ne sais pas que je veux tout en sachant que je veux".
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Commentaires
Désolé pour ce commentaire scabreux mais il faut avouer que Ruwen Ogier l'a bien cherché :-)
Quant à air de famille s'il n'est pas vertu en effet, il n'est pas vice non plus ; c'est complètement neutre moralement. Reste que si vous reconnaissez l'existence d'un air de famille entre tous ces métiers, pourquoi traiter l'un d'entre eux si différemment des autres ?
Il serait probablement plus fructueux de remettre en cause ces oppositions qui structurent l'espace plutôt que de voir des airs de famille entre des activités qui sont finalement somme toute très différentes.
Ogien avait sans doute un coup dans le nez pour oser suggérer que, puisque différents métiers ayant trait au corps peuvent, d'une certaine façon, se ressembler, il n'y a entre elles "aucune différence de nature".
Mais prostitué, banquier ou publicitaire sont également de la même famille, celle des métiers à la frontière du légal et en tout cas dont on préfère ne pas se vanter ; par opposition à artiste peintre, agriculteur bio, ou professeur d'université.
Du reste, les "définitions" multiples du Sophiste dans <i>le Sophiste</i> de Platon sont les meilleures illustrations de la notion d'air de famille prise en ce sens.
Et donc je ne vois pas en quoi le fait d'affirmer une ressemblance entre la prostitution et la chirurgie dentaire nous imposerait quoi que ce soit en matière morale...
"il existe une continuité non seulement entre la prostitution et l'assistance sexuelle aux handicapés, mais aussi entre la prostitution et tous les autres métiers de service dont la finalité est d'entretenir ou de soigner le corps humain, de le protéger vivant ou mort et de l'aider à satisfaire ses besoins".
L'analogie implique un questionnement moral clair à mes yeux. Mais ce n'était pas tant le but de mon propos.
2) Que voulez-vous dire par "remettre en cause ces oppositions" ? Faire en public ce qu'on fait en privé ? Je pense alors aux cyniques faisant l'amour ou se masturbant en public. Faire en privé ce qu'on fait en public ? Je pense à l'accouchement à la maison.
3) le concept d'air de famille a comme intérêt d'assembler ce qui est ordinairement divisé (d'un côté la prostitution, de l'autre les soins apportés au corps d'autrui) et justifie la mise en question de l'opposition que vous dénoncez : s'il y a un air de famille entre x, y et z, pourquoi réserver l'intimité à x ? Il me semble que les cyniques faisaient cela : pourquoi manger en public et faire l'amour en privé si les deux ont comme point commun de satisfaire des besoins naturels ? Je ne vois donc pas pourquoi vous jouez Foucault contre Ogien.
Il semble y avoir deux malentendus : d'une part, ma remarque sur "l'intérêt de la notion d'air de famille" se voulait ironique. Je pensais que les exemples qui suivaient l'indiquaient assez, mais à la relecture, je m'aperçois que non :)
C'est précisément ce genre de mauvais usages du concept d'air de famille que je contestais dans mon premier commentaire : le suicide, l'accident et le meurtre peuvent bien présenter un air de famille, et donc être les x, y et z de votre raisonnement. Pour autant, en ce qui me concerne, je condamne plutôt les meurtres, je trouve les accidents mortels souvent regrettables, et le suicide m'inspire, selon le cas, aussi bien de la compassion qu'un certain respect. Le fait de percevoir un air de famille entre ces événements ne me les fera pas considérer comme identiques.
De même, excusez-moi si je ne tiens pas pour identiques la prostitution, l'allaitement par la nourrice et les soins apportés au mort, sous prétexte qu'on peut leur trouver une vague ressemblance.
En effet, j'aurais probablement dû utiliser un autre verbe. "Considérer" ou "s'attacher à comprendre" eurent été plus appropriés. Je voulais par là mobiliser un concept qui me parait plus pertinent pour comprendre ces analogies, ces perceptions communes, si je puis dire.
Par ailleurs, vous avez peut-être pu voir à travers ma rhétorique mon penchant pour le décloisonnement des espaces privés/publics. Je ne souhaite en rien ce que les cyniques ont pu prêcher, la masturbation dans les abris bus, c'est foncièrement condamnable par le bon sens. En revanche arrêter, ficher, expulser (pour les étrangères) et condamner sans examen la prostitution ou comment les pouvoirs publics gèrent les marges, celles qui désacralisent de grandes oppositions nous invite à nous questionner.
Merci par ailleurs de vos réponses, toutes bénéfiques à la réflexion.
Quant à la référence au délire avancé, vous devez savoir comme moi que l'usage en est bien délicat en philosophie !
Ceci dit vous vous trompez à penser que les cyniques préconisaient la masturbation dans les abris-bus. La leur, pédagogique et démonstrative, avait lieu dans les lieux ouverts aux regards de tous, sur les agoras et dans les temples. Quant aux choses foncièrement condamnables par le bon sens, elles sont dures à trouver, si on entend par bon sens autre chose que le sien propre.