Affichage des articles dont le libellé est Wittgenstein. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Wittgenstein. Afficher tous les articles

jeudi 8 décembre 2011

Une version wittgensteinienne de l'allégorie de la caverne.

Il a fallu attendre la parution chez Agone début janvier 2011 du dernier livre, très intéressant, de Jacques Bouveresse Que peut-on faire de la religion ? pour découvrir un inédit de Wittgenstein datant sans doute de 1925 et évoquant irrésistiblement comme une variante de l'allégorie platonicienne de la caverne. Voici ce texte extraordinaire (pour l'interprétation, je renvoie à l'ouvrage de Bouveresse et de Ilse Somavilla, puis, accessoirement, à ma recension à paraître bientôt. Le titre en est : l'homme dans la cloche de verre rouge.
" Si on compare l'idéal spirituel (l'idéal religieux) pur avec la lumière blanche, alors on peut comparer les idéaux des différentes cultures avec les lumières colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorées qui sont produites lorsque la lumière pure apparaît à travers des verres colorés. Imagine-toi un homme qui depuis sa naissance vit toujours dans un espace où la lumière ne pénètre qu'à travers des vitres rouges. Celui-ci ne pourra peut-être pas s'imaginer qu'il y ait une autre lumière que la sienne (la rouge) ; il considérera la qualité rouge comme essentielle à la lumière ; et même, en un certain sens, il ne remarquera pas du tout la rougeur de la lumière qui l'environne. En d'autres termes, il considérera sa lumière comme la lumière et non pas comme une espèce particulière d'obscurcissement de la seule et unique lumière (ce qu'elle est pourtant en réalité). Cet homme se déplace à présent d'un endroit à un autre dans son espace, examine les objets, formule des jugements sur eux, etc. Mais, étant donné que son espace n'est pas l'espace, mais seulement une partie de l'espace - limitée par le verre rouge -, il se heurtera forcément, pour peu qu'il se déplace suffisamment loin, à la limite de cet espace. À ce moment-là, des choses différentes peuvent se produire. L'un reconnaîtra à présent l'existence d'une limite ; mais il ne peut pas pénétrer à travers le verre et il va maintenant se résigner. Il dira : " Ma lumière n'était donc sans doute quand même pas la lumière. La lumière, nous ne pouvons que la pressentir et nous devons nous satisfaire de la lumière obscurcie que nous avons." Cet homme deviendra alors ou doué d'humour ou mélancolique ou les deux alternativement. Car l'humour + la mélancolie sont des états de l'homme qui se résigne. C'est pourquoi l'homme ne les connaît pas autrement avant d'être parvenu à la limite de son espace, bien qu'il puisse naturellement aussi être joyeux + triste (mais joyeux + triste n'est pas plein d'humour + mélancolique). Un autre homme se heurtera à la limite qui circonscrit l'espace, mais n'aura pas les idées tout à fait claires sur le fait que c'est la limite et il prendra la chose comme s'il avait buté sur un corps à l'intérieur de l'espace. Pour celui-là rien ne change véritablement, il continue à vivre comme auparavant.
Un troisième enfin dit : je dois traverser pour aller dans l'espace et dans la lumière. Il passe à travers le verre et il sort de la limite qui le borne et arrive à l'air libre.
L'application : l'homme dans la cloche de verre rouge est l'humanité dans une culture particulière, par exemple dans la culture occidentale qui a commencé à peu près avec la migration des peuples et a atteint au XVIIIème un de ses sommets - son dernier, je crois. La lumière est l'idéal, et la lumière obscurcie l'idéal culturel. Celui-ci est considéré comme l'idéal tant que l'humanité n'est pas encore parvenue à la limite de cette culture. Mais tôt ou tard elle arrivera à cette limite, car toute culture n'est qu'une partie limitée de l'espace. - Avec le début du XIXème siècle (du XIXème siècle spirituel), l'humanité s'est heurtée à la limite de la culture occidentale. Et maintenant arrive l'acidité : la mélancolie + l'humour (car les deux sont acides). Et à présent on peut dire assurément : tout homme qui compte à cette époque (au XIXème siècle) est ou bien humoriste ou bien mélancolique (ou bien les deux), et l'est de façon d'autant plus intense qu'il compte davantage ; ou bien il passe à travers la barrière et devient religieux ; et là, à vrai dire, il arrive aussi que quelqu'un ait déjà mis la tête à l'air libre, mais, aveuglé par le soleil, il la retire à nouveau, et maintenant, avec mauvaise conscience, il continue de vivre dans la cloche de verre. On peut donc dire : l'homme qui compte a toujours d'une manière ou d'une autre affaire à la lumière (c'est cela qui fait de lui un homme qui compte) ; s'il vit au milieu de la culture, alors il a affaire à la lumière colorée ; s'il arrive à la limite de la culture, alors il doit s'explique avec elle et maintenant c'est cette explication, son espèce + son intensité qui nous intéressent en lui, qui nous empoignent dans son oeuvre.
( Elles nous empoignent ) d'autant plus fortement que cette intensité est plus grande, d'autant moins qu'elle est moindre. Le talent, même encore aussi extraordinaire qu'on voudra, qui a senti la limite mais se débrouille avec elle d'une façon qui n'est que superficielle + nébuleuse ne peut plus nous empoigner par ses jeux, même par les plus beaux (ils ont plutôt à proprement parler perdu l'élément essentiel de la beauté et ne nous plaisent plus que parce qu'ils nous rappellent ce qui était beau dans une époque passée) ; excepté là où les forces se rassemblent néanmoins en une explication plus profonde. C'est - je crois -le cas de Mendelssohn. La particularité - c'est-à-dire, l'originalité - même la plus prononcée n'est pas ce qui empoigne (sans quoi Wagner devrait nous empoigner plus que tous les autres) ; elle n'est pour ainsi dire que quelque chose d'animal. L'explication avec l'esprit, avec la lumière, empoigne. - C'est assez pour une fois." (traduit par Jacques Bouveresse)

jeudi 22 septembre 2011

Wittgenstein et le mal de dent inconscient (et autres expressions de même farine) ou que certaines découvertes ne sont pas aussi prodigieuses qu'on est porté à le croire.

Il est courant dans un esprit d'inspiration wittgensteinienne de déclarer que certains énoncés comme "le cerveau classe, pense, juge, croit en Dieu etc" sont absolument inintelligibles parce qu'ils reviennent à attribuer à un organe une activité humaine et sociale. Il me semble cependant que Wittgenstein ne rejette pas absolument de tels énoncés mais se contente de les suspecter aussi longtemps qu'ils ne sont pas traduisibles en propositions intelligibles. C'est ainsi que dans Le Cahier bleu, il écrit :
" On pourrait trouver pratique d'appeler "mal de dents inconscient" certaines caries qui ne sont pas accompagnées de ce que nous appelons communément mal de dent, et d'utiliser dans ce cas l'expression selon laquelle nous avons mal aux dents mais sans le savoir. C'est précisément en ce sens que la psychanalyse parle de pensées inconscientes, d'actes de volition inconscients, etc. Maintenant est-il faux de dire, en ce sens, que j'ai mal aux dents mais que je ne le sais pas ? Il n'y a là rien de faux, dans la mesure ou c'est seulement une nouvelle terminologie, qui peut être retraduite à chaque instant dans le langage ordinaire." (p. 64, Gallimard, 1996)
Sur le point qui m'intéresse aujourd'hui, l'essentiel me paraît dit. Mais quelques lignes plus loin, Wittgenstein est encore éclairant :
" Ainsi l'expression "mal de dent inconscient" peut ou bien vous induire à penser, a tort, qu'une découverte prodigieuse a été faite, une découverte qui en un sens laisse notre entendement complètement stupéfait ; ou bien il se peut que l'expression vous rende extrêmement perplexes (perplexité de la philosophie), et peut-être poserez-vous alors une question comme : " Comment un mal de dent inconscient est-il possible ?" Il se peut alors que vous soyez tentés de nier la possibilité d'un mal de dent inconscient ; mais le savant vous dira que l'existence d'une telle chose est un fait prouvé, et il le dira comme un homme qui est en train de détruire un préjugé répandu. Il dira : " En fait c'est assez simple ; il y a bien d'autres choses dont vous ne savez rien, et il se peut aussi qu'il y ait un mal de dent dont vous ne sachiez rien. C'est tout simplement une découverte récente." Vous ne serez pas satisfaits mais vous ne saurez pas quoi répondre. Le savant et le philosophe se retrouvent sans cesse dans cette situation." (ibid. p.65)
Wittgenstein ne rejette a priori aucun énoncé. Même "les célibataires sont mariés" est une proposition qui n'est contradictoire que dans l'usage reçu des concepts. Si quelqu'un parvient à traduire de manière intelligible pour autrui la proposition en question - ce qui supposera une redéfinition en termes intelligibles d'un au moins des deux concepts -, on aura alors non pas une découverte fantastique ("les célibataires ne sont pas ce qu'on croyait !") mais un nouvel usage des concepts ordinaires. Il est clair que cette manière de voir présuppose une sorte d'arrière-plan conceptuel immuable, servant précisément à ramener à l'ordinaire ce qui prétend être un bouleversement radical de la manière commune de voir les choses (il me semble que c'est cet arrière-plan que Jocelyn Benoist explore dans son dernier ouvrage Éléments de philosophie réaliste (2011) et que donc son travail s'inscrit dans la tradition ouverte par De la certitude, dernier texte de Wittgenstein ). Retraduite ainsi, la psychanalyse ne devrait pas se heurter aux critiques des conscientialistes, du genre d'Alain par exemple. Il en va de même pour toutes les manières de parler qui expliquent l'homme en attribuant au cerveau les propriétés de l'être humain vivant et social.

Commentaires

1. Le samedi 8 octobre 2011, 02:15 par suthebeast
ce dont on ne peut parler, il faut le taire.Il est courant dans un esprit d'inspiration wittgensteinienne de déclarer que certains énoncés comme "le cerveau classe, pense, juge, croit en Dieu etc" sont absolument inintelligibles parce qu'ils reviennent à attribuer à un organe une activité humaine et sociale. Il me semble cependant que Wittgenstein ne rejette pas absolument de tels énoncés mais se contente de les suspecter aussi longtemps qu'ils ne sont pas traduisibles en propositions intelligibles. C'est ainsi que dans Le Cahier bleu, il écrit :
" On pourrait trouver pratique d'appeler "mal de dents inconscient" certaines caries qui ne sont pas accompagnées de ce que nous appelons communément mal de dent, et d'utiliser dans ce cas l'expression selon laquelle nous avons mal aux dents mais sans le savoir. C'est précisément en ce sens que la psychanalyse parle de pensées inconscientes, d'actes de volition inconscients, etc. Maintenant est-il faux de dire, en ce sens, que j'ai mal aux dents mais que je ne le sais pas ? Il n'y a là rien de faux, dans la mesure ou c'est seulement une nouvelle terminologie, qui peut être retraduite à chaque instant dans le langage ordinaire." (p. 64, Gallimard, 1996)
Sur le point qui m'intéresse aujourd'hui, l'essentiel me paraît dit. Mais quelques lignes plus loin, Wittgenstein est encore éclairant :
" Ainsi l'expression "mal de dent inconscient" peut ou bien vous induire à penser, a tort, qu'une découverte prodigieuse a été faite, une découverte qui en un sens laisse notre entendement complètement stupéfait ; ou bien il se peut que l'expression vous rende extrêmement perplexes (perplexité de la philosophie), et peut-être poserez-vous alors une question comme : " Comment un mal de dent inconscient est-il possible ?" Il se peut alors que vous soyez tentés de nier la possibilité d'un mal de dent inconscient ; mais le savant vous dira que l'existence d'une telle chose est un fait prouvé, et il le dira comme un homme qui est en train de détruire un préjugé répandu. Il dira : " En fait c'est assez simple ; il y a bien d'autres choses dont vous ne savez rien, et il se peut aussi qu'il y ait un mal de dent dont vous ne sachiez rien. C'est tout simplement une découverte récente." Vous ne serez pas satisfaits mais vous ne saurez pas quoi répondre. Le savant et le philosophe se retrouvent sans cesse dans cette situation." (ibid. p.65)
Wittgenstein ne rejette a priori aucun énoncé. Même "les célibataires sont mariés" est une proposition qui n'est contradictoire que dans l'usage reçu des concepts. Si quelqu'un parvient à traduire de manière intelligible pour autrui la proposition en question - ce qui supposera une redéfinition en termes intelligibles d'un au moins des deux concepts -, on aura alors non pas une découverte fantastique ("les célibataires ne sont pas ce qu'on croyait !") mais un nouvel usage des concepts ordinaires. Il est clair que cette manière de voir présuppose une sorte d'arrière-plan conceptuel immuable, servant précisément à ramener à l'ordinaire ce qui prétend être un bouleversement radical de la manière commune de voir les choses (il me semble que c'est cet arrière-plan que Jocelyn Benoist explore dans son dernier ouvrage Éléments de philosophie réaliste (2011) et que donc son travail s'inscrit dans la tradition ouverte par De la certitude, dernier texte de Wittgenstein ). Retraduite ainsi, la psychanalyse ne devrait pas se heurter aux critiques des conscientialistes, du genre d'Alain par exemple. Il en va de même pour toutes les manières de parler qui expliquent l'homme en attribuant au cerveau les propriétés de l'être humain vivant et social.

Commentaires

1. Le samedi 8 octobre 2011, 02:15 par suthebeast
ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

vendredi 27 mai 2011

Les philosophes antiques peuvent-ils nous aider ?

Wittgenstein (1937) dans les Remarques mêlées (GF p.92-93):
" Qu'est-ce donc qui m'incline, moi aussi, à croire en la résurrection du Christ ? Je joue pour ainsi dire avec cette idée. S'il n'est pas ressuscité, alors il s'est décomposé dans la tombe, comme tout homme. Il est mort et décomposé. Dès lors il est un maître comme tous les autres, il ne peut plus nous aider ; et nous sommes de nouveau orphelins et seuls. Il nous est loisible alors de nous satisfaire de la sagesse et de la spéculation. Nous sommes, comme dans un enfer, où nous ne pouvons que rêver, séparés du ciel comme par une voûte. Mais si je dois réellement être sauvé, alors c'est la certitude qu'il me faut, non la sagesse, les rêves, la spéculation - et cette certitude est la Foi."
Zénon (le stoïcisme) , Épicure, Pyrrhon (le scepticisme) , pour ne citer que trois fondateurs, ne nous apporteraient que des sagesses spéculatives. J'entendrai par sagesse spéculative une sagesse qui prétend être déductible d'une théorie, même si cela paraît bien peu sceptique de parler d'une théorie sceptique ! Ils ne nous feraient que rêver, tant est grande la distance entre la connaissance théorique de leur sagesse et la pratique de cette même sagesse. Est-elle même franchissable ?
Il semble que leur faire confiance revient à faire confiance dans la terre (ce sont des hommes comme nous, mortels qui ne nous parlent plus qu'à travers leurs voix cacophoniques). Wittgenstein semble ici vouloir dire qu'on ne peut accéder au ciel que par en haut. On ne se hisse pas vers le ciel, on est tiré par lui ?
" Aussi peut-il se produire que si, au lieu de mettre ta confiance dans la terre, tu te suspends pour ainsi dire au ciel. Alors tout est autre, et il n'est "pas étonnant" que tu sois alors capable de ce dont tu es pour l'heure incapable. (Un homme suspendu a certes le même aspect qu'un homme debout, mais le jeu des forces en lui est tout autre, ce qui lui permet d'agir tout autrement que celui qui est debout.) (p.93)
Ce mécanisme de la suspension reste à déterminer. Il me semble que Wittgenstein ici exclut le volontarisme (on ne croit en Dieu par volonté) :
" Sois d'abord sauvé et tiens ferme à ta rédemption (tiens la fermement) - tu verras alors que tu tiens ferme sur cette foi."
Le texte allemand apporte une précision que ne rend pas la traduction :
" Sei erst erlöst und halte an Deiner Erlösung (halte deine Erlösung) fest - dann wirst du sehen, dass Du an diesem Glauben festhältst."
On voit que Wittgenstein utilise le même mot sous forme de substantif (die Erlösung) et de verbe (erlösen). Alors on pourrait traduire ainsi :
" D'abord sois délivré et tiens ferme à ta délivrance (tiens la fermement) - alors tu verras que tu tiens ferme à cette foi."
La question est alors de savoir par qui on est délivré. Par un autre que soi ? Non par l'amour, par la certitude que donne l'amour :
" L'amour seul peut croire en la résurrection "
D'autres textes sont clairs sur ce point : il ne s'agit pas de croire dans la résurrection du Christ comme on croit dans la mort de Franco le 20 Novembre 1975. Il ne s'agit pas non plus d'un pari pascalien (y croire parce que, si c'est vrai, on gagne infiniment alors que si c'est faux, on ne perd rien). La certitude religieuse ne paraît pas non plus être identifiable aux certitudes dont traite Wittgenstein dans son dernier ouvrage, précisément ces gonds sur lesquels les disputes peuvent tourner (655). Certes un enfant pourrait croire en Dieu ou ne pas croire en lui, comme il croit, parce qu'on le lui a dit, que les hommes sont allés sur la Lune (107, même si, en 1951, on disait que personne n'était allé sur la Lune). Mais la certitude à laquelle se réfère ici Wittgenstein n'est pas non plus celle de l'enfant crédule. Elle paraît avoir deux propriétés peut-être contradictoires : avoir une force indiscutable et être l'objet d'une quête.
Wittgenstein n'a-t-il pas rêvé (pour lui, d'abord) d'une conversion libre débouchant sur une foi qui précisément caractérise le charbonnier ?

jeudi 28 avril 2011

Du philosophe et du politique, qui est le fou ?

1) Le politique !
Pascal :
" On ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. Et quand ils se sont divertis à faire leurs lois et leurs politiques, ils l'ont fait en se jouant. C'était la partie la moins philosophe et la moins sérieuse de leur vie ; la plus philosophe était de vivre simplement et tranquillement. S'ils ont écrit de politique, c'était comme pour régler un hôpital de fous. Et s'ils ont fait semblant d'en parler comme d'une grande chose, c'est qu'ils savaient que les fous à qui ils parlaient pensent être rois et empereurs. Ils entrent dans leurs principes pour modérer leur folie au moins mal qu'il se peut " (Pensée 472 éd. Le Guern)
Russell :
" Un homme qui a souffert quelque humiliation invente une théorie selon laquelle il est roi d'Angleterre et il trouve toutes sortes d'explications ingénieuses pour justifier le fait qu'il n'est pas traité avec tous les égards dus à sa haute situation. Dans ce cas particulier, son illusion ne provoque pas de sympathie de la part de ses voisins et c'est pourquoi ils l'enferment. Mais, si, au lieu d'affirmer sa propre grandeur, il affirme la grandeur de sa nation ou de sa classe ou de sa foi, il gagne des armées d'adhérents et devient un chef politique ou religieux, même si, pour un observateur impartial, son opinion semble aussi absurde que celle qu'on trouve dans les asiles de fous" (Essais sceptiques p.23 Les Belles Lettres 2011)
2) le philosophe !
Wittgenstein :
" Le philosophe est quelqu'un qui doit guérir en lui-même de nombreuses maladies de l'entendement avant de pouvoir parvenir aux saines notions du sens commun " (1944)
" Si dans la vie nous sommes environnés par la mort, pareillement dans la santé de l'entendement, nous sommes environnés par la folie " (1944)

mardi 12 avril 2011

L’enseignement de la philosophie : vérité chaude et vérité froide réchauffée.

« Wittgenstein se demandait si Norman continuerait d’enseigner la philosophie quand il serait plus vieux, et s’il en serait content. Au début de leur rencontre, il lui avait conseillé de ne pas le faire, et à maintes reprises. Plus tard, une fois que sa décision a été prise, W. a laissé tomber. Mais maintenant ? J’ai suggéré que W. lui-même n’avait pas tout le temps eu la même attitude à l’égard de son enseignement. Et ici, je crois qu’il a souhaité faire une distinction entre le fait que lui le faisait et le fait que quelqu’un d’autre le fasse. Il a dit qu’une fois il avait eu un étudiant – maintenant professeur à ***. Il lui a dit : « Supposez donc que je sache la vérité – chaude et incandescente – et que je puisse vous l’enseigner. S’ensuivrait que, vous aussi, vous pourriez l’enseigner – maintenant froide et réchauffée ? Bien sûr que non. Mais le pauvre est maintenant professeur, et très mauvais. » En tout cas, W. ne pouvait plus supporter maintenant d’enseigner à de futurs enseignants. Les étudiants à qui il est à peu près certain d’avoir fait du bien ne sont pas philosophes. L’un d’entre eux est médecin, le docteur Drury à Dublin, et quelques-uns sont mathématiciens. Il n’a pas fait mention de ceux qui sont par ailleurs ses proches amis en philosophie. De cette façon, la philosophie, son étude, est simplement un entraînement à mieux penser – à clarifier et éliminer les confusions. Une fois celles-ci clarifiées, nous voilà prêts pour un autre travail. » ( Bouwsma Conversations avec Wittgenstein 17 août 1949)
Le professeur de philosophie passerait donc son temps à réchauffer pour ses élèves un plat qu’il aurait dû avaler une fois pour toutes afin d’avoir l’esprit libre pour faire autre chose ? Ou bien se dévouerait-il à sacrifier sa vie à faire passer les plats réchauffés afin que quelques-uns parmi les nombreux qui l’ont écouté pussent être disponibles pour faire un travail non-philosophique ? Mais peut-on être à la fois malade et bon médecin ?

dimanche 10 avril 2011

Spinoza a intitulé De Deo (De Dieu) la première partie de l' Éthique. Wittgenstein ne voulait et ne pouvait donner ni recevoir des leçons sur Dieu. Cependant il a désiré passionnément maintenir un lien avec Lui mais l'a-t-il pu ? " Bach a écrit sur la page de titre de son Orgelbüchlein : " À la gloire du Très-Haut, et que mon voisin puisse en bénéficier." C'est ce que j'aurais aimé dire de mon travail." C'est ce qu'il écrit à Drury dans une lettre citée par Ray Monk (p.531). Pour Wittgenstein, la gloire de Dieu et l'utilité pour l'humanité ne semblent pas être clairement séparables. L'un et l'autre sauvent de la vanité et traduisent le fait que le problème de la vie ne se pose pas ou ne se pose plus. " Je me sens un étranger dans ce monde. Si rien ne vous relie à l'humanité ou à Dieu, alors vous êtes un étranger." (28-7-1947)

Spinoza a intitulé De Deo (De Dieu) la première partie de l' Éthique.
Wittgenstein ne voulait et ne pouvait donner ni recevoir des leçons sur Dieu. Cependant il a désiré passionnément maintenir un lien avec Lui mais l'a-t-il pu ?
" Bach a écrit sur la page de titre de son Orgelbüchlein : " À la gloire du Très-Haut, et que mon voisin puisse en bénéficier." C'est ce que j'aurais aimé dire de mon travail."
C'est ce qu'il écrit à Drury dans une lettre citée par Ray Monk (p.531).
Pour Wittgenstein, la gloire de Dieu et l'utilité pour l'humanité ne semblent pas être clairement séparables. L'un et l'autre sauvent de la vanité et traduisent le fait que le problème de la vie ne se pose pas ou ne se pose plus.
" Je me sens un étranger dans ce monde. Si rien ne vous relie à l'humanité ou à Dieu, alors vous êtes un étranger." (28-7-1947)

vendredi 8 avril 2011

Platon, Wittgenstein et le soleil.

Dans La République VII, Platon présente allégoriquement l'accès à la connaissance comme la sortie en dehors d'une caverne et, en ultime étape, la vue directe du soleil :
" - Alors, je pense que c'est seulement au terme de cela qu'il serait enfin capable de discerner le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux ou dans un lieu qui lui est étranger, mais lui-même en lui-même, dans son espace propre, et de le contempler tel qu'il est ". (516b éd. Brisson)
" Ensuite, nous avons roulé jusqu'au sommet de la colline près de la bibliothèque et avons regardé la ville. La lune était dans le ciel. "Si j'avais dessiné les plans, je n'aurais jamais fait le soleil. Regardez ! Comme c'est beau ! Le soleil est trop brillant et trop chaud." Il a dit, peu après . " Et s'il n'y avait que la lune, il n'y aurait ni lecture, ni écriture." (Bouwsma Conversations avec Wittgenstein, 5 août 1949)

Commentaires

1. Le mardi 12 avril 2011, 11:35 par Juan Antonio
Novalis a dit:
Welcher Lebendige,
Sinnbegabte,
Liebt nicht vor allen
Wunderescheinungen
Des verbreiteten Raums um ihn
Das allerfreuliche Licht -
[...]
Abwärts wend ich mich
Zu der heiligen, unaussprechlichen
Geheimnissvollen Nacht -
(Novalis <i>Himnen an die Nacht, I</i>)
L'époque moderne n' est pas l'époque des lumières, mais du deus absconditus.
2. Le mardi 12 avril 2011, 14:27 par Philalèthe
Merci beaucoup Juan Antonio pour ce post.
Aucune des sources que je connaisse ne mentionne le fait que Wittgenstein ait lu Novalis.
Je n'ai pas les moyens de commenter adéquatement ces vers, mais de manière très libre et donc bien risquée, je dirais que Wittgenstein aurait aussi préféré la lumière réjouissante de l'espace autour de lui aux miracles. Vers 1944, il écrit :

" Un miracle est pour ainsi dire un geste de Dieu. Comme un homme tranquillement assis fait tout à coup un geste spectaculaire, Dieu laisse le monde suivre paisiblement son train, et tout à coup accompagne les paroles d'un saint d'un geste symbolique, un geste de la nature. Un exemple en serait qu'après qu'un saint a parlé, les arbres autour de lui s'inclinent, comme par révérence. Cela dit, est-ce que je crois qu'une telle chose se produise ? Non.
La seule chose qui me ferait croire au miracle ainsi compris serait que je sois impressionné par un événement qui se produirait de cette façon particulière. En sorte que je dirais, par exemple : "Il 'etait impossible de voir ces arbres sans avoir le sentiment qu’ils répondaient aux paroles de ce saint.” Tout à fait comme je dirais : «  Il est impossible de voir la face de ce chien sans voir aussi qu’il est en alerte et qu’il suit attentivement tout ce que fait son maître. » Et j’imagine aisément que le simple récit des paroles et de la vie d’un saint puisse mener quelqu’un à croire également l’histoire des arbres qui s’inclinent. Mais je ne suis pas impressionnable de cette façon. »
Mais pour voir dans le monde qui nous entoure une lumière réjouissante, ne faut-il pas déjà croire en Dieu. Comme le suggèrent ces lignes de Bouwsma en accord, je crois, avec la pensée de Wittgenstein sur ce point :
«  Quelle différence y a-t-il dans les sentiments et l’attitude à l’égard du monde de l’athée et du croyant ? Je reprends ici un passage de John Wisdom. L’atmosphère ! L’espoir ! La promesse ! Davantage ! La gloire ! Et maintenant, tout est donné, vous voyez ce qu’il y a, c’est tout, rien de merveilleux, rien de terrible ! Pas fameux. » ( 20 Août 1949)
3. Le mardi 12 avril 2011, 19:34 par Juan Antonio
Merci beaucoup pour votre réponse. C'est très éclaircissant.

jeudi 7 avril 2011

Wittgenstein, Freud et l'ivresse des cours.

" Avant, sur le banc, il avait dit aussi que toutes les années durant lesquelles il avait enseigné avaient fait plus de mal que de bien. Et il les a comparées à l'enseignement de Freud. Les cours, comme le vin, avaient enivré les gens. Ils ne savaient pas comment les utiliser sobrement. Est-ce que je comprenais ? Oh oui, ils avaient trouvé une formule. Exactement " (Conversations avec Wittgenstein, 5 Août 1949)

mercredi 6 avril 2011

À quoi donc servaient les cours de Wittgenstein ?

" Mes cours se passent bien, ils ne se passeront jamais mieux. Mais quels effets laissent-ils derrière eux ? Cela aide-t-il quelqu'un ? Pas plus certainement que si j'étais un grand acteur interprétant pour eux de grands rôles tragiques. Ce qu'ils apprennent ne vaut pas la peine d'être appris ; et l'impression que je fais sur eux ne leur sert à rien. Cela vaut pour tous, à une ou deux exceptions près, peut-être" (19-11-1946)

dimanche 3 avril 2011

Seul un miracle...

À Norman Malcolm, qui, malgré les avertissements de Wittgenstein, commençait une carrière philosophique à Princeton :
Seul un miracle vous permettra d'enseigner honnêtement la philosophie" (lettre du 3-10-1940)

Commentaires

1. Le dimanche 3 avril 2011, 21:56 par herve
On peut entendre cette phrase de deux façons :
- soit Wittgenstein estimait que Malcolm était tellement nul et non avenu en philosophie que seul un miracle lui permettrait de l'enseigner correctement,
- soit Wittgenstein pensait que, quel que soit l'individu, s'il enseigne correctement la philosophie, ce n'est que par miracle, par un "effet essentiellement secondaire" selon l'expression de Jon Elster.
"Certains états mentaux et sociaux semblent avoir pour propriété de ne pouvoir se réaliser qu'en tant qu'effets secondaires d'actions entreprises à d'autres fins." (Jon Elster, Le laboureur et ses enfants, p. 17)
Il s'agirait de miracle, car ces effets sont inattendus et _donnés_. Par qui ? Ne nous hâtons pas de trouver un complément d'agent du passif à ce qu'il convient d'appeler une grâce...
"On dit que les bonnes choses de la vie sont gratuites : en fait, on pourrait dire que les bonnes choses de la vie sont des effets essentiellement secondaires. Comme le suggère Albert Hirschman dans ses travaux récents, cela pourrait être dû au fait que les effets secondaires n'ont pas de "potentiel de désillusion", puisque nous n'en attendons rien pour commencer." (Jon Elster, op. cit. p. 98)
2. Le lundi 4 avril 2011, 11:40 par Philalèthe
Bonjour Hervé !
Certes logiquement on peut comprendre la phrase comme adressée au seul Norman, mais vue l'habitude qu'avait Wittgenstein de dissuader ses élèves de se lancer dans des carrières philosophiques, on peut à bon droit donner à cet avertissement une portée générale.
Quant à honnêtement, vous le remplacez par correctement, ce qui ne va pas de soi : on peut faire x correctement (efficacement) mais pas honnêtement et inversement.
Correctement suggère que le miracle est dans la réception (l'élève comprend ce qu'est la philosophie grâce à l'enseignement).
Honnêtement laisse penser que le miracle est dans l'émission (on reste intègre, honnête en enseignant la philosophie).
On peut alors se demander s'il est vraiment requis d'éclairer le passage par le concept d'effets qui ne deviennent réels que s'ils ne sont pas intentionnels. Cela voudrait donc dire qu'on ne parvient vraiment à enseigner la philosophie que si on ne veut pas l'enseigner. Mais dans ce cas, ne devrait-on pas soutenir que c'est strictement impossible d'enseigner la philosophie correctement (si on accepte votre substitution) ? Je crois que ça se défend si on pense à la morale : c'est impossible d'enseigner la morale en la disant, on la montre par notre manière d'être.
Ceci dit et si on remplace correctement par honnêtement, l'idée - une parmi d'autres bien sûr - ne pourrait-elle pas être qu'à enseigner la philosophie comme il est habituel de le faire (exposé des systèmes contradictoires) on n'est pas en mesure d'avoir l'intégrité morale qui va de pair chez Wittgenstein avec l'élucidation théorique des problèmes philosophiques ?
Je le répète : c'est une hypothèse que je pourrai faire dans une conversation mais qui dans nos conversations écrites court le risque de passer pour beaucoup plus assurée qu'elle n'est

jeudi 31 mars 2011

L'enseignement de la philosophie, entre non-sens et exhortation ?

Oets Kolk Bouwsma dans ses Conversations avec Wittgenstein (1949-1951) (Agone) :
" J' en suis venu à voir la nature d'une partie de mon travail, et à l'admettre : essayer de comprendre ce qu'ont dit certains de ces philosophes -Épicure, Zénon, etc. -, et le faire connaître aux étudiants. Mais je prêche également. Le premier travail serait, dans l'ensemble, futile, sans intérêt ; le second, risqué. Peut-être ne devrait-on pas du tout l'entreprendre.
Pendant tout ce temps-là, W. parlait. Il a remarqué que certaines personnes trouvent de l'intérêt dans un système, d'autres à prêcher. Il rend claire la distinction entre le discours des philosophes, construits sur du vent - il balaye l'air de ses mains -, et quelqu'un qui dit : " Ne sois pas vindicatif ; ne laisse pas le soleil se coucher sur ta colère ". Voilà la distinction entre le non-sens et l'exhortation" (p.34-35)

mercredi 30 mars 2011

Pommes pourries : Descartes, puis Wittgenstein.

Descartes dans sa réponse aux objections du P. Bourdin :
" Si d'aventure il avait une corbeille pleine de pommes, et qu'il appréhendât que quelques-uns ne fussent pourries, et qu' il voulût les ôter, de peur qu'elles ne corrompissent le reste, comment s'y prendrait-il pour le faire ? Ne commencerait-il pas tout d'abord à vider sa corbeille ; et après cela, regardant toutes ces pommes les unes après les autres, ne choisirait-il pas celles-là seules qu'il verrait n'être point gâtées ; et, laissant là les autres, ne les remettrait-il pas dans son panier ?" (Oeuvres philosophiques T.II p. 982)
Wittgenstein (1937) :
" Je venais de prendre des pommes dans un sac en papier, où elles avaient séjourné longtemps ; j'avais dû en couper beaucoup par la moitié , et jeter la partie pourrie. Comme je recopiais, un instant plus tard une phrase que j'avais décrite, dont la dernière moitié était mauvaise, je la regardai aussitôt comme une pomme à demi pourrie (zur Hälfte faulen Apfel) (Remarques mêlées , p.89-90 GF)
Une différence entre Descartes et Wittgenstein : il arrive à ce dernier de se juger lui-même comme étant aussi corrompu qu'une pomme. Ainsi, dans cette entrée de son journal, datée du 1er octobre 1937 :
" Les cinq derniers jours ont été plaisants : il (Francis Skinner) s'est installé dans la vie ici et a tout fait avec amour et gentillesse, et je n'étais pas, Dieu merci, impatient, et vraiment je n'avais aucune raison de l'être, sauf ma propre nature pourrie (rotten) " ( Monk, Wittgenstein, p.374)

samedi 26 mars 2011

Wittgenstein, Russell, les guêpes et les abeilles.

En 1922, Russell et sa femme rencontrent Wittgenstein à Innsbrück. C'est dur de trouver un hôtel à cause de l'invasion des touristes profitant de l'inflation.
" Ils finirent par trouver une chambre pour trois ; les Russell prendraient le lit et Wittgenstein dormirait sur le canapé. "Heureusement , l'hôtel avait une terrasse agréable où nous pouvions nous installer pour discuter de la meilleure manière de faire venir Wittgenstein en Angleterre." Elle (Dora Russell) nie farouchement qu'il y ait eu une dispute : " Wittgenstein n'a jamais été quelqu'un de facile, mais je pense que leurs différends portaient seulement sur des questions philosophiques."
Russell, par contre, dirait plus tard que le différend était d'ordre religieux. Selon lui, Wittgenstein, alors "au sommet de son ardeur mystique", était très peiné parce que je n'étais pas chrétien". Il "m'assura avec beaucoup de sincérité qu'il valait mieux être bon qu'intelligent". Mais cela ne l'empêcha pas (et Russell semble percevoir ici un paradoxe amusant) d' être terrorisé par les guêpes, et, en raison des insectes, incapable de passer une nuit de plus dans le logement que nous avions trouvé". ( Ray Monk Wittgenstein p.211)
Pourquoi Russell juge-t-il paradoxal le comportement de Wittgenstein ?
Parce que si on est au sommet de l'ardeur mystique on ne prête pas attention à ce qui se passe sur terre, particulièrement si cela ne représente qu'un faible danger pour notre corps ?
On pourrait aussi s'étonner du fait que Wittgenstein, qui s'est engagé en 14-18 et a demandé à intégrer une unité combattante en vue de se mettre à l'épreuve de la mort, se laisse déranger par de simples guêpes, lui dont le courage au front a été remarquable.
Mais ces guêpes me font penser aux abeilles auxquelles il se réfère dans les Remarques mêlées:
" Je puis dire : " Remercie ces abeilles pour leur miel, comme si elles étaient des hommes qui l'auraient préparé pour toi par bonté" ; cela est compréhensible et décrit la façon dont je souhaite que tu te conduises. Mais je ne puis dire : " Remercie-les car vois comme elles sont bonnes pour toi !" - elles peuvent te piquer l'instant d'après". (1937)
La religion de Wittgenstein ne l'a pas conduit à ne pas identifier les dangers possibles ; elle consistait à trouver l'attitude juste par rapport à eux. Il n'avait pas à supporter sereinement des guêpes ou des abeilles menaçantes. En revanche il devait être en mesure de faire face à un destin qu'il aurait été lâche de fuir. La religion de Wittgenstein n'a jamais été une fuite du monde, mais une manière de rester serein dans le monde, aussi horrible qu'il puisse devenir. La gratitude par rapport à la réalité pourtant non intentionnellement généreuse qu'exprime cette parabole des abeilles est le complément de cette acceptation de la réalité, quand il se trouve que celle-ci, pour des raisons qui ne dépendent pas des hommes, leur sourit.

dimanche 16 janvier 2011

La mouche, comme métaphore du philosophe piégé : trait d'union entre Wittgenstein et Derrida.

Surprise de lire dans la biographie consacrée par Benoît Peeters à Jacques Derrida :
" Devant les concepts philosophiques de la tradition, il se sent " comme une mouche qui aurait compris le danger", dira-t-il un jour lors d'un débat avec Jean-Luc Nancy. "J'ai toujours eu le réflexe de fuir, comme si j'allais, au premier contact, à nommer seulement ces concepts, me trouver, comme la mouche, les pattes engluées : captif, paralysé, otage, piégé par un programme" " (p.599)
On pense bien sûr à :
" 309. Quel est ton but en philosophie ? - Montrer à la mouche comment sortir du piège à mouches." (Recherches philosophiques, Wittgenstein)

Commentaires

1. Le samedi 4 janvier 2020, 16:44 par Arnaud
L’oncle Tobie dans Réflexions sur l’éducation de Kant (Trad. Philonenko) :
« Toby dans Tristram Shandy dit à une mouche qui l’avait longtemps agacé, tandis qu’il la laisse
s’envoler par la fenêtre : « Va, méchant animal, le monde est assez grand pour toi et pour moi. »
Chacun pourrait choisir ces mots comme devise. Nous ne devons pas être odieux les uns aux autres.
Le monde est bien assez grand pour tous. »
A. L’éducation du corps, p. 108, Vrin, 1974.
2. Le samedi 4 janvier 2020, 20:25 par Philalèthe
Merci de me guider, sans me moucher, vers ce roman extraordinaire, que la petite mouche à miel que je suis n'a pas encore assez butiné.

samedi 11 décembre 2010

Diderot, Helvétius et Wittgenstein : la confusion des causes et des raisons.

Dans sa Réfutation suivie de l' ouvrage d'Helvétius intitulé L'Homme, Diderot reproche au philosophe de défendre un matérialisme réducteur et pauvre qui n'est en mesure de rendre compte ni de l'identité humaine spécifique, ni de l'identité humaine individuelle.
Précisément il dénonce un sophisme consistant à confondre les conditions et les causes , qu'il appelle aussi motifs. Or, il est possible d'identifier le plus souvent cette distinction diderotienne à la célèbre distinction wittgensteinienne des causes et des raisons. Qu'on en juge d'après ce passage :
" Est-il bien vrai que la douleur et le plaisir physiques, peut-être les seuls principes des actions de l'animal, soient aussi les seuls principes des actions de l'homme ?
Sans doute, il faut être organisé comme nous et sentir pour agir ; mais il me semble que ce sont là les conditions essentielles et primitives, les données sine qua non, mais que les motifs immédiats et prochains de nos aversions et de nos désirs sont autre chose.
Sans alcali et sans sable, il n'y a point de verre ; mais ces éléments sont-ils la cause de la transparence ? (cet exemple fait certes tache ici car c'est net qu'on ne peut parler des raisons de la transparence)
Sans terrains incultes et sans bras on ne défriche point ; mais sont-ce là les motifs de l'agriculteur quand il défriche ?
Prendre des conditions pour des causes, c'est s'exposer à des paralogismes puérils et à des conséquences insignifiantes.
Si je disais : Il faut être pour sentir, il faut sentir pour être animal ou homme, il faut être animal ou homme pour être avare, ambitieux et jaloux ; donc la jalousie, l'ambition, l'avarice ont pour principes l'organisation, la sensibilité, l'existence... pourriez-vous vous empêcher de rire ? Et pourquoi ? C'est que je prendrais la condition de toute action animale en général pour le motif de l'action de l'individu d'une espèce d'animal qu'on appelle homme " (p. 566-567, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1972)
Très clairement Diderot s'oppose à toute révision à la baisse des actions humaines qui se fonderait sur la mise en relief des causes ordinaires et communes qui les conditionnent. Même une certaine vanité philosophique ne permet pas de ramener le philosophe à l'énième cas illustrant les lois de la biologie :
" Je vous entends, ils se flattent qu'un jour on les nommera, et que leur mémoire sera éternellement honorée parmi les hommes. Je le veux ; mais qu' a de commun cette vanité héroïque avec la sensibilité physique et la sorte de récompense abjecte que vous en déduisez ?
- Ils jouissent d'avance de la douce mélodie de ce concert lointain de voix à venir et occupées à les célébrer, et leur coeur en tressaille de joie.
- Après ?
- Et ce tressaillement du coeur ne suppose-t-il pas la sensibilité physique ?
- Oui, comme il suppose un coeur qui tressaille ; mais la condition sans laquelle la chose ne peut être en est-elle le motif ? Toujours, toujours le même sophisme."
Diderot est très attentif aussi à prendre en compte la spécificité des raisons personnelles et l'irréductibilité de celles-ci aux raisons communes. Ainsi ce sont des raisons proprement leibniziennes qui éclairent les actions de Leibniz :
" Croyez que quand Leibniz s'enferme à l'âge de vingt ans, et passe trente ans sous sa robe de chambre, enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique, il ne pense non plus à obtenir un poste, à coucher avec une femme, à remplir d'or un vieux bahut, que s'il touchait à son dernier moment. C'est une machine à réflexion, comme le métier à bas est une machine à ourdissage (on remarque ici que prendre en compte des raisons singulières n'implique pas un rejet du matérialisme : il reste sensé de comparer Leibniz à une machine à réflexion) ; c'est un être qui se plaît à méditer ; c'est un sage ou un fou, comme il vous plaira, qui fait un cas infini de la louange de ses semblables, qui aime le son de l'éloge comme l'avare le son d'un écu ; qui a aussi sa pierre de touche et son trébuchet pour la louange, comme l'autre a le sien pour l'or, et qui tente une grande découverte pour se faire un grand nom et éclipser par son éclat celui de ses rivaux, l'unique et le dernier terme de son désir.
Vous, c'est la Gaussin (célèbre actrice), lui, c'est Newton, qu'il a sur le nez.
Voilà le bonheur qu'il envie et dont il jouit.
- Puisqu'il est heureux, dites-vous, il aime les femmes.
- Je l'ignore.
- Puisqu'il aime les femmes, il emploie le seul moyen qu'il ait de les obtenir.
- Si cela est, entrez chez lui, présentez-lui les plus belles femmes et qu'il en jouisse, à la condition de renoncer à la solution de ce problème ; il ne le voudra pas.
- Il ambitionne les dignités.
- Offrez-lui la place du premier ministre, s'il consent de jeter au feu son traité de l' Harmonie préétablie ; il n'en fera rien.
(...)
- Il est avare, il a la soif ardente de l'or.
- Forcez sa porte, entrez dans son cabinet, le pistolet à la main, et dites-lui : ou ta bourse, ou ta découverte du Calcul des fluxions...et il vous livrera la clef de son coffre-fort en souriant. Faites plus : étalez sur sa table toute la séduction de la richesse, et proposez-lui un échange ; et il vous tournera le dos avec dédain" (p.569-570)
Ce texte lu, la célèbre phrase de Robert Musil : "Les philosophes sont des violents qui, faute d'armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système" ne perd-elle pas de son fascinant pouvoir de démystification ?

Commentaires

1. Le jeudi 16 décembre 2010, 22:05 par 
De Diderot rappelant Leibniz, à Musil (l'homme sans qualité...), d'excellents ingrédients pour un message très agréable à lire et méditer.
2. Le mardi 21 décembre 2010, 08:00 par 
de Robert Musil : "l'homme sans qualités" (avec mes excuses).
3. Le mardi 21 décembre 2010, 19:57 par Philalèthe
Merci pour les deux messages !

mercredi 17 novembre 2010

Comment dénoncer la sacralisation de la Nature sans du même coup la diaboliser ? John Stuart Mill et Wittgenstein.

ohn Stuart Mill écrit dans La nature(1854-1858) :
" En fait, ce qui saute aux yeux, c'est que la nature accomplit chaque jour presque tous les actes pour lesquels les hommes sont emprisonnés ou pendus lorsqu'ils les commettent envers leurs congénères. Selon les lois humaines, le plus grand crime est de tuer. Or la Nature tue une fois chaque être vivant, souvent après des tortures prolongées, pareilles à celles qu'infligent délibérément à leurs semblables les pires monstres dont l'histoire nous rapporte les méfaits. Si, par une restriction arbitraire du sens du mot, nous appelons meurtre ce qui abrège la durée que l'on suppose impartie à la vie humaine, alors la nature fait exactement cela à la plupart des vies, et elle recourt pour ce faire à toutes les méthodes, violentes ou insidieuses, qu'emploient les plus mauvais des humains pour ôter la vie à leurs semblables. La Nature empale les hommes, les brise comme sur la roue, les livre en pâture aux bêtes féroces, les brûle vifs, les lapide comme le premier martyr chrétien ; elle les fait mourir de faim, geler de froid, les empoisonne avec le venin rapide ou lent de ses exhalaisons, et tient en réserve des centaines d'autres morts hideuses, que l'ingénieuse cruauté d' un Nabis ou d'un Domitien n'a jamais surpassées. Tout cela, la Nature le fait avec la plus dédaigneuse indifférence pour la pitié comme pour la justice, décochant aussi bien ses flèches sur les meilleurs et les plus généreux que sur les plus vils et les plus méchants, touchant ceux qui sont engagés dans les entreprises les plus hautes et les plus estimables, souvent en conséquence directe de leurs plus nobles actions - à tel point qu'on pourrait presque imaginer qu'elle les punit pour cela. Elle fauche ceux dont dépend le bien-être de tout un peuple, voire les espérances de l'Humanité pour les générations à venir, avec aussi peu de remords que lorsqu'elle élimine ceux pour qui la mort est un soulagement pour eux-mêmes et une bénédiction pour les personnes soumises à leur influence nocive. Ainsi se comporte la Nature envers la vie. Même lorsqu'elle ne cherche pas à tuer, c'est de gaieté de coeur qu'elle semble infliger les mêmes tortures. Les dispositions malhabiles qu'elle a prises pour assurer le renouvellement perpétuel de la vie animale, rendu nécessaire par la prompte fin qu'elle impose à chacun de ses représentants individuels, font qu'aucun être humain ne voit jamais le jour sans qu'un autre soit littéralement mis au supplice pendant des heures ou des jours, avec souvent pour aboutissement la mort. Priver quelqu'un de ses moyens d'existence est aussi coupable que celui de lui ôter la vie (il lui est équivalent d'après un auteur faisant autorité). Or la Nature le fait aussi à très grande échelle et avec l'indifférence la plus endurcie. Un seul ouragan détruit les espoirs d'une saison ; un vol de sauterelles ou une inondation ravagent une contrée ; une mutation chimique minime subie par une racine alimentaire affame un million de personnes. Les vagues de la mer, tels des brigands, s'emparent de la fortune des riches et du peu que possèdent les pauvres, dépouillant, blessant et tuant leurs victimes exactement comme le font les bandits. Bref, tous les crimes que les pires des hommes commettent contre la vie ou la propriété sont perpétrés à plus grande échelle encore par les agents naturels. La Nature provoque des noyades plus fatales que celles de Carrier , ses coups de grisou sont aussi destructeurs que l'artillerie humaine ; sa peste et son choléra surpassent de beaucoup les coupes de poison des Borgia" ( p.70-71)
Le seul moyen que trouve Stuart Mill pour contrer l'éloge irrationnel du naturel est de diaboliser la nature ; or, même si cela revient certes à discréditer ceux qui la divinisent en les accusant de ne pas prendre en compte la négativité pour les hommes de certains phénomènes naturels, la contre argumentation partage avec sa cible la même erreur : identifier la cause naturelle à une raison, d'où ces propositions comme "La Nature tue, torture etc", propositions certes iconoclastes mais au prix d'une description prétendument lucide, en réalité métaphorique et poétique.
Wittgenstein faisait clairement la distinction entre deux manières de bénir la Nature (et donc deux manières de la maudire) :
" Je puis dire : " Remercie ces abeilles pour leur miel, comme si elles étaient des hommes qui l'auraient préparé pour toi par bonté " ; cela est compréhensible et décrit la façon dont je souhaite que tu te conduises. Mais je ne puis dire : " Remercie-les, car vois comme elles sont bonnes pour toi !" -elles peuvent aussi bien te piquer l'instant d'après." (Remarques mêlées, 1937, GF)
Or, Stuart Mill ici dit quelque chose comme : " Ne remercie pas la Nature, vois comme elle est mauvaise pour toi !". Certes on peut lire le texte métaphoriquement mais alors l'argumentation perd en force. Ce qu'il nous propose au fond ici, c'est une critique de la théodicée, avec la Nature dans le rôle de Dieu.

Commentaires

1. Le vendredi 19 novembre 2010, 00:58 par Cédric Eyssette
« Le seul moyen que trouve Stuart Mill pour contrer l'éloge irrationnel du naturel est de diaboliser la nature […]. Ce qu'il nous propose au fond ici, c'est une critique de la théodicée, avec la Nature dans le rôle de Dieu. »
Je ne crois pas que ce commentaire soit recevable.
1/ Mill a d'autres arguments pour critiquer l'éloge irrationnel du naturel.
Par exemple, il soutient qu'il est absurde de soutenir qu'il faut suivre la nature, si l'on considère que le terme de nature désigne les lois de la nature, car nous sommes déjà soumis aux lois de la nature (on ne peut pas nous demander de faire ce que nous faisons déjà).
Mill affirme également qu'il n'y a pas de sens à vouloir faire l'éloge du cours naturel des choses, car toute action humaine modifie le cours des choses. Si un individu fait l'éloge du naturel, il ne devrait plus du tout agir (afin de ne pas changer le cours naturel des choses).
Je pense plus précisément au texte suivant :
« Le mot Nature a deux sens principaux : il désigne soit le système entier des choses, avec l’ensemble de leurs propriétés, soit les choses telles qu’elles seraient en l’absence d’intervention humaine.
Dans le premier sens, la doctrine selon laquelle l’homme doit suivre la nature est absurde, car l’homme ne peut rien faire d’autre que suivre la nature, puisque toutes ses actions reposent sur une ou plusieurs des lois physiques ou mentales de la nature et obéissent à ces lois.
Dans le second sens de ce mot, la doctrine selon laquelle l’homme doit suivre la nature ou, en d’autres termes, devrait prendre le cours spontané de la nature pour modèle de ses actions volontaires, est à la fois irrationnelle et immorale.
Irrationnelle, parce que toute action humaine consiste à altérer le cours spontané de la nature, et toute action utile à l’améliorer.
Immorale, parce que le cours des phénomènes naturels étant rempli de tous les événements qui, lorsqu’ils résultent de l’action humaine, méritent le plus d’inspirer la répulsion, quiconque s’efforcerait par ses actes d’imiter un tel cours naturel serait universellement considéré comme le plus méchant des hommes. »
John Stuart MILL, La Nature, éd. PUF, trad. p.97
2/ L'argument de Mill dans ce texte ne repose pas essentiellement sur une forme de diabolisation de la Nature. Le but de Mill est simplement de montrer qu'il y a du mal dans la nature, et que l'on ne peut du coup pas dire que la nature est en elle-même un modèle qu'il faut suivre, puisqu'il s'agira alors de décider ce que dans la nature on érige comme devant être suivi, et ce qui n'est pas digne d'être suivi. La nature ne fonctionnera pas alors comme critère du bien : il faudra utiliser un autre critère pour choisir au sein de la nature ce qui peut fonctionner comme modèle.
Je pense ici au texte suivant :
« Aucune doctrine reconnue n'a jamais réussi à établir quelles étaient les portions particulières de l'ordre naturel qu'il fallait supposer destinées à notre instruction et direction morale ; par conséquent, chacun a décidé selon sa prédilection ou convenance du moment… » (cité dans ce compte-rendu dans les Cahiers Antispécistes : http://www.cahiers-antispecistes.or...)
3/ Vous parliez de théodicée, je crois plutôt qu'on peut faire la comparaison, non pas avec le problème du mal, mais avec le problème d'Euthyphron. La question ici est la suivante : peut-on dire "c'est bien parce que nous considérons que c'est conforme à la nature", ou bien faut-il dire que "nous considérons que c'est conforme à la nature, parce que c'est bien" ?
2. Le vendredi 19 novembre 2010, 09:24 par Philalèthe
Cédric, je crois vraiment que c'est votre critique qui n'est pas recevable. Voici pourquoi :
1) je suis d'accord sur le point 1 mais ces arguments ne reviennent pas à nier qu'on a affaire dans le texte que j'ai cité à une diabolisation anthropomorphique de la nature.
2) certes le but est de montrer que la nature est nuisible mais il le fait en présentant comme ayant des raisons des phénomènes qui n'ont que des causes, d'où l'usage de termes comme vol, torture, pillage, meurtre etc. C'est ce que j'ai voulu mettre en évidence par le terme de diabolisation : la nature est identifiée à un sujet mauvais qui a des intentions. Vous noterez aussi qu'à plusieurs reprises Mill tient à souligner que ces mots sont pris au pied de la lettre, dans leur sens littéral, par exemple : "aucun être humain ne voit jamais le jour sans qu'un autre soit littéralement mis au supplice" ou "blessant et tuant leurs victimes exactement comme le font les bandits ". Son insistance sur la dimension intentionnelle du mal subi par l'homme est si manifeste que je m'étonne que vous ne la voyez que comme anecdotique. La seule possibilité qu'on a de la détacher de Mill est de soutenir qu'il s'adresse à son adversaire en reprenant son langage mais j'ai des doutes sur ce point, vu que la théodicée de Mill - car il y a bel et bien une théodicée chez lui (cf point 3) est du type manichéiste : Dieu est bon mais il n'est pas tout-puissant car il est en relation avec quelque chose de mauvais qui lui résiste - c'est pourquoi Mill écrira, comme on va le voir, que supprimer ce qu'il y a de mauvais dans la nature c'est agir conformément à la volonté de Dieu, ce qui ne serait pas le cas si le mal qu'on combat était voulu aussi par Dieu -
3) La référence à la théodicée est explicite dans les pages qui suivent le texte que j'ai cité, précisément à partir de la p. 74 (je cite l'édition du texte à La Découverte / Poche). Ainsi il écrit p.76 : "la seule théorie de la Création qui soit morale et cohérente est que le Principe du Bien ne peut pas maîtriser immédiatement et complètement les forces du mal, que ce mal soit physique ou moral ; que le Créateur n'a pas pu placer les humains dans un monde affranchi de la nécessité d'une lutte incessante avec les puissances malfaisantes, ni leur donner toujours la victoire dans cette bataille, mais qu'il a pu et qu'il a fait en sorte de les rendre aptes à mener le combat avec vigueur et avec un succès croissant." J'attire ici votre attention sur la référence aux "puissances malfaisantes", expression qui suggère que la diabolisation de la nature n'a rien de métaphorique.
3. Le samedi 20 novembre 2010, 12:22 par Cédric Eyssette
Pour le point 1, nous sommes d'accord et c'est l'essentiel. Ma critique portait simplement sur l'expression "le seul moyen" que je trouvais ambiguë, puisqu'elle peut laisser entendre que Mill n'a pas d'autres arguments dans son œuvre contre l'éloge de la nature. Mais vous avez raison : ma première remarque ne porte pas sur le texte que vous citez en lui-même, seulement sur l'erreur qu'il y aurait (et que vous ne faites pas) à croire que le seul argument qui se trouve dans le livre de Mill est celui que présente ce texte.
Venons-en au point 2. Là encore ma critique porte surtout sur l'expression initiale que vous avez utilisez : « le seul moyen que trouve Stuart Mill pour contrer l'éloge irrationnel du naturel est de diaboliser la nature ». Non ce n'est pas le seul moyen, car même l'argument du texte (je ne parle donc pas des autres arguments auxquels j'ai fait référence au point 1) ne repose pas essentiellement sur cette diabolisation de la nature. Je ne nie pas du tout le fait que dans ce texte il y a une diabolisation de la nature, je dis simplement que l'argument peut se passer de cette personnification de la nature : si on enlève l'idée d'un mal intentionnellement commis par la nature et qu'on en reste à l'idée d'un mal présent dans la nature (sans intentionnalité donc), l'argument tient toujours : la nature n'est pas un modèle à suivre, car s'il y a du mal dans la nature, suivre la nature signifierait faire le mal !
Dernière remarque, toujours à propos de ce point 2, qui va me permettre de préciser en quel sens je pense que la personnification de la nature n'est pas essentielle. Vous écrivez que « Son insistance sur la dimension intentionnelle du mal subi par l'homme est si manifeste que je m'étonne que vous ne la voyez que comme anecdotique. La seule possibilité qu'on a de la détacher de Mill est de soutenir qu'il s'adresse à son adversaire en reprenant son langage ». Si je soutiens bel et bien que la dimension intentionnelle n'est pas essentielle à l'argument de Mill, je ne soutiens pas qu'elle est anecdotique. Je ne pense pas notamment que la personnification de la nature soit seulement un procédé rhétorique, une simple manière de parler pour mieux prendre en compte la personne à qui on s'adresse.
La personnification joue en effet un rôle de simplification de l'argumentation, qui aurait alors la forme logique suivante :
(1) si je pense qu'il faut suivre x, cela signifie que si x accomplit l'action A, alors il faut que j'accomplisse l'action A.
(2) il existe A tel que : la nature accomplit l'action A et il est mauvais de A.
Donc : si je pense qu'il faut suivre la nature, cela signifie qu'il y a des actions mauvaises qu'il faut que j'accomplisse, ce qui est absurde.
Donc : Cela n'a pas de sens de penser qu'il faut suivre la nature.
En bref : on peut passer simplement de l'idée que la nature tue, à l'idée que s'il faut suivre la nature, alors je dois tuer. L'inférence est simplifiée.
Mais, que signifie précisément suivre la nature ? Pas exactement faire les actions que la nature accomplit. La nature n'accomplit pas d'actions, on peut simplement dire que le cours naturel des choses est constitué par certains événements (au lieu de dire que la nature brûle intentionnellement un individu, on dira qu'il y a dans la nature un individu qui meurt à cause du feu). Suivre la nature, c'est alors produire intentionnellement par son action les mêmes événements que l'on peut observer dans la nature (et qui ne sont pas intentionnels).
Il me semble que le texte que j'ai cité dans mon message précédent justifie cette distinction entre l'action humaine et les événements qu'on observe dans la nature : "le cours des phénomènes naturels étant rempli de tous les événements qui, lorsqu’ils résultent de l’action humaine, méritent le plus d’inspirer la répulsion, quiconque s’efforcerait par ses actes d’imiter un tel cours naturel serait universellement considéré comme le plus méchant des hommes".
Je passe maintenant au point 3. Le problème dans votre réponse me semble-t-il, c'est que vous avez changé de sujet. Dans ma critique je m'opposais à l'idée que Mill nous propose « une critique de la théodicée, avec la Nature dans le rôle de Dieu ». Or, lorsque Mill un peu plus loin fait référence à la théodicée, il ne s'agit pas d'une théodicée *avec la Nature dans le rôle de Dieu*, mais d'une théodicée tout court . Si je propose la comparaison plutôt avec le problème de l'Euthyphron, c'est parce qu'ici on peut véritablement mettre la Nature dans le rôle de Dieu.
4. Le samedi 20 novembre 2010, 17:35 par Philalèthe
1) On est tout à fait d'accord.
2) D'accord, on peut reformuler l'argument sans référence à l'intentionnalité. Le problème avec l'argument simplifié ("on peut passer simplement de l'idée que la nature tue, à l'idée que s'il faut suivre la nature, alors je dois tuer. L'inférence est simplifiée") est qu'il repose sur une prémisse fausse car, vous le dites, la nature ne tue pas. S'en passer revient à dire que la nature n'est ni agent, ni mauvaise. Or, c'est rendre moins fort l'argument aussi car celui qui tue ne fait pas ce que fait la nature pour la bonne raison que la nature ne fait rien. On peut certes quand même parler d'imitation mais c' est une question délicate : le meurtrier n'imite pas la nature meurtrière comme un meurtrier en imite un autre (dans ce sens imiter c'est faire comme quelqu'un a fait, qui partageait les fins de l'imitateur) Mais c'est tout de même intelligible de parler de l'imitation d'un processus non intentionnel. On cause un processus qui dans la nature n'est ni mauvais ni bon (à cause de l'absence d'intention) mais qui est mauvais quand il est intentionnellement causé. Enfin il me semble que, réécrit, l'argument perd largement de sa force et bien sûr de sa puissance rhétorique. Mais je crois que vous ne partagez pas cette idée.
3) D'accord, sur le fait que ma dernière formule est améliorable. Je voulais dire : ce que Mill fait en diabolisant la nature  est une critique indirecte d'une théodicée qui s'appuie sur la bonté de la nature pour justifier la bonté de Dieu. Mais il faut ajouter que souligner que le cours de la nature est souvent nuisible ne revient pas chez lui à nier l'existence de Dieu mais à mettre en évidence les limites de son pouvoir. La diabolisation de la nature est donc seulement un argument contre un type de théodicée, celle qui s'appuie sur la négation du mal. Elle est au contraire une part essentielle de la théodicée manichéiste que j'évoquais dans le dernier post.
Merci en tout cas, Cédric, de m'avoir aidé à clarifier ces points !
5. Le mardi 23 novembre 2010, 21:06 par Parti Dit Zident
Pourquoi opposer l'Homme à la Nature?
Pourquoi l'en exclure?
Que représente l'Homme à l'échelle de la Nature?
Si la mort, aussi cruelle puisse-t-elle paraître, semble naturelle, la vie, avec tous ses mystères, ne l'est-elle pas tout autant?
La Nature, dans la perfection à peine perceptible de sa construction, ne revêt-elle pas quelque chose de mystique?
Pourquoi opposer Dieu et Nature?
A admettre que Dieu existe, quelle différence y a-t-il entre celui ci et la Nature?
Dieu n'appartient-il pas à la Nature?
La Nature n'est-elle pas "divine"?
6. Le mardi 23 novembre 2010, 21:34 par Philalèthe
Permettez-moi de vous donner des réponses inspirées plus ou moins de Mill !
1) l'homme fait partie de la nature
2) cf 1
3) la vie et la mort font également partie de la nature
4) Mill a écrit le texte en partie pour mettre en question le présupposé de cette question
5) Dieu a créé la nature mais son pouvoir est limité
6) cf 5
7) cf 5
8) pas tout à fait car Dieu n'étant pas tout puissant il faut la corriger
7. Le vendredi 26 novembre 2010, 23:08 par Pierre S.
Vous pointez là une limite du texte de Mill qui est peut-être dû au fait que Mill est un auteur pré-darwinien. Sans la théorie darwinienne de l'évolution il est très difficile de ne pas voir une intention cachée derrière la Nature.
Cela dit l'intention peut n'être qu'initiale. Une fois la Nature créé, Dieu peut la laisser fonctionner toute seule.
Peut-être qu'il est quelque peu manichéen et pense que le mal a été introduit dans la création par un dieu mauvais ? Auquel cas les mauvaises intentions de la Nature sont celles du Dieu mauvais. C'est l'impression de lecture que j'ai eu, on dirait qu'il pense que dans la Nature s'affrontent un force positive (la Providence) et une force négative, et que les humains ont le devoir de faire pencher la balance du côté du bien.
Peut-être a-t-il voulu prendre le contre-pied total des pro-Nature, afin de rendre plus percutante son argumentation.
Ou peut-être cède-t-il aux préjugés de l'époque ? Il fait le coup dans L'Utilitarisme, lorsqu'il introduit une différence qualitative (peu convaincante) entre les plaisirs raffinés et humains d'une part, et les plaisirs que nous avons en commun avec les animaux d'autre part.
8. Le samedi 11 décembre 2010, 15:28 par Tsering Gomp
Je me permettrai d ajouter que Mill ne semble donner que des arguments autour du mal, ou ce l on nomme ainsi, dont l homme patit du fait de la Naure.
1 Une nature ou des natures?
2 Heritier d une concpetion reduite du droit naturel, me semble t il, il exclut de sa pensee, a mon avis, les animaux ou d autres etres et fonde le droit natuel uniquement ou presque sur l anature de l homme. Ainsi dans ses exemples il aurait pu citer ceux de la philosophie jain, selon qui les animaux sont aussi violents e ceux d autant plus si on medite la metempsychose: des lions, des singes, des chats qui tuent d autres membres de leur espece sont consideres comme violents.
3 Je ne suis pas sur que Mill, auteur grandement critique par Said en tant qu imperialiste, ait un meditation profonde de la vacuite d existence independante. L homme semble totalemnt coupe de la nature et nullement responsable des 'maux' qui lui adviennent. Said dirait peut tere que c est justement parce qu il pense trop en termes d essence, par exemple celle du bourgeois britannique conduit a eduquer les negres...
Non?
9. Le samedi 11 décembre 2010, 17:10 par Philalèthe
Mill ne se fonde pas sur un Droit Naturel. Il est très clair sur ce point :
" Quant à la vertu de justice, on peut présumer qu'elle est très généralement considérée comme directement implantée dans notre coeur par la nature, tellement est généralisée l'expression "justice naturelle". Je crois cependant que le sentiment de justice a une origine totalement artificielle, et que l'idée de justice "naturelle" ne précède pas, mais qu'elle suit, celle de justice conventionnelle. Plus nous remontons loin vers les premiers modes de pensée de l'humanité - que nous considérions les temps anciens (y compris ceux de l' Ancien Testament) ou les portions de l'espèce humaine dont la condition actuelle n'est pas plus avancée que celle des temps anciens - et plus nous trouvons que la conception de la justice des hommes est complètement définie et limitée par les dispositions expresses de la loi. Les justes droits d'un homme signifiaient les droits que lui conférait la loi, un homme juste étant celui qui n'a jamais attenté, ni cherché à attenter, à la propriété ou aux autres droits légaux d'autrui. L'idée d'une justice supérieure, à laquelle les lois elles-mêmes seraient soumises, et qui contraindrait la conscience même ne l'absence d'une injonction positive de la loi, est une extension plus tardive du mot, suggérée et amenée par l'analogie avec la justice positive, avec laquelle ce sentiment maintient un parallélisme dans toutes ses variétés et nuances, et auquel il emprunte la quasi-totalité de sa phraséologie " (La nature, p.88, La découverte-Poche)
10. Le samedi 11 décembre 2010, 17:13 par Philalèthe
@ Pierre S.
Rien à redire à votre post (je ne comprends juste pas bien votre dernier paragraphe : quel rapport établissez-vous entre les préjugés de l'époque et les deux types de plaisir ? ).