" Lorsque le propriétaire d'esclave veut être servi à table par une main noire, il ne se satisferait pas d'être servi par une patte noire. Lorsqu'il viole une esclave ou la prend pour concubine, il n' a pas le sentiment d'avoir fait un acte de zoophilie. Lorsqu'il donne un pourboire à un chauffeur de taxi noir (chose qu'il ne fait jamais avec un chauffeur blanc), il ne lui vient pas à l'idée qu'il aurait été plus approprié de flatter affectueusement la créature d'une tape dans le cou. Il ne fait pas non de grands efforts pour convertir ses chevaux au christianisme ni pour les empêcher d'en avoir connaissance. Tout, dans la relation qu'il a avec ses esclaves, montre qu'il les traite comme plus ou moins des humains" (Les voix de la raison Stanley Cavell p.541)
Vais-je convertir l'esclavagiste à plus d'humanité en lui expliquant que ce qu'il fait avec les hommes qu'il domine, il ne voudrait pas le faire avec des animaux ?
Va-t-il, soucieux de ne pas se contredire, réaliser que les êtres qu'il maltraite sont des hommes comme lui, qui ne méritent donc pas les mauvais traitements qu'il leur fait subir ?
Quand les nazis parlaient des Juifs comme de microbes, les aurait-on fait progresser éthiquement en leur faisant prendre conscience qu'ils ne traitaient pas (exactement) comme des microbes leurs victimes (ils leur donnaient des ordres par exemple) ?
Les bourreaux auraient-ils été déconcertés et auraient-ils retrouvé le sens commun ou bien échapperaient-ils à la contradiction en disant quelque chose comme: " bien sûr ce sont des hommes mais ils sont si nuisibles etc. qu'il faut les traiter comme nous les traitons" ?
Va-t-il, soucieux de ne pas se contredire, réaliser que les êtres qu'il maltraite sont des hommes comme lui, qui ne méritent donc pas les mauvais traitements qu'il leur fait subir ?
Quand les nazis parlaient des Juifs comme de microbes, les aurait-on fait progresser éthiquement en leur faisant prendre conscience qu'ils ne traitaient pas (exactement) comme des microbes leurs victimes (ils leur donnaient des ordres par exemple) ?
Les bourreaux auraient-ils été déconcertés et auraient-ils retrouvé le sens commun ou bien échapperaient-ils à la contradiction en disant quelque chose comme: " bien sûr ce sont des hommes mais ils sont si nuisibles etc. qu'il faut les traiter comme nous les traitons" ?
Pourtant Andrew Norris, dans l'article d'où je tire le texte de Cavell, semble accorder un certain poids politique à la pratique de "rendre les mots utilisés à leur usage ordinaire" ("La chaîne des raisons a une fin". Wittgenstein et Oakeshott sur le rationalisme et la pratique in Cités 38 2009 p.107). Il reconnaît certes que " si, par exemple, l'on était ouvert à la possibilité de dépecer et manger son esclave, de traiter véritablement l'esclave comme une vache ou un cochon, on inclinerait peut-être plus à affirmer, même après mûre réflexion, que l'esclave est un animal." Cependant il ajoute immédiatement: " Mais l'esclavagiste est-il préparé à cela ? Et, sinon sa répugnance est-elle la même qu'à la pensée de manger son chien ou son chat ?"
Il poursuit:
" La critique immanente (il veut dire par là que "c'est quelqu'un d'immanent qui parle à un membre d'une communauté particulière") ne requiert pas seulement que la forme de vie de la communauté juge les actes de ses membres individuels: elle sert également à juger la communauté elle-même dans ses propres termes, termes qu'elle peut aussi ne comprendre que confusément." (p.107)
Il poursuit:
" La critique immanente (il veut dire par là que "c'est quelqu'un d'immanent qui parle à un membre d'une communauté particulière") ne requiert pas seulement que la forme de vie de la communauté juge les actes de ses membres individuels: elle sert également à juger la communauté elle-même dans ses propres termes, termes qu'elle peut aussi ne comprendre que confusément." (p.107)
La fonction de l'article dans ce numéro de Cités consacré à Wittgenstein politique est de dénoncer les lectures conservatrices de Wittgenstein. Or, peut se demander si une telle confiance dans la prise de conscience de ce que veut dire le langage ordinaire a le pouvoir normalisateur qu'on lui attribue (dans un autre cadre, on dirait que c'est une conception singulièrement idéaliste de la réalité humaine: on dénonçerait l'idée qu' on ne modifie pas les choses en changeant les mots qui les désignent ; dans cette perspective devrait-on croire dans l'efficacité politique d'un retour à l'usage ordinaire des mots ?). En plus, quel est le sens ordinaire d'homme ? Peut-on vraiment s'entendre sur lui ?
Commentaires
Je crois que Stanley Cavell rangerait ce type de questions sous le nom de "politique de l'interprétation" (comme l'étude des conditions politiques qui pèsent sur une interprétation).
Je crois qu'en effet on ne sert pas une "philosophie du langage ordinaire" de la manière que vous suggérez. J'ajouterais que Cavell prend toutes ces distances avec la "norme" que cette expression (de "langage ordinaire") forcément génère.
Dans le cas de l'argumentation contre l'avortement, cet argument repris de l'esclavage a quelque chose qui sonne faux. Cet argument ne sert pas une résolution politique juste.
Concernant l'avortement, peut-on dire que si ses partisans ne considéraient pas les embryons comme des embryons humains, ils ne demanderaient pas sa légalisation ou le maintien de sa légalité ? On ne demande pas le droit de se faire opérer d'une tumeur de l'utérus. Le débat se clarifierait-il alors si on disait: que faire d'embryons humains non désirés ?
En tout cas si ce n'est pas lucide (au sens où la lucidité serait la prise en compte de tous les présupposés du langage ordinaire et des usages qui l'accompagnent) de se battre contre l'avortement au nom de l'humanité de l'embryon - car il va de soi que tout le monde considère l'embryon comme un embryon humain -, ce n'est pas plus lucide de combattre en sa faveur en niant l'actuelle humanité de l'embryon (au sens où c'est actuellement un embryon, embryon entendu comme ensemble de potentialités spécifiques, humaines précisément) . Les arguments pro doivent donner des raisons de mettre fin à une vie humaine au stade embryonnaire - leurs partisans doivent s'ouvrir à l'expression "vie humaine" dans le cadre de l'expression globale "vie humaine au stade embryonnaire"- tandis que les arguments contra doivent donner des raisons de favoriser cette même vie humaine, leurs partisans devant eux s'ouvrir à l'expression "au stade embryonnaire".
En fait l'exploration du langage ordinaire ne donne aucun argument, elle permet juste de ne pas formuler des arguments qui contredisent clairement ce qu'on tient pour vrai dans la forme de vie que l'on partage avec ceux qui ne partagent pas nos opinions.
Il me faudrait un peu de temps d'élaborer la réponse perfectionniste de Cavell sur ce point. En tout cas c'est une question au centre de ma recherche universitaire et que je compte mettre en ligne bientôt.
A quoi cela sert d'en appeler à une société parfaite (quand manifestement elle ne l'est pas et que nous en sommes tous responsables) ?
Je ne crois pas mais qu'en pensez-vous?
Permettez-moi seulement de vous demander comment on est en mesure de distinguer le langage ordinaire des préjugés et des ignorances ordinaires. J'imagine qu'il ne peut pas y avoir un langage ordinaire universel (car les mots qui composent le langage ordinaire ont des définitions largement relatives à l'état d'un savoir) mais si c'est toujours le langage ordinaire d'une culture, qu'est-ce qui nous assure qu'on ait raison de lui accorder une telle positivité ? Ne pourrait-il pas y avoir une forme d' ethnocentrisme et donc d'aveuglement dans ce retour au langage ordinaire ? Le scepticisme de Cavell s'ancrerait-il aussi dans l'incertitude essentielle de la recherche du langage ordinaire ?
Je me demande aussi comment on peut concilier l'éloge du langage ordinaire et le souci de la connaissance scientifique. C'est dans le langage ordinaire que le soleil se lève. Ce qui nous reconduit aux préjugés incrustés dans la langue. Pensez à un des exemples de Wittgenstein dans De la certitude: "les hommes ne sont pas allés dans la lune", proposition mise sur le même plan que "la Terre n'est pas apparue 5 minutes avant ma naissance". Comment faire le départ dans le langage ordinaire entre les propositions définitivement non révisables et celles qui le restent même si aucun fait ne permet de le faire ? Qu'est-ce qui assure qu'une proposition qui semble analytiquement contradictoire n'est pas en fait seulement jusqu'à présent non contredite par les faits ? Pour les Grecs la propriété "immobile dans le Ciel" n'était-elle pas une propriété du Soleil découverte analytiquement par exploration du concept ? Idem avec la femme: la proposition "la femme est l'égale de l'homme" n'était-elle pas analogue à "1 = 2" ?
Elle est même un peu affolante.. mais je ne crois pas qu'on puisse en tirer, pour autant, une attitude rétrograde.
« Quant à savoir ce qui s’oppose en philosophie à pareille considération de détails, c’est ce qu’il nous faut d’abord apprendre à comprendre.»
Que penser de celui qui pense que la souris peut naître de vieux chiffons ? On ne peut pas répondre de la même manière si cette croyance est formulée aujourd'hui ou avant la mise en évidence de la fausseté de la génération spontanée par Pasteur. Avant Pasteur, c'était une croyance ordinaire ; aujourd'hui on resterait interloqué, on pourrait même s'interroger sur la santé mentale de celui qui la soutient. Peut-on aller jusqu'à dire que la croyance que la souris ne naît pas des chiffons est un élément des croyances centrales et fixes ? Cette croyance est en tout cas différente de celle selon laquelle la Terre n'est pas apparue en même temps que moi. Elle met en évidence que des croyances peuvent s'intégrer au gond dont nous parlions, comme d'autres peuvent en être détachées, comme la croyance selon laquelle les hommes ne sont jamais allés sur la Lune, vraie en 1951, fausse déjà en 1969. Il y a donc une certaine historicité et empiricité des croyances indubitables, du fond sur lequel la bêche bute.
Il est permis d'interpréter ce passage comme anti-cartésien: une croyance vraie n'est pas une croyance qui résiste au doute hyperbolique, mais une croyance qu'on n'a aucune bonne raison de mettre en doute (le recours au malin génie ne peut-il pas être vu comme la preuve du fait que Descartes n'a pas de bonnes raisons de douter entre autres des vérités mathématiques ?). Comment comprendre "l'examen des détails (Einzelheiten) en philosophie" ?
Il ne s'agit pas de vérifier point par point (in allen Eizelheiten) toutes les croyances; l'impératif cartésien et fondationnaliste de faire table rase est exclu.
C'est compatible avec l'idée que certaines croyances doivent être vérifiées point par point. On ne peut pas décider par avance de leur identité ; c'est le contexte qui justifie les doutes portés sur telle ou telle croyance. Compris de cette manière, le retour au langage ordinaire n'est pas suspect de conformisme intellectuel.
Ce n'est peut-être pas le lieu de passer en revue toutes les raisons historiques ou disons les motifs dans l'histoire qui font que Descartes n'est plus ce penseur des temps modernes ou disons qu'il n'est plus l'emblème de la modernité en philosophie. La preuve de moi-même, avec Descartes, devait encore être cherché en une figure (Dieu) capable de "me confirmer".
Ce n'est plus possible. Que reste-t-il? Dans la leçon de Cavell, que je retiendrais ce qui reste c'est l'autre, ou la communauté. Un autre signifiant? Je ne crois vraiment pas mais en revanche une énorme responsabilité quand on y pense, loin, effectivement, de tout conformisme.
Je vous laisserai donc le mot de la fin pour nous dire à l'occasion et à votre manière comment vous reliez cet aspect de la modernité avec la lecture des philosophes antiques dont est issu votre site internet
...avec tous mes remerciements pour cet espace d'échanges qui personnellement me font avancer.
Ensuite mettez en relation les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce et ce passage de Wittgenstein: " Je te présente une vie et à présent vois comment tu te comportes par rapport à cela, si cela t'excite (si tu éprouves le besoin) de vivre aussi de cette façon, ou quel autre rapport tu acquiers à cela . Je voudrais pour ainsi dire, par cette présentation, rendre ta vie légère (dein Leben auflockern)" et vous verrez un lien entre les philosophes antiques et mon intérêt pour Wittgenstein.
Saint-Augustin commence son dialogue "De Ordine" par la plus infime remarque sur l’expérience la plus triviale: celle de l’écoute (par nuit de pluie alors qu’il médite dans sa chambre, et qui n’est pas sans nous rappeler les conditions de Descartes auprès de son poêle) d’un écoulement d’eau irrégulier à travers un tuyau.
« Donc je veillais, ai-je dit, et voilà que le son de l'eau qui coulait près des bains captiva mon oreille, et je le remarquai plus attentivement que de coutume. Je trouvais tout à fait étrange que la même eau heurtant les mêmes cailloux, rendît un son tantôt plus doux et tantôt plus éclatant. Je commençai à m'en demander la cause, et rien, je l'avoue, ne se présentait. »
Tout à fait comme une musique dont il n’aurait pas la grammaire (Saint-Augustin est aussi l’auteur d’un traité sur la musique et sur la grammaire)… Il commence par porter en l’absence de toute raison son attention sur le fait qui lui apparaît que toute chose a (ou doit avoir) une cause, que la « nécessité » se donne de cette manière aussi particulière, aussi insistante. Non pas que cette idée conditionnerait, selon lui, son expérience (cette idée cartésienne puis kantienne de l’aperception ne le traverse aucunement). Saint-Augustin est incapable de trouver une raison à ce bruit irrégulier mais ce n’est pas ce qui cela qui l’étonne le plus. Disons que s’il y a étonnement le centre de gravité s’est déplacé. Ce qu’il recherche c’est une raison bien en retrait. Quand Licentius trouve une solution plausible de ce problème de canalisation (tellement évident par ailleurs), il s’étonne en même temps de l’étonnement de Saint-Augustin :
« - Je m’étonne, répondit-il, de ton étonnement.
- Quel est la source de l’étonnement, quelle est la mère de ce vice sinon une chose inhabituelle manifestement en dehors de l’ordre des causes ?
- Manifestement en dehors, répéta-t-il, soit : rien ne semble être en dehors de l’ordre.
A ces mots un espoir plus vif que d’habitude, lorsque je leur pose des questions se leva en moi : tant était si grand ce que l’esprit du jeune homme, tourné vers ces questions depuis hier à peine, alors même que nous n’en avions jamais discuté, venait en un instant de concevoir. »
Dans ce texte, enfin, j'y viens, il est question d’un personnage important : une souris. Elle va participer à tout cet arrière-plan sur l’attrait de la poésie, et à toute une argumentation sur la prédestination. Elle est l’agent principal de ce qui garantit au texte de Saint-Augustin son genre puisqu’elle vient réveiller tout à fait opportunément Idionisas, l’interlocuteur principal qui manquait à Saint-Augustin pour commencer vraiment ce dialogue et introduire cette question de la nécessité, de l’ordre, de la méthode. Il s’agit donc d’introduire en même temps au genre et de fait à sa dimension philosophique car il est acquis le genre du dialogue à l’époque de Saint-Augustin, du fait de l’influence du texte platonicien et de son commentaire est nécessairement un genre philosophique. Un des buts du dialogue est de détourner Idionisas (endormi, ce qui est une image de son égarement) de la poésie et de l’amener à la philosophie. (Ici, on aura en mémoire le philèbe dans lequel Socrate entraîne complaisamment Philèbe au dehors de la cité pour introduire la question de l’écriture).