En ces temps de polémiques sur la valeur des pamphlets de Céline, le portrait que fait Ernst Jünger de lui (il l' appelle Merline) dans son premier journal parisien, à la date du 7 décembre 1941, est sans appel :
" L'après-midi à l'Institut allemand, rue Sainte-Dominique. Là, entre autres personnes, Merline, grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt dans le monologue. Il y a, chez lui, ce regard des maniaques, tourné en dedans, qui brille comme au fond d'un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n'existe ni à droite, ni à gauche ; on a l'impression que l'homme fonce vers un but inconnu. " J'ai constamment la mort à mes côtés " - et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un petit chien qui serait couché là.
Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les Juifs - il est stupéfait que quelqu'un disposant d'une baïonnette n'en fasse pas un usage illimité. " Si les bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire."
J'ai appris quelque chose, à l'écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n'entendent qu'une mélodie, mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu'à ce qu'on les brise.
Il est curieux d'entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait les hommes de l'âge de pierre ; c'est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres.
La joie de ces gens-là, aujourd'hui, ne tient pas au fait qu'ils ont une idée. Des idées, ils en avaient déjà beaucoup ; ce qu'ils désirent ardemment, c'est occuper des bastions d'où pouvoir ouvrir le feu sur de grandes masses d'hommes et répandre la terreur. Qu'ils y parviennent et ils suspendent tout travail cérébral, quelles qu'aient été leurs théories au cours de leur ascension. Ils s'abandonnent alors au plaisir de tuer ; et c'était cela, cet instinct du massacre en masse qui, dès le début, les poussait en avant, de façon ténébreuse et confuse.
Aux époques où l'on pouvait encore mettre la croyance à l'épreuve, de telles natures étaient plus vite identifiées. De nos jours, elles vont de l'avant sous le capuchon des idées. Quant à celles-ci, elles sont ce qu'on voudra , il suffit, pour s'en rendre compte, de voir comme on rejette ces guenilles, une fois le but atteint." (Premier journal parisien, p.256-257, Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, 2008)
Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les Juifs - il est stupéfait que quelqu'un disposant d'une baïonnette n'en fasse pas un usage illimité. " Si les bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire."
J'ai appris quelque chose, à l'écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n'entendent qu'une mélodie, mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu'à ce qu'on les brise.
Il est curieux d'entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait les hommes de l'âge de pierre ; c'est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres.
La joie de ces gens-là, aujourd'hui, ne tient pas au fait qu'ils ont une idée. Des idées, ils en avaient déjà beaucoup ; ce qu'ils désirent ardemment, c'est occuper des bastions d'où pouvoir ouvrir le feu sur de grandes masses d'hommes et répandre la terreur. Qu'ils y parviennent et ils suspendent tout travail cérébral, quelles qu'aient été leurs théories au cours de leur ascension. Ils s'abandonnent alors au plaisir de tuer ; et c'était cela, cet instinct du massacre en masse qui, dès le début, les poussait en avant, de façon ténébreuse et confuse.
Aux époques où l'on pouvait encore mettre la croyance à l'épreuve, de telles natures étaient plus vite identifiées. De nos jours, elles vont de l'avant sous le capuchon des idées. Quant à celles-ci, elles sont ce qu'on voudra , il suffit, pour s'en rendre compte, de voir comme on rejette ces guenilles, une fois le but atteint." (Premier journal parisien, p.256-257, Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, 2008)
Les mots et les idées qui vont avec étaient-ils, aux yeux de Céline, de pâles remplaçants des baïonnettes, juste des moyens d'appeler à utiliser les vraies armes ?
Serait-il alors conforme aux intentions de l'auteur de lire ses pamphlets comme des tracts engageant à assassiner ? S'égarerait-on alors à les voir comme des objets littéraires ?
Serait-il alors conforme aux intentions de l'auteur de lire ses pamphlets comme des tracts engageant à assassiner ? S'égarerait-on alors à les voir comme des objets littéraires ?
En tout cas, presque trois ans plus tard, à la date du 22 Juin 1944, Ernst Jünger n'a pas changé d'opinion sur Céline :
" (Heller) m'a raconté que Merline, aussitôt après le débarquement, avait demandé d'urgence des papiers à l'ambassade et s'était déjà réfugié en Allemagne. Curieux de voir comme des êtres capables d'exiger de sang-froid la tête de millions d'hommes s'inquiètent de leur sale petite vie. Les deux faits sont liés."
Ernst Jünger ne pouvait pas imaginer que comme lui, Céline serait édité dans la Pléiade. Le sachant , devons-nous désormais penser à la vie de Céline comme à la " sale petite vie " d'un grand écrivain ?
Commentaires
Chez les écrivains de la Collaboration, qui restent centrés sur la France, tout le monde assume et paie. Suarez et Brasillach sont fusillés, Drieu se suicide, Ramon Fernandez choisit le bon moment pour mourir. Même Jacques Benoist-Méchin, grand ponte de la Collaboration, qui racontera l'étrange épisode du scandale de Céline à l'Ambassade d'Allemagne en 1944, fut arrêté, condamné à mort et gracié. On dirait que Céline ne tenait pas trop à ses idées, et qu'il ne craignait pas de les déconsidérer en prenant la fuite.
Il semble que l'antisémitisme était pour lui une opportunité, après un passage à vide, une source d'inspiration qu'il avait choisie cyniquement, sans se soucier des dégâts que cela pouvait provoquer. Dans des entretiens à la fin de sa vie, il disait qu'il avait fait de la rhétorique pour broder sur le thème du complotisme, et qu'après "Mort à crédit", il n'avait en principe plus rien à dire.
Pour s'excuser, il jouera aussi sur le fait que son antisémitisme était histrionique, qu'il était une sorte de performance artistique. Céline a joué au délateur, à l'agent secret, avec une carte de membre du Sicherheitsdienst, qui l'envoie accomplir une mission à Saint-Malo, aussi mystérieuse que sa mission de 1914, qui lui avait valu une pluie de décorations et de sinécures. Il y a eu l'épisode de la débâcle allemande, chez Otto Abetz, rapporté par Benoist-Méchin, et que la mythomanie de Céline a enrichi. Dans ce que rapporte Jünger, Céline est complètement déconnecté, à contretemps, décalé. Il joue à donner des leçons d'antisémitisme à l'Institut culturel allemand, qui est un outil de propagande destiné à rassurer les Français sur la politique nazie, notamment en ce qui concerne le sort des Juifs. Et Céline ne s'adresse pas à des Nazis, mais à des amoureux de la culture française, comme Jünger, qu'il cherche à provoquer ou à choquer !
Pour les appels au meurtres à la baïonnette, c'est aussi le discours décomplexé des anciens de 14-18, qui sont allés à l'école du crime de masse. La référence à la révolution russe, c'est l'idée que les Bolchéviques sont les inspirateurs des Nazis. Après la guerre, l'extrême-droite renaissante dira que les Soviétiques ont inventé les camps, et que les Nazis n'ont fait que les imiter.
Pourtant, dans cet épisode, on a imprimé la légende, comme on dit. La véritable menace de destruction de Paris venait de l'ordre d'Hitler au Général Speidel de tirer des fusées sur la capitale, depuis la base de Margival, dans l'Aisne. Cet ordre ne fut pas exécuté, et la capitale ne fut pas rasée.
Ce que Céline a ignoré complètement, lui qui ne croyait à rien, sinon au style, c'est qu'il y avait eu une résistance au nazisme, sous des formes variées, et pas seulement une résistance de la dernière heure.
On ne voit pas le vrai Merlin en pilier de l’Institut culturel allemand, venant étaler son nihilisme comme un familier des lieux qui prend ses aises. Merlin n’ était pas de la même génération que Céline. Plutôt que d’aller mettre les pieds dans le plat à l’Hôtel de Monaco, il préférait exalter les Chantiers de Jeunesse et partir faire la guerre à l’Est.
Jünger et Malaparte étaient d’anciens anarcho-fascistes déçus, fascinés par la guerre, qui avaient sublimé leur nihilisme dans le culte de l’Art et de la Nature. Pour eux, Céline était le mauvais élève de la classe, qui en faisait trop et mal à propos, qui avait découvert le nazisme tardivement au Canada, qui exploitait le filon inusable de l'antisémitisme et qui suivait le chemin tordu et scabreux d’une « écriture du désastre ».
Céline sera réhabilité par la jeune génération des Hussards, emmenée par Roger Nimier, qui excusait la Collaboration par le mythe gaullo-vichyste du glaive et du bouclier. Céline était un précurseur, pour ces Hussards insolents, provocateurs et anticonformistes de droite, qui pratiquaient un égotisme stendhalien à base d'émotions artistiques.
S’ il est pertinent de parler d’anarcho-fascisme pour définir ce qui sous-tend le protonazisme, on devrait peut-être analyser la fusion de ses éléments disparates, plutôt que les analyser isolément. Dans son livre sur les origines du totalitarisme, Hannah Arendt montre comment des hommes de troupe se mettent en réseaux, ou plutôt en faisceaux, pour créer un embryon de Parti, afin d'accélérer le pourrissement de la société. Une fois parvenu au pouvoir, le Parti épure sa base anarchisante, pour mieux semer l’ anarchie dans la superstructure étatique, qui devient une sorte d’anarchie couronnée. Il multiplie les doublons, pour paralyser les institutions. Quant à Hitler, il ne signe rien. Il donne des instructions verbales, dans son langage codé à lui, que son premier cercle traduit en faisant de la paperasse. En bout de chaîne, c’ est un illustre inconnu, comme Eichmann, qui sous-traite l’ essentiel du génocide, et qui ne sait trop que faire d'une responsabilité ou d'une culpabilité.
On ne sait toujours pas bien qui détenait le pouvoir : l'Armée ou Hitler ? Et qui est responsable de l'épisode nazi : Hitler ou les Allemands ?
Pour les Nazis, Jünger était un protonazi qui avait mal tourné. Pour Hitler, c' était aussi un instrument de propagande, comme Rommel et sa guerre sans haine. Jünger faisait de la résistance passive et intellectuelle, en prenant certains risques.